BERGSON HENRI (1859-1941)
Un mobilisme universel et intégral
Sous tous ses aspects, à tous les niveaux, l'existence est mouvement ou, plus généralement, changement : telle est l'intuition fondamentale vers laquelle convergent toutes les autres. Cela est vrai de la conscience, qui ne cesse de se modifier de façon irréversible, ne serait-ce que par le souvenir de sa propre activité. Mais l'expérience pure et les découvertes scientifiques, s'appuyant mutuellement, font paraître également le monde extérieur sous ce jour particulier. Dans le monde vivant, l'individu croît puis décroît d'une manière continue, les espèces se transforment ou, à tout le moins, suscitent constamment dans leur sein des variétés nouvelles. Le monde matériel, de son côté, n'échappe pas à l'universel devenir : outre les mouvements évidents, petits ou grands, qui s'y produisent, la matière apparemment inerte qui le compose est, en fait, parcourue d'ébranlements de tous ordres — oscillations, vibrations, ondulations, etc. —, et son énergie s'altère progressivement et inéluctablement. Enfin, cette mobilité n'épargne pas ses éléments les plus intimes : l'atome est un ensemble de mouvements. Le changement est partout pour qui sait le voir.
Non seulement tout est en mouvement, mais le mouvement lui-même n'est que mobilité. Le mouvement dans l'espace, par exemple, ne se réduit pas, comme on le pense habituellement, à l'occupation successive d'une série de positions séparées ; car chacune d'elles est un point immobile et non un élément de mouvement, et, si le mobile coïncidait, ne serait-ce qu'un instant, avec elle, il marquerait un arrêt, perdant ainsi l'impulsion qui le constituait. Avec de l'immobile on ne fera jamais du mouvant. Le mouvement consiste tout entier dans le passage d'un point à un autre. De la même manière, le changement ne réside pas dans une succession d'états distincts mais dans l'altération continue par laquelle l'état antérieur — qui n'était donc pas un état : déterminé et fixe — se transforme en un état différent. La transition fait donc toute la réalité du mouvement et du changement : elle en est l'essence.
Mais comment penser la transition en elle-même, avec précision ; Comment penser, par exemple, la mobilité pure ; Tout d'abord sous la forme d'un acte indivisé et indivisible : le mouvement consiste en une progression continue. Par suite, il relève nécessairement d'une synthèse d'ordre mental ; et cela non seulement pour être perçu, mais pour être, tout simplement. Ainsi, tout mouvement participe de l'esprit : il n'y a de mobilité proprement dite qu'à cette condition. Sous quelle forme une synthèse de ce genre se réalise-t-elle ; Bergson a découvert dans la qualité un mode de totalisation original : la variation qualitative enchaîne en effet les différences sans les confondre ni les séparer radicalement. Le mouvement est donc d'ordre qualitatif, constitué, dans chaque cas, par une synthèse qualitative particulière qui en fait une réalité singulière et absolue. En outre, tout mouvement, comme tout changement, est imprévisible, sinon on ne pourrait plus parler proprement de mouvement ni de changement : tout serait donné d'avance, contenu dans une situation initiale parfaitement déterminée dont le cours du temps ne ferait que déployer les virtualités sans y rien ajouter. Par cette propriété, mouvement et changement s'apparentent à nouveau aux réalités spirituelles : « Le changement pur [...] est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité » (La Pensée et le mouvant). Enfin, le changement en général est à lui seul substance. Il ne requiert pas un substratimmuable qui demeurerait inchangé sous ses variations, car un tel support n'est rien en dehors des actions[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Camille PERNOT : maître de conférences honoraire à l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud
Classification
Média
Autres références
-
L'ÉVOLUTION CRÉATRICE, Henri Bergson - Fiche de lecture
- Écrit par Philippe GRANAROLO
- 1 207 mots
Véritablement adulé de son vivant, Henri Bergson (1859-1941) est ensuite longtemps tombé dans l’oubli, victime à la fois de l’ascendant intellectuel exercé par Jean-Paul Sartre et de la domination des sciences humaines à partir des années 1960.
Son livre majeur, L’Évolution créatrice...
-
LIRE BERGSON (dir. F. Worms et C. Riquier)
- Écrit par Jérôme de GRAMONT
- 990 mots
Un mot célèbre de Bergson rappelle qu'on n'est jamais tenu de faire un livre. Que dire de la nécessité où nous sommes de lire certains d’entre d'eux ? La gloire de Bergson fut immense, mais elle semble d'un temps qui n'est plus le nôtre. Si l'œuvre ne disparaissait pas, elle...
-
MATIÈRE ET MÉMOIRE, Henri Bergson - Fiche de lecture
- Écrit par Francis WYBRANDS
- 777 mots
- 1 média
Atypique à son époque, l'œuvre de Henri Bergson (1859-1941) rompt avec les traditions issues du kantisme et de la métaphysique traditionnelle. Matière et mémoire, sous-titré « Essai sur la relation du corps à l'esprit », suit de sept ans sa thèse sur Les Données immédiates de...
-
ARCHAÏQUE MENTALITÉ
- Écrit par Jean CAZENEUVE
- 7 048 mots
C'est à Bergson qu'il faut sans doute faire remonter cette manière d'envisager la mentalité archaïque. Pour l'auteur des Deux Sources de la morale et de la religion, en effet, la nature humaine est toujours la même, mais dans nos civilisations le naturel est recouvert par l'acquis.... -
BACHELARD GASTON (1884-1962)
- Écrit par Jean-Jacques WUNENBURGER
- 3 478 mots
- 1 média
...exploration complémentaire de l’imagination poétique exclue de la science, Bachelard a rencontré la question de la temporalité, largement développée par Bergson. Déjà, l’expérience du langage poétique l’incite à s’opposer à la primauté de la durée bergsonienne en posant la réalité de l’instant... -
DURÉE
- Écrit par Alain DELAUNAY
- 957 mots
Cette notion indique l'idée de persistance d'un phénomène, de maintenance temporelle d'une réalité.
Pour saint Thomas, la durée est, suivant la formule d'E. Gilson, « de même nature que le mouvement même de l'être qui dure ». Descartes, au nom du mécanisme...
-
ÉROTISME
- Écrit par Frédérique DEVAUX , René MILHAU , Jean-Jacques PAUVERT , Mario PRAZ et Jean SÉMOLUÉ
- 19 774 mots
- 7 médias
Innombrables sont les avatars d'Érôs dont la définition heuristique pourrait être : le désir ascensionnel. Or, ce désir – il se confond ici avec le regard olympien – anime les philosophies du concept ; il est à l'œuvre dans les théologies de l'histoire qui lisent synoptiquement les événements,...
- Afficher les 30 références