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CERVANTÈS MIGUEL DE (1547-1616)

L'appel des muses

La poésie de Cervantès a été éclipsée par sa prose. Pourtant sa vocation de poète ne s'est jamais démentie, pas même au cours des années pendant lesquelles il a paru renoncer à ses premières ambitions. Nombre de ses compositions, répandues par des copies manuscrites ou publiées anonymement dans des recueils collectifs, sont aujourd'hui perdues ou, à tout le moins, impossibles à identifier. Demeurent en revanche, outre des pièces de circonstance dont certaines ont vu leur attribution fortement contestée, les poèmes intercalés dans les comédies et les œuvres en prose. Sur un registre très varié, qui va de la plainte lyrique à l'ironie truculente, les mètres castillans, dont le domaine s'élargit parfois à des formes inédites, y alternent avec les strophes importées d'Italie qu'ils pénètrent et modifient à l'occasion : ainsi s'affirme la liberté créatrice d'un fervent admirateur de Pétrarque et de Garcilaso, dont la réflexion sur l'écriture, souvent assumée par les personnages de ses fictions, s'exprime dans les fragments éclatés d'une poétique. Mais la tentative la plus ambitieuse que nous ait laissée Cervantès est le Voyage au Parnasse. Ce poème burlesque en huit chapitres narre une odyssée imaginaire : le périple qui conduit l'auteur et ses amis de Madrid au sommet du Parnasse, afin de venir en aide à Apollon, en butte aux assauts de vingt mille rimailleurs. Le partage des écrivains entre les deux camps est l'occasion d'éloges de commande ; mais il s'assortit aussi d'une vision lucide de la république des lettres. Plus encore, cette équipée imaginaire permet à l'“Adam des poètes” de composer par touches successives une manière d'autoportrait, sur la toile de fond d'une histoire personnelle remodelée au confluent du vécu et du rêve.

Tout aussi vive est la passion que Cervantès a éprouvée pour le théâtre, avant même que Lope de Vega n'impose le triomphe de la comedia nueva. Les deux pièces contemporaines de son premier retour à Madrid – seules rescapées de la vingtaine qu'il aurait composées à cette date et dont dix titres ont été conservés – participent de l'effort de toute une génération qui, autour de 1580, a cherché à donner à la scène une dignité qui lui faisait défaut. Elles n'en manifestent pas moins une originalité certaine : moins dans le choix des éléments constitutifs d'un même code théâtral (division en actes, actions “graves”, style soutenu, polymétrie adaptée aux situations) que dans l'emploi toujours discret de l'horreur et de la violence, deux ressorts empruntés à la dramaturgie sénéquienne. Plus élaborée que La Vie à Alger, qui, autour d'une fable adaptée du roman grec, ordonne des tableaux épisodiques imprégnés du souvenir douloureux de la captivité, Numance compose une vaste fresque inspirée d'un événement historique, le suicide collectif, en 133 avant J.-C., des défenseurs d'une cité celtibère assiégée par les légions de Scipion. C'est la seule tragédie authentique que nous ait laissée le xvie siècle espagnol ; la seule où les personnages, confrontés à une situation qui les dépasse, assument leur destin en choisissant le sacrifice ; la seule dont la résurrection à la scène, menée simultanément, en pleine guerre civile espagnole, par Rafael Alberti et Jean-Louis Barrault, a su mettre en valeur le message.

Éloigné des planches à partir de 1587, Cervantès s'est montré pour le moins réservé devant le succès de la comedia nueva. En témoignent aussi bien la critique qu'il fait des pièces “à la mode”, dans la première partie du Don Quichotte, que les éloges ambigus que dix ans plus tard, à la veille de sa mort, il décerne à Lope de Vega, le “Monstre de la Nature”. Découragé par[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre, directeur de la Casa de Velázquez, Madrid (Espagne)

Classification

Pour citer cet article

Jean CANAVAGGIO. CERVANTÈS MIGUEL DE (1547-1616) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Cervantès - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Cervantès

Don Quichotte, A. Schroedter - crédits : AKG-images

Don Quichotte, A. Schroedter

<it>Don Quichotte et Sancho Pança</it>, A. Decamps - crédits :  Bridgeman Images

Don Quichotte et Sancho Pança, A. Decamps

Autres références

  • CERVANTÈS, 450 ANS APRÈS

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 1 456 mots

    En 1997, l'Espagne a célébré avec éclat le quatre cent cinquantième anniversaire de la naissance de Miguel de Cervantès, le 29 septembre (?) 1547, à Alcalá de Henares (Castille). Une exposition, dans cette ville, a évoqué « Cervantès et le monde cervantin dans l'imagination romantique »....

  • CASTRO AMÉRICO (1885-1972)

    • Écrit par Guillermo ARAYA
    • 1 034 mots

    L'œuvre d'Américo Castro s'accomplit en deux étapes : de 1910, date de ses premiers écrits, jusqu'à 1938 ; et de 1938 à sa mort. Dans sa première étape, Américo Castro s'intéresse surtout à la linguistique, à la philologie et à la littérature, et sa méthodologie s'oriente tantôt en fonction du positivisme...

  • CHEVALERIE EN ESPAGNE ROMANS DE

    • Écrit par Madeleine PARDO
    • 3 950 mots
    • 1 média

    Au moment où il se propose d'imiter, dans la sierra Morena, la pénitence d' Amadis à la Roche Pauvre, Don Quichotte confie à Sancho Pança : « Amadis fut le nord, l'étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amoureux et c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés...

  • CRÉATION LITTÉRAIRE

    • Écrit par Gilbert DURAND
    • 11 578 mots
    • 3 médias
    ...de Unamuno (La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança) avait une forte conscience, lorsqu'il assurait que l'immortel chef-d'œuvre de Cervantès passait de loin et Cervantès lui-même, et l'Espagne et le « moment » socio-historique qu'a si bien repéré Michel Foucault...
  • DON QUICHOTTE (M. de Cervantès) - Fiche de lecture

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 1 328 mots
    • 4 médias

    La première partie de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche , chef-d'œuvre de la littérature espagnole fut publiée, à Madrid, en 1605. Elle reçut un accueil enthousiaste. La publication, en 1614, d'une deuxième partie apocryphe, sous le nom de Fernández de Avellanada, piqua au vif Cervantès...

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Voir aussi