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KAFKA FRANZ (1883-1924)

« La petite mère a des griffes »

Tout, dans la vie de Kafka, ramène en effet à cette ville que les Tchèques appelaient « la petite mère » et qui, pour l'auteur du Procès, était plutôt une marâtre impitoyable (« Prague ne nous lâchera pas, écrit-il à un ami de jeunesse, la petite mère a des griffes. ») Son œuvre, en un sens, est une tentative pour fuir les sortilèges de la vieille cité : c'est pourquoi, si elle est le vrai théâtre de ses récits, il ne l'a jamais décrite ni nommée.

Capitale de la Bohême, centre administratif et, en principe, résidence excentrique de la double monarchie, la Prague de Kafka est en fait une petite ville, cosmopolite d'un côté, provinciale de l'autre, qui, par son étrange configuration sociale et ethnique, occupe une place de choix parmi les monstres de l'ancienne Europe, pourtant riche en absurdités. Peuplée d'une minorité d'Allemands qui appartiennent en général à la haute bureaucratie et n'ont de commun avec l'Allemagne que la langue, une langue du reste passablement corrompue ; de Tchèques qui forment le fond de la population laborieuse, sans toutefois constituer un véritable prolétariat ni même une petite bourgeoisie ; de Juifs enfin qui, tout juste sortis de leur ghetto médiéval, exercent le plus souvent des professions commerciales et libérales, mais sont soumis en fait à toutes sortes de mesures vexatoires et de discriminations, la ville, sous les dehors de l'ordre impérial, vit quotidiennement l'anarchie et l'absurdité que Kafka n'a pu décrire qu'en inventant une nouvelle forme de fantastique.

Les trois groupes humains rassemblés là depuis des siècles, et séparés néanmoins par tout ce qu'impliquent les différences de langue, de mœurs et de culture, ont dressé entre eux des murs infranchissables derrière lesquels ils étouffent également, car aucun ne se rattache à une vaste nation, mais aucun non plus ne peut subsister dans l'isolement. Les Tchèques n'ont pas plus que les Juifs d'existence nationale. Quant aux Allemands de Bohême (les Sudètes), coupés de l'Allemagne depuis deux siècles, ils se trouvent dans la position d'un petit groupe de colons privé de toute métropole. Entièrement cloisonnées dans leurs quartiers respectifs, les diverses couches de la population présentent encore entre elles des différences sociales tranchées : les Allemands occupent le haut de la hiérarchie, les Tchèques le bas ; les Juifs jouissent parfois d'une situation privilégiée que les tracasseries, le mépris ou la haine des deux autres groupes leur font bien sûr chèrement payer. Comme intellectuel issu d'une famille de commerçants juifs partiellement germanisés, Kafka subit un état de choses dégradant et lourd de confuses menaces ; impliqué dans des conflits dont il n'est pas responsable, mais dont il ne peut ni ne veut se désolidariser, il sent à chaque instant autour de lui une suspicion qui finira par lui paraître justifiée.

En tant que juif, en effet, il est triplement suspect aux yeux des Tchèques, car il n'est pas seulement juif, mais allemand, et il est aussi le fils d'un commerçant dont tous les employés sont tchèques, d'un exploiteur par conséquent. Or, allemand, il ne l'est que par la langue, ce qui certes le relie fortement à l'Allemagne et à sa littérature, mais nullement aux Allemands de Bohême, qui sont eux-mêmes déracinés et sans liens vivants avec leur culture d'origine. Il est d'ailleurs éloigné d'eux non seulement par leurs préjugés de race, mais par le ghetto aux murs invisibles dont la bourgeoisie juive, plus raffinée, s'est elle-même volontairement entourée. Ainsi, Kafka change de monde en changeant de quartier ; qu'il fasse quelques pas hors de Prague, et il se trouve aussitôt en pays étranger, voire ennemi. Les lieux et les objets ont beau lui être familiers, ils n'en sont pas[...]

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Pour citer cet article

Marthe ROBERT. KAFKA FRANZ (1883-1924) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Franz Kafka - crédits : Imagno/ Hulton Archive/ Getty Images

Franz Kafka

Autres références

  • FRANZ KAFKA (Cahier de l'Herne)

    • Écrit par Jacques LE RIDER
    • 1 075 mots

    « Que serait Kafka “après son siècle” ? » se demandent Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt, les maîtres d’œuvre du Cahier de L'Herne (2014) consacré à l’écrivain, faisant allusion au titre de l'exposition Le Siècle de Kafka conçue par Yasha David au Centre Georges-Pompidou...

  • KAFKA EN REPRÉSENTATION (mises en scène F. Tanguy et M. Langhoff)

    • Écrit par David LESCOT
    • 1 517 mots

    Mis à part Le Gardien de tombeau, une pièce énigmatique et relativement méconnue, Franz Kafka n'a pas écrit pour le théâtre. On recense pourtant de nombreuses tentatives de porter son œuvre à la scène (Le Procès, créé dernièrement au festival d'Avignon par Dominique Pitoiset,...

  • LA MÉTAMORPHOSE, Franz Kafka - Fiche de lecture

    • Écrit par Pierre DESHUSSES
    • 1 060 mots

    D’Homère et Ovide àIonesco en passant par les contes de Perrault, le thème de la métamorphose n’est pas nouveau dans la littérature. Mais si Kafka (1883-1924) s’inscrit dans un sillage littéraire, il donne à cette variation une dimension si riche et complexe qu’elle a suscité bien des interprétations,...

  • LE CHÂTEAU, Franz Kafka - Fiche de lecture

    • Écrit par Pierre DESHUSSES
    • 1 254 mots
    • 1 média

    La légende veut que ce soit à la « trahison » d’un ami que nous devions de pouvoir lire Le Château. Dans une de ses dernières lettres à Max Brod, qu’il a connu à Prague dès 1902, Franz Kafka (1883-1924) écrit en effet, le 29 novembre 1922 : « De tout ce que j'ai écrit, seuls sont...

  • LE PROCÈS, Franz Kafka - Fiche de lecture

    • Écrit par Jacques LE RIDER
    • 1 102 mots
    • 1 média

    L'œuvre la plus connue de Kafka (1883-1924), Le Procès, roman emblématique du xxe siècle, a suscité des milliers de pages de commentaires et d'interprétations, dont la variété met en évidence l'extraordinaire richesse de ce récit, dont la langue et le sens apparent sont aussi transparents...

  • PROCÈS (mise en scène K. Lupa)

    • Écrit par Jean CHOLLET
    • 982 mots
    • 1 média

    Découvert en France en 1998 avec une adaptation des Somnambules, roman de l’écrivain autrichien Hermann Broch, le metteur en scène polonais Krystian Lupa, devenu une personnalité majeure de la scène européenne, puise de nouveau dans un registre littéraire, comme il l’avait fait avec Robert...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

    • Écrit par Nicole BARY, Claude DAVID, Claude LECOUTEUX, Étienne MAZINGUE, Claude PORCELL
    • 24 585 mots
    • 29 médias
    ...nouveau. On notera toutefois que, jusqu'au milieu du siècle, la plupart des grandes découvertes sont issues de l'ancien espace de la monarchie austro-hongroise : Hofmannsthal, Rilke, Trakl, Kafka, Musil, Broch et d'autres encore. Mais que reste-t-il, à vrai dire, d'autrichien chez Rilke ou chez Kafka ?
  • ANGOISSE EXISTENTIELLE

    • Écrit par Jean BRUN
    • 2 552 mots
    • 1 média
    ...s'accentuant, à partir du moment où l'existence ne sera plus dévorée par le problème de la subsistance et se trouvera vraiment face à face avec elle-même ? Kafka, cet incomparable témoin de notre temps, pourrait nous aider à cerner ce problème de plus près. L'angoisse, qui est au centre de son œuvre, naît...
  • APPELFELD AHARON (1932-2018)

    • Écrit par Michèle TAUBER
    • 1 688 mots
    • 1 média
    L'œuvre de Kafka est à l'origine de ce « retour à la maison ». En le lisant, Appelfeld découvre que l'allemand de Kafka fait partie de son être le plus intime, et qu'il s'agit bien de la langue « juive-allemande » familière de son enfance. De plus, Kafka incarne une sorte de maître en ce qui concerne...
  • BROD MAX (1884-1968)

    • Écrit par Lore de CHAMBURE
    • 787 mots

    Écrivain, philosophe, dramaturge, compositeur, Max Brod, sur la scène culturelle du demi-siècle passé, compte au nombre des personnalités les plus diverses que l'on connaisse. Pourtant sa réputation tient moins à l'œuvre qu'il laisse qu'au renom dont il jouit comme éditeur et interprète de Kafka....

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