Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LUMIÈRES

Position, valeurs et mots d'ordre

À partir de ce socle, né de la cassure religieuse et politique qui a lieu à la fin du xvie siècle, on peut comprendre comment se constitue un imaginaire du philosophe des Lumières. Celui-ci est un homme à la curiosité toujours en éveil. Refusant d'être un étranger dans la cité, réfugié dans le silence de son cabinet, il se veut un observateur scrupuleux de la société, passionné mais distant, capable de dépasser les préjugés et de percevoir l'ordre réel et la raison d'être des choses. Une telle position se déduit de l'épistémê même des Lumières, et cela sans que l'engagement dans des actions précises en soit la conséquence nécessaire. Le paradigme de l'intellectuel engagé, dont Sartre après Zola s'est réclamé, n'est qu'une généralisation hasardeuse à partir de Voltaire. Prétextant son statut d'étranger, Rousseau se gardera bien de prendre parti. Diderot, qui a goûté la paille humide du cachot, aura la prudence d'utiliser pour ses brûlots contre l'institution religieuse et le despotisme l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal (1781), ou de garder ses manuscrits les plus hardis en portefeuille.

Le modèle newtonien

Éloignée de la théologie et de la métaphysique, la philosophie des Lumières se donne naturellement comme objets le monde et l'homme. Pour le monde, on substitue à la vision cartésienne le modèle newtonien des Philosophiae naturalis principia mathematica (1687). Du coup, on cesse de s'interroger sur le pourquoi des choses : seul importe leur comment, immédiatement mesurable. Car, comme le souligne Yvon Belaval, « la mesure n'apprend rien sur l'essence du mesuré ; elle s'intéresse aux rapports et non aux choses ; c'est pourquoi elle se détourne des hypothèses autres que les calculs ». De là naît cette collecte incessante de mesures et d'observations qui confère au xviiie siècle son allure, aussi sûrement que les mots d'ordre de la philosophie. Ce siècle a le mérite de substituer à l'expérience sensible la mesure exacte des faits par la cristallographie qu'on doit à Romé de Lisle, la balance électrique de Coulomb (1785), le calcul des âges de la Terre par la nature des sédimentations... En connaît-on mieux pour autant le monde physique ? Les historiens des sciences montrent qu'on dépasse alors rarement le stade de l'observation par peur d'une déduction métaphysique qui aboutirait à un « roman de la terre ».

L'homme comme être social

Il reste l'homme, situé au-dessus de l'animal. Mais que faire de l'enfant sauvage, dont La Condamine raconte l'histoire (Histoire d'une jeune fille sauvage trouvée dans les bois à l'âge de dix ans, 1775), des monstres qu'examine Buffon (sirènes, siamois) ou dont rêvent Rétif de la Bretonne dans La Découverte australe (1781) et Diderot, qui accouple l'homme à la chèvre pour obtenir des « chèvres-pieds », durs à la tâche et ardents au plaisir (Suite de l'Entretien avec d'Alembert, 1769) ? Qu'ont-ils les uns et les autres d'humain ? Que nous apprennent-ils de l'homme ? Avec Rousseau, en écartant tous les faits, on se donne un modèle d'homme avant que la civilisation ne le modifie : voilà l'homme de nature. On imagine ce que son développement doit à ses besoins limités, aux sollicitations du milieu, aux sensations qu'il éprouve et d'où naissent idées et concepts. À cet homme de nature, modèle introuvable, on préfère l'homme social, plus aisément observable. Grâce à la société des familles, il éprouve des passions, acquiert le langage, fonde le droit de propriété (Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes, 1755), s'organise socialement et politiquement,[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur émérite de l'université de Tours, Institut universitaire de France

Classification

Pour citer cet article

Jean Marie GOULEMOT. LUMIÈRES [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 30/07/2019

Média

<it>Une lecture chez Madame Geoffrin</it>, A.C.G. Lemonnier - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Une lecture chez Madame Geoffrin, A.C.G. Lemonnier

Autres références

  • QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? Emmanuel Kant - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 136 mots

    Publié en 1784 dans la BerlinischeMonatsschrift, soit trois ans après la Critique de la raison pure (1781) et quatre ans avant la Critique de la raison pratique (1788), Qu’est-ce que les Lumières ? peut être considéré comme le bouquet du feu d’artifice de cette période qualifiée d’ « ...

  • ABOLITIONNISME, histoire de l'esclavage

    • Écrit par
    • 2 943 mots
    • 3 médias
    ...Sans doute les abolitionnistes anglais ont-ils influencé la France, mais l'abolitionnisme français tire avant tout sa justification de la philosophie des Lumières. Quelles que soient leurs divergences sur la légitimité et l'utilité des colonies, les philosophes avaient été unanimes à condamner l'esclavage...
  • ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)

    • Écrit par
    • 7 899 mots
    • 1 média
    ...mouvement interne d'autodestruction. Même éveillée, la raison engendre des monstres. Aussi les théoriciens critiques prennent-ils le contre-pied de la thèse classique des Lumières qui faisait de la raison – le penser éclairé – un adversaire déclaré du mythe. Selon Adorno et Horkheimer, il existe une...
  • ALEMBERT JEAN LE ROND D' (1717-1783)

    • Écrit par
    • 2 874 mots
    • 2 médias

    L'un des mathématiciens et physiciens les plus importants du xviiie siècle, d'Alembert fut aussi un philosophe marquant des Lumières. Dans les sciences aussi bien qu'en philosophie, il incorpora la tradition du rationalisme cartésien aux conceptions newtoniennes, ouvrant la voie...

  • ALFIERI VITTORIO (1749-1803)

    • Écrit par
    • 2 586 mots
    • 1 média
    ...nouveau courant de sensibilité qui tend à en dépasser les limites. Plus qu'aucun écrivain italien de son temps, Alfieri a vécu la crise de l'idéologie des «  Lumières » : son œuvre est un effort désespéré pour canaliser dans un cours rationnel des forces nouvelles. Ainsi s'explique l'aspect barbare de son théâtre,...
  • Afficher les 128 références