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CONTE

Transcription ou trahison ?

Parole vivante, le conte est inséparable d'un corps. Les intonations du récitant, le timbre de sa voix, ses silences et ses pauses, les accélérations brusques et les lenteurs calculées de la narration, les gestes qui prolongent le message, le dramatisent ou le nuancent, voilà ce qui fait le charme du conte, un charme si fort qu'il crée autour du récitant un véritable cercle magique. Dans la montagne tibétaine, rappelle Jeanne Demers, « les auditeurs, assis autour d'une aire préalablement saupoudrée de farine d'orge grillée, finissent par apercevoir sur celle-ci – on le prétend du moins ! – les traces des sabots des chevaux dont il est question ». Mais les « traces des sabots » ne risquent-elles pas de demeurer à tout jamais cachées à celui qui ne connaîtra du conte qu'un texte écrit ?

Les ethnologues, au nom d'une fidélité exigeante à la matière populaire, affirment la nécessité d'une transcription littérale. Ils veulent des récits authentiques, datés, localisés avec précision, matériau précieux parce que sans retouche qui, seul, aura valeur de document. Le collecteur doit être un simple sténographe et faire sienne la règle d' Arnold Van Gennep : « tout noter intégralement, sans faire intervenir une critique littéraire, affective ou morale, ni évaluer ce qui est populaire au moyen de mètres artificiellement construits ». On peut se demander cependant si l'oralité ainsi recueillie n'est pas toujours résiduelle. Car l'utilisation des moyens techniques dont on dispose pour enregistrer le conte (magnétophone, magnétoscope) et la simple présence d'un observateur extérieur modifient les conditions de transmission du texte oral et, par là, le texte lui-même. Par ailleurs, les indications ethnographiques échoueront toujours à restituer l'art du conteur. « La conteuse marmotte d'un air mécontent quelques mots impossibles à saisir. » Qui reconnaîtra dans cette notation le bêlement d'une chèvre maussade ?

Face aux hommes de science, un certain nombre d'écrivains ont revendiqué, en termes plus ou moins véhéments, le droit de faire leur cette matière populaire qui a inspiré nos plus grands artistes. Les contes de Perrault apparaissent à l'analyse comme une reconstitution savante dont Marc Soriano a montré qu'elle « associe subtilement les croyances du temps jadis et une ironie qui, pour ainsi dire, les désamorce de l'intérieur ». Si les frères Grimm se font un devoir de restituer fidèlement le contenu des contes recueillis, ils admettent bien volontiers que, dans le domaine stylistique, « l'expression et l'exécution du détail viennent d'eux pour la plus grande part ». Andersen mêle librement dans ses recueils des récits d'origine folklorique (La Colline aux Elfes, Le Petit Elfe Ferme-l'œil) à des textes purement littéraires. Au xxe siècle, Henri Pourrat, dont le Trésor rassemble près d'un millier de contes, s'affirme comme un défenseur passionné de l'adaptation lorsqu'il reproche aux folkloristes d'avoir fait œuvre de mort : « Le folklore représente le peuple comme un fagotier représente un arbre. Le peuple en vie ne se trouve pas dans les recueils. » N'est-il pas vain de vouloir localiser les contes, alors que ceux-ci, par nature, manquent toujours d'état-civil ? Par ailleurs, n'est-il pas légitime de restaurer une version mutilée, appauvrie en la complétant par d'autres qui ne sont pas moins populaires ? Pourrat réclame en somme pour lui-même la liberté souveraine du conteur et le statut de ce « pourra », de ce pauvre qui va dans le Forez de ferme en ferme, « colportant les nouvelles, contant les contes, chantant les chansons ».

Si le conte est par nature cette « fiction intentionnelle » dont parle Vladimir Propp,[...]

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Pour citer cet article

Bernadette BRICOUT. CONTE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Les frères Grimm - crédits : General Photographic Agency/ Hulton Archive/ Getty Images

Les frères Grimm

Geneviève Calame-Griaule - crédits : D.R.

Geneviève Calame-Griaule

Autres références

  • AFRIQUE NOIRE (Culture et société) - Littératures

    • Écrit par Jean DERIVE, Jean-Louis JOUBERT, Michel LABAN
    • 16 566 mots
    • 2 médias
    ...genres dans des systèmes particuliers. Ainsi, en termes de genres narratifs de fiction par exemple, la nomenclature wolof distinguera plusieurs sortes de contes selon qu'ils ont une chute comique (mayé) ou non (leeb). Chez les Dioula, les contes se disent ntalen, mais s'ils se terminent par une ...
  • AKINARI UEDA (1734-1809)

    • Écrit par René SIEFFERT
    • 1 274 mots
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    Pour la postérité, Akinari est avant tout l'auteur des Contes de pluie et de lune (Ugetsu-monogatari). Dans ces neuf Contes fantastiques de jadis et naguère, il rompait délibérément avec le style et la manière des ukiyo-zōshi inaugurés au siècle précédent par Saikaku, et auxquels il...
  • ALCRIPE PHILIPPE LE PICARD dit PHILIPPE D' (1530/31-1581)

    • Écrit par Françoise JOUKOVSKY
    • 355 mots

    Moine normand de l'abbaye cistercienne de Mortemer, dans la forêt de Lyons, Philippe d'Alcripe semble avoir suscité la défiance de ses confrères par une activité littéraire jugée peu sérieuse : c'est en effet l'auteur de La Nouvelle Fabrique des excellents traicts de vérité...

  • ALICE AU PAYS DES MERVEILLES, Lewis Carroll - Fiche de lecture

    • Écrit par Sophie MARRET
    • 1 212 mots
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    Les Aventures d'Alice au pays des merveilles naquirent lors d'une promenade en bateau à laquelle Lewis Carroll avait convié Alice, Lorina et Charlotte Liddell, les filles du doyen de Christ Church. Les enfants lui demandèrent de leur raconter une histoire qu'il inventa au fur et à mesure de leur...
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