GRÈCE ANTIQUE (Civilisation) Langue et littérature
Si abondante qu'elle soit par les œuvres conservées, si étendue qu'elle ait été dans le temps, puisqu'elle s'étale du viiie siècle avant J.-C. au vie siècle de notre ère, la littérature grecque ancienne s'est concentrée essentiellement – à une exception majeure près, celle d'Homère – sur une courte période, le ve siècle avant J.-C., et sur la seule terre privilégiée de l'Attique : c'est là, et alors, que naissent la plupart des chefs-d'œuvre ; après une brève floraison, presque tous les genres s'y épuisent. Certes, en ondes concentriques, l'écho s'en répercute bien au-delà des murs d'Athènes et du siècle de Périclès, jusque dans la littérature latine d'abord, jusque dans une bonne partie de la littérature occidentale ensuite ; mais l'important a été dit. Le succès de cette littérature s'explique avant tout par l'intérêt qu'elle a porté à l'homme et au sens de sa destinée. Si elle n'a pas résolu toutes les questions, du moins les a-t-elle presque toujours posées correctement. Mais son rationalisme l'a poussée à idéaliser certains aspects essentiels de l'être humain, tandis qu'elle négligeait l'importance des sentiments individuels. Ombres sans doute, mais surtout lumières d'un des moments les plus exaltants de l'histoire de l'humanité. Deux mouvements complémentaires y évoluent parallèlement : d'une part, la poésie, recherchée dans sa langue et étroitement subordonnée dans sa forme à la musique, dont hélas ! on ne perçoit presque rien ; de l'autre, la prose, faite pour être lue – et goûtée – à voix haute. Mais, en toutes deux, l'art se veut présent.
La langue grecque est une langue indo-européenne, c'est-à-dire qu'elle appartient à ce grand groupe de parlers qui s'étend du sanskrit à l'irlandais, en comprenant la plupart des idiomes d'Europe, notamment l'italique (avec le latin), les langues slaves et les langues germaniques. Les peuples qui parlaient le grec vinrent du Nord et firent leur apparition dans l'histoire au cours du IIe millénaire. Ils durent trouver sur place une autre population, à laquelle ils empruntèrent un certain nombre de mots, qui ne sont pas indo-européens : de ce nombre furent surtout des mots concrets, correspondant à des réalités sans doute nouvelles pour eux – comme la mer ou l'olivier ; mais ces emprunts furent très limités.
Notre connaissance de cette langue remonte à une date fort ancienne. En effet, grâce à une découverte remarquable, qui eut lieu en 1953, on déchiffre aujourd'hui des documents écrits en grec dont les plus anciens appartiennent au IIe millénaire. On ignorait jusque-là leur contenu ; car ces documents, qui sont des tablettes d'argile trouvées dans les restes des anciens palais mycéniens, utilisent un syllabaire que personne ne savait lire et qui, au reste, s'adapte mal au grec (entre autres, il n'a pas la possibilité de noter les finales, si importantes dans la langue à flexion qu'est le grec) : le mérite revient à Michael Ventris et John Chadwick d'être arrivés, en se fondant sur l'hypothèse qu'il s'agissait de grec, à percer le mystère de ce syllabaire et à livrer ainsi aux savants des données toutes neuves sur le grec le plus archaïque.
Ce premier système de notation du grec ne devait pas être très employé ; et il disparut avec la civilisation mycénienne. Après une période sombre, où l'écriture ne se pratiquait plus, les Grecs se donnèrent un alphabet adapté du phénicien – et encore en usage aujourd'hui. Les premiers témoignages de l'emploi de cet alphabet semblent remonter au milieu du viiie siècle avant J.-C.
Dans l'intervalle, la langue grecque avait vécu, s'était épanouie : les premiers textes littéraires grecs que nous possédions – à savoir les deux épopées homériques que sont L'Iliade et L'Odyssée – surgissent soudain du silence comme l'aboutissement d'une forme déjà raffinée de culture.
La langue
Évolution
La langue d'Homère est, d'emblée, une langue littéraire. Elle est moulée dans une forme poétique, elle respecte une tradition et elle présente un mélange d'éléments qui lui est propre.
En elle-même, d'abord, elle porte le témoignage d'une histoire : la grammaire et la métrique ont conservé, dans les formules, la trace d'états antérieurs, qui survivent obstinément sous les déformations de la graphie ou de la morphologie.
En même temps, elle combine avec une apparente liberté des formes de plusieurs dialectes.
En effet, le grec semble s'être présenté dès l'origine sous des aspects divers correspondant aux divers groupes de peuplement. On distingue ainsi quatre familles principales de dialectes : l'arcado-cypriote et l'éolien sont plus intéressants pour les linguistes que pour ceux qui s'occupent de littérature grecque ; pour ces derniers, le groupe de beaucoup le plus important est l' ionien- attique, dont on ne peut d'ailleurs pas séparer, à cet égard, le quatrième groupe, celui des parlers occidentaux, ou doriens. Les Grecs, en effet, se comprenaient entre eux. Et les formes dialectales, en littérature, devaient rester liées aux genres qu'elles avaient d'abord nourris : l'épopée emploie essentiellement l'ionien ; les chœurs religieux, en revanche, s'étaient développés chez les Doriens ; et, quand un auteur attique écrivait une tragédie (en langue attique), il employait volontiers des formes doriennes dans les parties chantées. La langue de la tragédie est donc, en un sens, une langue composite, comme était déjà celle d'Homère.
Pourtant le grec tendait à s'unifier. Il y eut d'abord ce que l'on pourrait appeler le rayonnement du dialecte attique – ce rayonnement qui commença avec l'essor politique d'Athènes et se traduisit, aux ve et ive siècles avant J.-C., par une production littéraire sans pareille.
Après la faillite des cités, après les conquêtes d'Alexandre, il y eut l'adoption d'une « langue commune », la κοινὴ. Cette langue commune était assez proche de l'attique, mais ce n'était pas l'attique (dont bien des écrivains gardèrent la nostalgie). Elle devait survivre jusqu'à la fin de l'époque byzantine. On peut même dire qu'elle vit encore, car c'est d'elle que sont sorties les deux formes du grec moderne : la langue « démotique », ou populaire, résulte des transformations naturelles que subit peu à peu la κοινὴ au cours de l'histoire ; la langue « puriste », qui devint la langue officielle de la nouvelle Grèce, cherche à rester plus fidèle au modèle ancien, mais présente la faiblesse de ne plus avoir de racines vivantes dans la vie quotidienne. Quoi qu'il en soit, si la prononciation du grec s'est profondément modifiée, si la grammaire s'est simplifiée, si le vocabulaire s'est renouvelé, le grec reste bien la même langue : si une personne habituée à lire le grec ancien ne comprend pas un mot de ce que les gens lui disent dans les rues d'Athènes, elle lit sans grande difficulté le journal.
L'histoire de cette langue est donc longue et suppose, à chaque instant, une assez grande variété. Il n'en reste pas moins vrai que le principal foyer de rayonnement du grec reste l'Athènes des ve et ive siècles. En tout cas, les Athéniens d'alors, dans un effort ardent et conscient, s'employèrent à donner à leur langue toute la rigueur dont, par nature, elle était capable. Les concours de tragédie et de comédie, les exposés et les débats des sophistes ou des maîtres de rhétorique, les discours des orateurs, tout était pour eux occasion d'affiner et de préciser leur langage. Et c'est entre leurs mains que le grec, qui était déjà une langue de poètes, devint, grâce aux ressources de son vocabulaire et de sa syntaxe, la langue privilégiée de l'analyse intellectuelle.
Vocabulaire
Dans le mode de formation des mots, deux traits peuvent expliquer que le grec ait été à la fois une langue de poètes et une langue d'analyse : le procédé de la composition servait surtout la première fonction, le système des suffixes devint le moyen le plus décisif de satisfaire à la seconde.
Le procédé de la composition
Le recours aux mots composés existe dans la plupart des langues : le grec, langue littéraire, et surtout le grec poétique, emploie ces mots avec une fréquence et une liberté exceptionnelles. Homère les pratiquait déjà ; Pindare et Eschyle les ont pratiqués plus encore. Ce sont souvent des mots rares, dont nous ne connaissons qu'un exemple ; et il semble qu'en bien des cas, le poète les ait forgés lui-même. Aristophane, dans Les Grenouilles, se moque des grands mots composés d'Eschyle et invente pour le définir deux composés sur mesure : « bavard-que-rien-ne-déconcerte » et « fagoteur-de-mots-pompeux ». Mais ces composés, où des racines se heurtent et se combinent directement, sont aussi ce qui fait l'éclat du style poétique grec. Cassandre, devant le palais d'Agamemnon, dit qu'il est « complice de crimes sans nombre, de meurtres qui ont fait couler le sang d'un frère, de têtes coupées... un abattoir humain au sol trempé de sang » ; or, ces vingt-sept mots français traduisent huit mots grecs, dont la plupart ne sont pas attestés ailleurs. Leur rareté et le raccourci qu'ils impliquent donnent au texte une force qu'aucune traduction ne peut rendre.
Cette même facilité dans la création des mots composés peut d'ailleurs être utilisée à des fins plus rationnelles : elle sert alors à constituer des séries, que le langage courant fait siennes et qui permettent des contrastes clairs. Dans le grec courant, les mots commençant par εὐ- (« bien »), πολυ-(« nombreux »), ϕιλο- (« qui aime »), s'opposent respectivement à ceux qui commencent par δυσ- (« mauvais »), ὀλιγο- (« peu nombreux »), μισο- (« qui hait »). Ces composés sont si clairs, si commodes que l'on en forge encore sur ce modèle dans les langues modernes. En grec, il en existait à foison ; et chacun pouvait créer celui dont il avait besoin, pour rendre un contraste plus rigoureux ou une nuance plus exacte.
Il faut ajouter à cela que presque toutes les prépositions pouvaient se souder à un verbe (ou bien au substantif correspondant) de manière à lui donner une gamme de sens divers. L'usage courant montre comment, selon le « préverbe » ajouté au verbe, le mot signifiant « voir » se met à vouloir dire, par exemple : « voir ensemble, d'un seul coup d'œil », ou bien « voir de haut, mépriser », ou bien « regarder autour, être indifférent », ou bien « voir à travers, discerner », ou bien « regarder en dessous, se méfier », ou bien « regarder à côté, ne pas remarquer ». Le choix des sens est si large que chaque nuance peut être exprimée ; et la composition du mot reste si transparente que la valeur originelle y reste clairement lisible.
Le jeu des suffixes
Mais, d'autre part, si le procédé de la composition fait ainsi varier le début des mots, leur fin contribue également à préciser le sens, par l'emploi de divers suffixes.
Il existe des suffixes verbaux, qui marquent, par exemple, un état, une action à ses débuts, ou à l'état de désir : en général, ils contribuent à fixer un aspect de l'action plus qu'ils ne constituent des systèmes contrastés. En revanche, les suffixes employés dans la formation des noms et des adjectifs sont souvent utilisés pour préciser des nuances à l'intérieur d'un même système.
L'exemple le plus classique est celui des suffixes en -σις et en -μα : le mot en -σις marque l'action exprimée par le verbe correspondant, le mot en -μα s'emploie pour désigner son résultat. Or il est bien évident que d'autres peuples et d'autres langues sont capables de distinguer entre une action et son résultat ; mais, en grec, cette distinction est immédiatement sensible dans la structure même du mot, et ne peut être perdue de vue.
Soit, par exemple, le verbe χτα̃σθαι, signifiant « acquérir » ; il a donné en grec deux substantifs simples : κτη̃σις, qui signifie « le fait d'acquérir », et κτη̃μα, qui signifie « ce que l'on a acquis ». Le français peut, s'il le veut, exprimer cette distinction : mais, dans la pratique, il ne le fait pas ; il dit le plus souvent « acquisition » dans un cas comme dans l'autre, encore qu'il dispose de deux mots correspondant à κτη̃μα : l'acquis, et les acquêts. De même, du verbe ποιει̃ν (« créer ») sont nés deux substantifs simples : ποίησις, « le fait de fabriquer ou de créer », et ποίημα, « ce que l'on a fabriqué ou créé ». Le français a gardé les deux mots, mais la distinction s'est usée, brouillée ; l'on emploie même une poésie comme synonyme de un poème.
Naturellement, ce jeu de suffixes devint particulièrement précieux aux Athéniens du ve siècle quand, sous l'influence des sophistes, ils cherchèrent à définir des notions avec une rigueur accrue. Les mots en -σις, entre autres, furent alors recherchés et multipliés.
Au reste, le grec avait bien d'autres moyens de rendre une idée abstraite : il les a tous pratiqués et a légué ses habitudes à des générations de philosophes. Il avait ainsi le suffixe -οτης pour désigner une qualité : l'ίσότης, ou « égalité », est ainsi la qualité de ce qui est ίσος, « égal ». Mais Aristote parle bravement de πτερότης ou de ποδότης pour le fait d'avoir des ailes ou bien des pieds : on ne fournit pas impunément aux philosophes un outil aussi commode ! De même, le grec pouvait exprimer l'abstrait en employant soit l'infinitif substantivé, soit le participe substantivé. Thucydide le fait constamment. Or, là aussi, les philosophes, quand ils parlent de « l'être » et de « l'étant », n'ont fait en somme qu'imiter le grec. La différence est que le français n'était pas normalement équipé pour rendre de telles valeurs, qui étaient, en grec, insérées dans l'usage courant et dans la langue la plus simple.
On pourrait citer de même des suffixes d'adjectifs, aux valeurs précises et claires. En tout cas, il en est un qui illustre bien ce goût de l'ordre dans les idées qui était naturel au grec et que la civilisation athénienne a porté à son apogée : c'est le suffixe -ικος qui, comme l'a montré une étude de P. Chantraine, marquait l'appartenance à un groupe ; par là, il était propre au classement ; il devint bientôt un suffixe à la mode dans les milieux intellectuels et un outil pour philosophes ; pour une dizaine d'exemples chez Eschyle ou chez Sophocle, on en a vingt chez Euripide et trois cent cinquante chez Platon, dont deux cent cinquante ne sont pas attestés avant lui.
Des composés éclatants d'Eschyle aux mots clairs et techniques de Platon, cela fait, à coup sûr, beaucoup d'innovations. Il ne faut cependant pas être trompé par ces cas limites. Ils montrent les possibilités de la langue et ses tendances internes ; mais l'essentiel reste que, normalement, sans rien forcer ni compliquer, le grec ait pu rendre tant de nuances à l'aide de procédés si simples, et toujours si transparents.
Grammaire
La phrase, en grec, n'est pas moins souple. Langue à flexion (car il décline et il conjugue), le grec s'assure, en contrepartie de ses formes rigoureusement différenciées, une liberté presque entière dans l'ordre des mots. Un mot peut être lancé en tête, ou longtemps attendu et rejeté au vers suivant ; il peut glisser dans un mouvement régulier, harmonieux, ou bien faire saillie à un endroit inattendu ; il peut se heurter à un autre en un contraste suggestif, ou bien lui faire écho à une place parallèle, voire symétrique. Les poètes ont usé de cette liberté pour des effets de style ; elle leur a aussi facilité l'application d'une prosodie assez rigoureuse, fondée sur la quantité des voyelles. Mais la même liberté a également servi les prosateurs, attachés à cerner une idée. La phrase grecque vit librement.
En revanche, elle peut marquer, outre les liens grammaticaux les plus ordinaires, quantité de nuances subtiles, à l'aide de la seule flexion.
Le grec dispose, en fait, d'un nombre de formes grammaticales assez grand, aux valeurs bien tranchées. Il a cinq cas et trois nombres (dont un, d'ailleurs, le duel, appliqué à deux choses ou deux personnes). Il a surtout des formes verbales, bien différenciées : il a trois voix (l'actif, le passif, le moyen) ; il a six modes (l'indicatif, le subjonctif, l'optatif, l'impératif, l'infinitif et le participe) ; il a, enfin, six temps (le présent, l'imparfait, le futur, l' aoriste, le parfait et le plus-que-parfait). Autrement dit, le grec possède une manière d'exprimer diverses valeurs qui sont inconnues aux langues de l'Europe contemporaine.
Dans les voix, la plus originale est le moyen, dont les formes se confondent à certains temps, avec celles du passif, d'ailleurs moins ancien que lui. Le moyen marque que le sujet est directement intéressé à l'action indiquée par le verbe : si λύω veut dire « je délie », la voix moyenne voudra dire « j'accomplis l'action de délier par rapport à moi-même ou pour moi-même », ou, comme disent les grammaires, « je délie pour moi ». Nuance assez superflue en apparence, mais qui ouvre tout un registre de distinctions parfois importantes : un législateur « établit » une loi à l'actif, mais une cité « établit » une loi pour elle-même : la nuance peut fort bien valoir une révolution ! Certains verbes, dont le sens implique la participation du sujet, n'ont d'ailleurs pas d'actif : ainsi le verbe βούλομαι, qui signifie « je veux ».
Dans les temps, la liste indiquée suggère à elle seule que le passé des Grecs n'est point le passé de la langue française ; et le fait est qu'au temps proprement dit, les Grecs joignent une notion d'aspect, qui ne nous est plus familière. L'aoriste marque ainsi l'antériorité, quand il est à l'indicatif ; mais, aux autres modes, il ne dit que l'idée verbale, pure et simple. De même, une action passée, même indiquée comme passée, le sera de façon autre selon l'aspect considéré : si on la voit dans sa durée, on emploiera l'imparfait ; si l'on est sensible plutôt à son caractère d'événement, on emploiera l'aoriste ; mais si l'on porte l'attention sur son résultat encore présent, on emploiera le parfait. Le grec exprime donc, en plus du temps, les caractères mêmes de l'action envisagée. Et, tout comme certains verbes n'ont pas d'actif, il en est qui n'ont pas tel ou tel temps. « Être » est une notion qui ne peut être considérée au passé autrement que dans sa durée : il n'existe donc ni parfait ni aoriste du verbe εἴναι, « être » ; en bons philosophes qu'ils étaient, les Grecs employaient à ces temps un verbe qui désignait, non pas l'être, mais le devenir.
On n'en finirait pas d'énumérer toutes les ressources du grec. À titre d'exemple, il faut pourtant en citer une, qui est assez originale et qui caractérise assez bien l'aspect intellectuel des règles présidant à la syntaxe ; le grec possède deux négations simples : la première (ὀυ) est objective, elle nie un fait ; la seconde (μ́η) est subjective, elle s'applique au domaine des souhaits ou des hypothèses.
Une syntaxe simple
Moyennant quoi la syntaxe grecque est très simple. Elle compte peu de ces règles plus ou moins mécaniques imposées par l'usage, comme on en trouve dans tant de langues : chaque cas, chaque temps, chaque mode ayant sa valeur, les diverses constructions s'emploient en fonction de la nuance à rendre. Veut-on exprimer une conséquence ? la conjonction n'exige pas un mode déterminé ; elle laisse le choix entre deux. Mais le choix n'est aucunement indifférent : on met l'indicatif si l'on veut marquer que la conséquence est ou sera réelle, l'infinitif si l'on considère plutôt qu'elle était ou sera possible. Dans un cas, la négation est naturellement ὀυ, dans l'autre elle est naturellement μή. Tout cela est logique, déjà affiné, pas encore déformé ; et l'on peut dire que la syntaxe grecque joue avec des sens aussi librement qu'un artiste avec des couleurs, mais de façon aussi rigoureuse qu'un savant avec des chiffres.
Cette variété même implique que la phrase, elle aussi, soit simple. Au début, il semble même que le grec ait peu pratiqué la subordination : les propositions étaient rangées les unes à côté des autres : c'est ce que les grammairiens appellent la parataxe. Puis le système de la phrase s'élargit et s'amplifia. Mais, même périodique, jamais la phrase grecque ne connut la complexité de la phrase latine. Plutôt que la complexité organique, le grec, en effet, recherche la pleine clarté de chaque élément à son tour. Et c'est ce qui lui a fait préférer aux subordinations trop savantes l'emploi de courtes propositions reliées entre elles par des particules de liaison.
Ces particules – qu'elles soient particules de liaison ou servent simplement à dégager une nuance de plus – sont peut-être le plus original de tous les instruments linguistiques dont disposait le grec et celui qui donne à la langue sa plus grande finesse. Ce sont de petits mots invariables, qui se mettent soit avec les premiers mots de la phrase, pour marquer le rapport qui la lie à la précédente (et toute phrase de prose en a nécessairement un), soit à côté d'un mot sur lequel on veut attirer l'attention : parfois ils lui ajoutent une nuance d'ironie, d'amertume, de passion ; parfois ils mettent le mot, ou le groupe de mots, en parallèle avec un autre. Ils remplacent à la fois le geste des mains, l'inflexion de la voix, les pauses de la respiration. Ils donnent vie à la phrase. Et comme ces petits mots se combinent entre eux, se joignent, se multiplient, on conçoit assez tout ce qu'ils donnent d'acuité à l'expression de la pensée.
Une telle image de la langue grecque ne sous-entend pas seulement un certain fond linguistique propice à ces développements ; elle implique tout un travail continu et parfois conscient de mise au point et d'élucidation. C'est la langue d'une civilisation fondée sur l'analyse et tendant à l'universel, la langue pour qui le mot λόγος est à la fois parole et raison.
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Écrit par
- Joseph MOGENET : professeur à l'université de Louvain
- Jacqueline de ROMILLY : ancienne élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, professeur au Collège de France
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