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CERVANTÈS MIGUEL DE (1547-1616)

Les chantiers du prosateur

En même temps qu'il répondait à l'appel du théâtre, Cervantès, au retour de sa captivité, a exploré, avec La Galathée, les voies de la pastorale, dont la vogue avait été inaugurée, trente ans auparavant, par la Diane de Montemayor. Au fil des six livres dont se compose la première partie du roman, la convention bucolique informe les rapports ambigus qui se nouent entre des bergers dont les conduites d'échec expriment tour à tour le désir, l'aversion et l'indifférence. Périodiquement, la narration s'interrompt pour permettre à deux sages, Tirsis et Damon, de faire le procès d'une passion dont eux seuls ont su briser les chaînes. Œuvre d'un épigone encore novice, La Galathée n'en révèle pas moins un constant effort de renouvellement : à travers le débat des amants et le jeu de leurs points de vue s'esquisse déjà la confrontation de la poésie et de l'histoire que réorchestrera plus tard, à une tout autre échelle, le dialogue de Don Quichotte et de Sancho Pança. De son côté, la constance que met Galathée à décourager ses soupirants traduit bien moins le refus stéréotypé de la belle indifférente que la revendication, plus profonde, d'un être qui se veut libre et entend s'affirmer comme sujet. Enfin, les histoires épisodiques qui viennent s'insérer dans la trame du récit principal ouvrent l'Arcadie cervantine sur de plus amples horizons, la cour, la ville, la mer, marqués du signe de la violence et de la mort. Malgré ses deux éditions successives (1585 et 1590), malgré la faveur qui lui sera accordée hors d'Espagne, notamment par Honoré d'Urfé, l'auteur de L'Astrée, La Galathée va demeurer inachevée : soit que Cervantès, qui promettra la suite attendue jusqu'à son dernier souffle, s'en soit tenu au jugement en demi-teinte porté par le curé du Don Quichotte ; soit qu'il ait repris à son compte les propos ironiques de Berganza qui, dans Le Colloque des chiens, se gausse de ces “choses de rêve écrites pour l'amusement des oisifs”.

Cette autocritique imprégnée d'humour explique que Cervantès se soit bientôt tourné vers une autre forme de narration en prose, consacrée par Boccace et son Décaméron : la nouvelle. “J'ai été, dira-t-il plus tard, le premier à faire des nouvelles en langue castillane” : façon de rappeler que celles qui avaient été imprimées auparavant étaient importées d'Italie et, partant, “toutes traduites de l'étranger” ; façon aussi de suggérer que la nouvelle se distingue du conte traditionnel en ce que le récit s'y concentre le plus souvent dans une crise, dont les effets sont dévoilés par les réactions et les choix de ceux qui s'y trouvent confrontés. Deux de celles qu'il nous a laissées, Rinconete et Cortadillo et Le Jaloux d'Estrémadure, semblent avoir été composées dès 1590 ; il en existe une première version, incluse dans des miscellanées préparées vers 1605 à Séville et découvertes à la fin du xviiie siècle. Les dix autres nouvelles du recueil publié en 1613 ont vu leur datation donner lieu à des hypothèses contradictoires : sans doute ont-elles été écrites au fil des années passées par l'auteur à Valladolid et à Madrid. Quant à la ligne de partage qu'on a voulu tracer naguère entre nouvelles réalistes (Rinconete et Cortadillo, Le Mariage trompeur), nouvelles idéalistes (L'Espagnole anglaise, Les Deux Jeunes Filles) et nouvelles idéo-réalistes (La Petite Gitane, L'Illustre Souillon), elle revient à les référer à un critère anachronique qu'imposera, bien plus tard, l'esthétique de la “tranche de vie”. Toutes, en dernière analyse, exploitent des motifs dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Toutes ménagent un dénouement lié à la progression raisonnée des expériences qui s'enchaînent[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre, directeur de la Casa de Velázquez, Madrid (Espagne)

Classification

Pour citer cet article

Jean CANAVAGGIO. CERVANTÈS MIGUEL DE (1547-1616) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Cervantès - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Cervantès

Don Quichotte, A. Schroedter - crédits : AKG-images

Don Quichotte, A. Schroedter

<it>Don Quichotte et Sancho Pança</it>, A. Decamps - crédits :  Bridgeman Images

Don Quichotte et Sancho Pança, A. Decamps

Autres références

  • CERVANTÈS, 450 ANS APRÈS

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 1 456 mots

    En 1997, l'Espagne a célébré avec éclat le quatre cent cinquantième anniversaire de la naissance de Miguel de Cervantès, le 29 septembre (?) 1547, à Alcalá de Henares (Castille). Une exposition, dans cette ville, a évoqué « Cervantès et le monde cervantin dans l'imagination romantique »....

  • CASTRO AMÉRICO (1885-1972)

    • Écrit par Guillermo ARAYA
    • 1 034 mots

    L'œuvre d'Américo Castro s'accomplit en deux étapes : de 1910, date de ses premiers écrits, jusqu'à 1938 ; et de 1938 à sa mort. Dans sa première étape, Américo Castro s'intéresse surtout à la linguistique, à la philologie et à la littérature, et sa méthodologie s'oriente tantôt en fonction du positivisme...

  • CHEVALERIE EN ESPAGNE ROMANS DE

    • Écrit par Madeleine PARDO
    • 3 950 mots
    • 1 média

    Au moment où il se propose d'imiter, dans la sierra Morena, la pénitence d' Amadis à la Roche Pauvre, Don Quichotte confie à Sancho Pança : « Amadis fut le nord, l'étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amoureux et c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés...

  • CRÉATION LITTÉRAIRE

    • Écrit par Gilbert DURAND
    • 11 578 mots
    • 3 médias
    ...de Unamuno (La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança) avait une forte conscience, lorsqu'il assurait que l'immortel chef-d'œuvre de Cervantès passait de loin et Cervantès lui-même, et l'Espagne et le « moment » socio-historique qu'a si bien repéré Michel Foucault...
  • DON QUICHOTTE (M. de Cervantès) - Fiche de lecture

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 1 328 mots
    • 4 médias

    La première partie de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche , chef-d'œuvre de la littérature espagnole fut publiée, à Madrid, en 1605. Elle reçut un accueil enthousiaste. La publication, en 1614, d'une deuxième partie apocryphe, sous le nom de Fernández de Avellanada, piqua au vif Cervantès...

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Voir aussi