BOCCACE (1313-1375)
Avec Dante et Pétrarque, qu'il considérait comme ses maîtres, Boccace est l'écrivain le plus célèbre du Moyen Âge italien. Le plus méconnu aussi, du moins en France où les Contes de La Fontaine ont popularisé l'image d'un auteur gaillard, sans dimension philosophique, et où la critique, ignorant le débat ouvert par les travaux de Vittorio Branca sur « Boccace médiéval », le classe volontiers parmi les écrivains de la Renaissance. Il est vrai que le Décaméron occupe une place à part, tant dans la littérature européenne que dans l'abondante production de son auteur : livre d'avant-garde en plein milieu du xive siècle et recueil fondateur de la nouvelle occidentale, c'est aussi une œuvre ambiguë qui exprime les positions contradictoires de Boccace sur la société de son temps, ainsi que ses doutes devant une entreprise littéraire vouée par avance à la condamnation des lettrés.
La vie et les œuvres
De Naples à Florence
La biographie de Boccace éclaire de façon significative son parcours tourmenté d'écrivain. Né à Florence (semble-t-il) en 1313, Giovanni Boccaccio est le fils naturel d'un important homme d'affaires, Boccaccino di Chelino, originaire de Certaldo et résidant à Florence. Les registres de la taille attestent plusieurs de ses séjours à Paris. Boccaccino était lié à la compagnie des Bardi, société d'importance européenne, particulièrement puissante à Naples où elle gérait, outre ses affaires propres, les finances du royaume angevin. C'est précisément à Naples que se transfère en 1327 le père de Boccace, comme représentant des Bardi et conseiller du roi Robert qui lui confère le titre honorifique de chambellan. L'adolescent se trouve ainsi en contact avec deux milieux : celui des marchands (il remplit des fonctions de commis, de comptable, dans les entrepôts de Bardi) et celui de la cour, où il fréquente de jeunes nobles français ou napolitains et les fils de riches familles bourgeoises. Un peu plus tard, ses études juridiques (cursus obligé d'un fils de grand marchand) le mettront en contact avec le poète Cino da Pistoia, professeur de droit ; il se liera également avec des érudits tels que Dionigi da Borgo San Sepolcro, qui lui fera découvrir les grands textes de la littérature latine et les premières œuvres latines et toscanes du déjà célèbre Pétrarque. À la lumière de cette triple expérience, on comprend mieux comment pourront s'allier, chez le Boccace de la maturité, ce sens du détail concret, ce savoir pratique, si surprenants dans certaines nouvelles, cette nostalgie d'une société « chevaleresque » dont la cour napolitaine lui avait donné une image déjà anachronique, et un souci constant d'érudition et de raffinement stylistique.
Naples était aussi et surtout un foyer de culture française (au détriment d'une production littéraire autochtone, qui disparut pendant le long règne des Angevins) : on songe ici aux romans en langue d'oïl, qui déterminèrent pour une large part la vocation de narrateur de Boccace. Ses premières œuvres (dans les années 1335-1340), la Caccia di Diana, le Filostrato, le Teseida en vers, le Filocolo en prose, témoignent à des degrés divers de cette influence. Elles inaugurent aussi divers genres narratifs, comme le poème chevaleresque en octaves (Filostrato). Elles révèlent surtout, malgré leur surcharge en ornements de rhétorique et leur excès d'érudition mythologique (marques d'un apprentissage tout médiéval de l'art d'écrire), le goût précoce de Boccace pour une thématique amoureuse et aventureuse, et donc pour un registre stylistique « moyen », pour ne pas dire mondain, à égale distance de la grande épopée et de la poésie trivialement comique. Dédiées à des lectrices, ces œuvres révèlent aussi la prise en compte d'un large public nourri jusqu'alors de romans français ou des traductions de ceux-ci, ignorant le latin et puisant donc son savoir dans les volgarizzamenti (traductions en langue vulgaire) d'ouvrages didactiques. Un tel choix est plus risqué qu'il n'y paraît, pour un écrivain qui conservera toute sa vie l'ambition de conquérir la gloire par des travaux latins d'érudition – cette érudition dont Pétrarque sera pour lui la vivante incarnation.
Une conjoncture économique défavorable contraint Boccaccino et sa famille à rentrer à Florence vers la fin de 1340. La situation n'y est guère brillante non plus, en ces années que jalonnent des faillites bancaires (dont celle des Bardi), des troubles politiques et sociaux, des épidémies, dont la plus grave sera la grande peste de 1348-1350. Par ailleurs, la vie intellectuelle florentine connaît une sorte de torpeur provinciale : pas d'université (le Studio fondé en 1321 ne fonctionne qu'épisodiquement), pas de cercle de poètes et de lettrés, pas de bibliothèque royale... Aussi Boccace ressent-il comme une punition et un exil ce retour dans sa ville natale. Même lorsqu'il figurera parmi les notables de Florence, et y jouera un rôle culturel éminent, il continuera à rêver de Naples comme d'un paradis perdu, d'où ses tentatives réitérées et toujours infructueuses de revenir s'y installer. Il cherchera aussi, mais sans résultat durable, à trouver à la cour des seigneurs de Ravenne et de Forlì une « situation » lui permettant de se consacrer à ses travaux.
Érudition et narration
En 1341-1342, Boccace écrit la Comedia delle ninfe fiorentine, œuvre en vers et en prose qui par bien des aspects (notamment le système des récits encadrés) préfigure le Décaméron. Le poème Amorosa Visione (1342), variante terrestre de la vision de Dante, est plus proche des « triomphes » de Pétrarque et de la Renaissance que de son modèle. Le Ninfale fiesolano (1344-1346), également en vers, apparaît comme un mythe « étrusque », dans lequel l'érudition se convertit en un divertissement élégamment champêtre : Boccace se « florentinise » peu à peu. On retiendra surtout l'Elegia di Madonna Fiammetta (1343-1344 ?). Nouveauté audacieuse, ce roman en prose se présente comme la confession d'une femme, destinée à sa propre consolation ainsi qu'à l'instruction des autres femmes. L'autobiographie amoureuse s'y engage dans une voie résolument psychologique, et même sociologique : ainsi la topique du secret amoureux, transposée de la poésie lyrique dans un espace narratif où intervient la société urbaine, avec ses usages et ses contraintes, acquiert une densité nouvelle, pour ne pas dire un « réalisme » inattendu.
1348 : c'est l'année où la peste ravage toute l'Europe et décime les deux tiers de la population de Florence. Le père de Boccace meurt en 1349, le laissant tuteur de ses trois demi-frères. À ces soucis domestiques s'ajoutent nombre de charges et de missions diplomatiques au service de la commune. Entre 1349 et 1351, Boccace compose le Décaméron, puis rédige la première version du Trattatello in laude di Dante, hommage au grand poète exilé. C'est sans doute vers 1359 qu'il entre dans les ordres, élisant comme Pétrarque une carrière ecclésiastique qui lui assurera des revenus modestes mais stables, sans exclure des fonctions occasionnelles au service de Florence. À partir de 1360, Boccace sera cependant éloigné pour quelques années de toute charge officielle, à la suite d'une conjuration manquée dans laquelle sont impliqués certains de ses amis. À l'un d'eux, Pino dei Rossi, exilé, il adresse en 1361 une longue Épître consolatoire qui traite (avec force exemples tirés de l'Antiquité) de la fortune adverse, mais qui contient aussi de sévères jugements sur les institutions de Florence, perverties par l'« abominable avarice » de ses gouvernants. Retiré à Certaldo, Boccace entreprend la rédaction de plusieurs ouvrages en latin : le De casibus virorum illustrium (narration de destins tragiques) et le De mulieribus claris (biographies de femmes illustres) connurent une diffusion européenne sans précédent.
C'est pendant cette période qu'apparaissent chez Boccace les signes d'une évolution morale qui l'amène à se réfugier dans des valeurs traditionnelles. Ainsi le Corbaccio (1365), pamphlet misogyne d'une rare violence, est comme l'envers caricatural du Décaméron ; selon l'auteur, la vocation de l'intellectuel et du créateur ne peut se réaliser que s'il se tient éloigné des affaires de la cité comme de l'amour des femmes. Cette palinodie, qui contredit le message essentiel des nouvelles, n'est pas sans rapport avec un phénomène plus vaste, qui concerne la civilisation florentine de cette fin de siècle, et qui se caractérise par un repli sur un piétisme frileux, une incertitude craintive devant l'avenir. Il est toutefois un engagement que Boccace ne reniera jamais : la défense de la « poésie », c'est-à-dire de l'activité littéraire, contre les pratiques des mercenaires de la culture et contre la pression des éléments les plus rétrogrades de l'Église. Les Genealogia deorum gentilium, grand traité de mythologie commencé en 1363, et qui deviendra l'ouvrage de référence des érudits aux siècles suivants, sont le témoignage de cette fidélité, et le résultat d'une méditation jamais interrompue sur les problèmes de la création littéraire.
En 1365, Boccace est appelé de nouveau à remplir diverses missions, dont une ambassade à Avignon auprès du pape. Il compile un recueil de ses poésies latines, achève les traités entrepris, recopie de sa propre main son Décaméron... De graves soucis de santé le contraignent à se retirer à Certaldo d'où il reviendra pour tenir à Florence une série de « lectures » publiques de La Divine Comédie : sa fidélité à Dante, elle non plus, ne s'est jamais démentie. Il meurt à Certaldo le 21 décembre 1375, un an après Pétrarque.
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Écrit par
- Claudette PERRUS : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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Autres références
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LE DÉCAMÉRON, Boccace - Fiche de lecture
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