STYLISTIQUE

Entre 1968 et 1975, du point de vue de la vie des sciences, on croyait morte la stylistique. Si le terme et donc sans doute, à travers lui, une chose ne cessaient de figurer dans certains travaux et cursus universitaires, l'explosion des études de linguistique dynamitait les fondements traditionnels les plus apparents des activités intellectuelles jusque-là désignées sous ce vocable ; les grandes synthèses encyclopédiques, générales ou spécifiques, restaient souvent muettes sur le chapitre ; la mise à jour des disciplines dans les textes de référence et de classement du C.N.R.S. sautait allègrement le mot. Autant de témoignages qui, dans le champ des forces spéculatives vives d'alors, rangeaient la modernité des années 1950-1960 au magasin des vieilleries. À partir de 1987, on a assisté à un spectaculaire retour en puissance de la stylistique – en tout cas d'une stylistique. Il s'est donc passé quelque chose, dans le paysage scientifique surtout français de la fin des années 1980, qu'il est important de décrire, d'expliquer et de mesurer. Pour prévenir tout éventuel malentendu, posons d'emblée l'objet final de la discipline, tel qu'on l'appréhende aujourd'hui : la stylistique est l'étude technique des conditions formelles de la littérarité. Une telle approche est en réalité une conquête.

Théories des stylistiques

Les trois rhétoriques

Historiquement, la stylistique est liée à la rhétorique. Le père fondateur des études qui intéressent ici est Aristote, notamment dans ses deux œuvres fondamentales, La Rhétorique et La Poétique ; les titres sont emblématiques, et gros de presque tous les développements futurs, successivement les plus novateurs. Mais il existe, au moins, trois rhétoriques. Le courant le plus récurrent est celui de l'art de persuader. Un locuteur (l'orateur) entraîne ses auditeurs à faire ou à penser ce qu'ils n'ont a priori aucune raison ou aucune envie de faire ou de penser ; on aboutit à isoler trois grands types d' éloquence, selon qu'on veut persuader sur le vrai ou le faux, sur l'opportun ou l'inopportun, sur le bien ou le mal. On voit que sont de la sorte engagées non seulement les pratiques oratoires, mais aussi l'ensemble des procédures des discours idéologique, politique et publicitaire. Dans La Rhétorique, Aristote explore notamment les « lieux », les topoi, analysables pour nous comme figures macrostructurales de second niveau, qui sont des modèles logico-discursifs propres à nourrir les stratégies argumentatives. Cette orientation, exemplairement illustrée de nos jours dans les travaux d'Oswald Ducrot, est évidemment solidaire des recherches actuelles en pragmatique, soit qu'on essaie de scruter les procédés argumentatifs et efficients dus à la prononciation fictionnelle de paroles à l'intérieur d'un univers littéraire donné, soit qu'on tente de mesurer la portée culturelle des productions littéraires considérées comme actes de langage particuliers. Ces deux interrogations font partie intégrante de toute stylistique moderne.

L'autre rhétorique est celle de La Poétique, c'est-à-dire, en gros, l'étude des figures : à cet égard, il est inutile de souligner le caractère à la fois central et prolifique de ce filon par rapport à notre propos, depuis le Traité des tropes de Du Marsais jusqu'aux publications actuelles du Groupe μ, de Michel Le Guern, de Marc Bonhomme ou de Françoise Douay. La théorie des figures, globalement classables en figures microstructurales et figures macrostructurales, selon leur caractère manifeste ou non manifeste, obligatoire ou non obligatoire eu égard à l'acceptabilité pour le récepteur, isolable ou non isolable sur des éléments formels précis (ou bien morphologiquement dépendant ou non de ces éléments) – une telle théorie informe incontestablement le décryptage stylistique de quelque œuvre que ce soit. Tout au plus notera-t-on la nécessité de distinguer, dans la manipulation langagière constitutive du langage figuré, le point de vue de l'émetteur, qui, pour traduire un signifié stable, joue sur un ensemble de signifiants, de celui du récepteur qui, face à un seul objet signifiant, cherche, ou ne cherche pas, à le placer sur la bonne combinaison de signifiés. De fait, la tradition occidentale oblige à parler d'une troisième rhétorique, développée en marge de ces deux là, qui triompha en France aux xviie et xviiie siècles, et jusque dans l'enseignement institutionnel du xixe : la rhétorique normative, symbolisée par les innombrables arts de bien juger des ouvrages de l'esprit, qui s'adresse tant aux critiques qu'aux praticiens du beau langage, dominant ainsi l'univers de l'écriture officielle depuis La Bruyère jusqu'à Anatole France et à André Gide. La double finalité de cette rhétorique, pour la création et pour l'analyse, a pu remplir totalement et parfaitement l'horizon d'une certaine stylistique, dont les tenants et aboutissants en furent donc absolument épuisés.

Stylistique et critique littéraire

Voilà comment s'est dessinée la rencontre entre la stylistique et l'histoire littéraire ou la critique. Le jugement sur la qualité d'une œuvre littéraire s'appuie effectivement, entre autres, sur des évaluations d'ordre stylistique. La stylistique est alors considérée comme ancillaire à l'égard d'une discipline directrice, à titre d'adjuvant parmi d'autres : c'est la démarche de Frédéric Deloffre, par exemple, pour la critique d'attribution. Et c'est l'espèce de figement universitaire de cette stylistique-là qui conduisit à l'apparente mort signalée plus haut : quand une science est d'emblée pensée comme seconde, elle s'étiole vite.

Néanmoins, on peut aussi rattacher à cette voie la plus grande stylistique individuelle et littéraire en Occident : celle de Leo Spitzer, significativement unique en ce qu'elle ne connut aucune suite. Spitzer a développé, avant et après la Seconde Guerre mondiale, une stylistique fondée sur la recherche de la caractéristique inhérente au style d'un écrivain. Cette caractéristique est mise à jour au prix d'un va-et-vient incessant entre une impression générale a priori, d'ordre esthético-formel, l'intuition d'un déclic langagier générateur de cette impression, et la vérification systématique réitérée, par relectures, d'un rapport d'exhaustivité mutuelle entre la production du sentiment impressif et son déclenchement dans les traits repérés de la facture formelle. Il est certain que l'objet de cette recherche comme l'horizon profondément immanentiste de cette stylistique définissent des acquis essentiels de la discipline. Parallèlement aux travaux de Spitzer a surgi d'un seul bloc en 1946 Mimesis d' Erich Auerbach, traduit vingt ans plus tard en français. L'horizon culturel s'élargit à nouveau : Auerbach embrasse la totalité de la littérature occidentale, dans son devenir historique et son aire géographique ; il scrute l'organisation des procédés formels d'expression et évalue leur représentativité par rapport à l'esthétique générale et aux contours d'une histoire de la sensibilité et de l'idéologie. Même si la méthode, peu linguistique, et l'objet, expressément littéraire, rattachent cette réflexion au courant de la critique, on doit reconnaître en Auerbach le précurseur d'une des directions les plus novatrices de la stylistique actuelle, du moins dans son orientation : celle d'une sémiotique des cultures. Il rejoignait ainsi l'entreprise, centrée sur une question littéraire, que fut l'Origine du drame baroque allemand, de Walter Benjamin, menée à bien entre les deux grandes guerres (et diffusée en France soixante ans plus tard).

Stylistique et linguistique

La stylistique, cependant, est aussi inséparable de la linguistique, soit comme partie intégrante, soit comme voisine d'un territoire aux lisières incertaines. On peut même soutenir que c'est dans la mouvance de la linguistique que la stylistique s'est historiquement constituée comme discipline autonome. Mais il s'est passé, à ce sujet, quelque chose d'assez curieux. C'est le disciple de Saussure, Charles Bally, qui, autour de la Première Guerre mondiale, a forgé les premiers instruments techniques appliqués au démontage des fonctions non informatives du langage. Il s'agissait pour lui d'isoler et d'identifier les faits d'expression, entendus dans leur caractère « affectif », et de les analyser. Ce repérage et cette analyse impliquent une théorie du langage et une théorie de la stylistique : d'abord, on peut réduire la totalité des informations véhiculées dans une langue à un ensemble fini de notions et de relations simples, dont la combinatoire définit les diverses nuances des propos occurrents ; celles-ci relèvent à leur tour d'un calcul de composantes, et l'on peut apprécier leur différence éventuelle par rapport à une expression qui serait a priori le plus dépouillée possible ; ensuite, la stylistique a pour objet essentiel le langage affectif, spontané, tel qu'il est saisissable dans des groupes idiolectaux, et non pas le caractère individuel propre au langage de l'œuvre littéraire. La spécificité de Bally est donc grande : elle ouvre la voie à ce que seraient des stylistiques comparées de langue à langue, comme celle d'Alfred Malblanc pour l'allemand et le français. Si on en infléchissait l'application vers les textes littéraires (ce qui serait doublement hérétique), on aurait les linéaments d'une stylistique générative, qui, au demeurant, n'existe pas ; surtout, la conception de Bally suppose un degré zéro d'expression, par rapport auquel les segments occurrents constituent un écart, que le stylisticien doit décrire et mesurer. Ce sont là des notions, ou des présupposés, qui vont désormais hanter toutes les pratiques stylistiques de terrain, des plus scolaires jusqu'à Roland Barthes.

C'est à Roman Jakobson et aux formalistes russes en général (comme B. Tomachevski, V. Propp, I. Tynianov et V. Vinogradov) que revient le mérite inégalé d'avoir replacé, parallèlement à Bally, la stylistique au croisement de la littérature et de la linguistique, c'est-à-dire à l'intersection d'un ensemble précis (les textes littéraires) et d'un corps de concepts et de méthodes particulièrement élaborés (la linguistique structurale). Dès lors, il n'est plus de stylistique que structurale. Cette pratique, souvent qualifiée par ses artisans de poétique, se meut sur deux axes. L'un définit le cadre herméneutique. L'objet de cette poétique est, justement, d'étudier les conditions de la fonction poétique du langage, indépendamment des conditions des autres fonctions. Cette fonction a pour visée le message lui-même et se caractérise, selon la célèbre formule de Jakobson, par le fait qu'elle « projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison ». La réalité objectale à étudier est justiciable de toutes les approches linguistiques existantes, selon les diverses branches de l'évolution de cette science (de la lexicologie et de la phonologie à la syntaxe et à la sémantique). Le second axe concerne la nature de l'objet envisagé. Celui-ci est constitué conventionnellement comme un ensemble quelconque a priori considéré en un tout : un vers, un poème, un œuvre entier, un genre... Chaque tout ainsi défini est saisissable exclusivement dans la somme des relations mutuelles, d'ordre strictement langagier, qui se nouent à l'intérieur de l'ensemble donné, chaque élément n'étant constitué que de ses rapports avec les autres, le tout et les parties n'ayant de sens, donc d'existence, que dans cette intrication. Telle est la nature herméneutique de la structure.

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On situera dans cette lignée le groupe de ceux qu'on pourrait appeler les structuralistes français. Avec une place à part pour Michael Riffaterre, ce Franco-Américain qui, des Essais de stylistique structurale (1971) à La Production du texte (1979) et à Sémiotique de la poésie (1983), a popularisé l'esprit de l'herméneutique structurale et a réalisé de fortes avancées épistémologiques, d'une impossible stylistique générative à l'investigation féconde sur les procédures de génération textuelle. Les structuralistes français ont surtout développé leurs recherches par le biais de la sémiotique. Dans la lignée des travaux de Propp en narratologie et de Greimas en sémantique, on a interprété la structure profonde, abstraite, des modèles essentiels de récits, avec leur cortège d'actants et leurs algorithmes de transformations. On a scruté les modèles fondamentaux de la structure de la signification, comme avec l'organisation possible, variablement rentable, dite du carré sémiotique (pour un ensemble notionnel donné, on construit quatre pôles d'oppositions de contraires, de contradictoires et d'implications négatives).

Nul doute que l'élargissement de ces recherches, sur l'organisation des motifs esthétiques (par J. Courtès), et sur le concept d'isotopie sémantique (par F. Rastier), ne trace des aires riches pour l'appréciation du fonctionnement esthético-culturel de l'œuvre littéraire. Comme l'investigation a été fort poussée en narratologie, on s'est judicieusement mis à examiner les structures du discours descriptif (ainsi P. Hamon) et du discours passionnel (J. Fontanille et A. Hénault). On a là un beau faisceau propre à toute expression littéraire. On liera ces dominantes aux interrogations d'analyse du discours : des modèles de développement et de liaison thématico-énonciative (comme fait M. Charolles) aux enjeux idéologiques et stratégiques de ces discours (comme on voit avec D. Maingueneau), on se retrouve au confluent des études de rhétorique argumentative, de sémiotique et de sociologie.

En marge de ces courants s'est manifestée, vers le milieu du siècle, une analyse de la psychologie des styles, illustrée exemplairement par Henri Morier : on établit à la fois des séries de dominantes d'effet, des ensembles de traits verbaux correspondants et des archétypes idéo-esthétiques où classer la totalité des inflexions psychologiques de base. Par opposition à cette tendance, des savants comme Charles Muller et Pierre Guiraud se sont attachés à promouvoir une stylistique statistique privilégiant le matériel lexical, de nature à permettre le repérage et la mesure des fréquences, par dénombrement et étude différentielle. La scientificité de cette approche ne fait aucun doute, même s'il est nécessaire de dépasser le comptage des seuls mots. On reconnaîtra enfin l'énorme impact des linguistiques de l'énonciation et de la pragmatique (étude des valeurs d'acte de parole), avec notamment les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni (L'Énonciation, L'Implicite, Les Interactions verbales) et l'ensemble des théories conversationnelles. On essaie de clarifier la position et la distinction des points de vue de l'émetteur et du récepteur par rapport à l'objet-texte ; on tente d'évaluer, à travers l'équilibre proprement linguistique du dit et du non-dit au sein des stratégies interactives, la valeur de cet objet-texte comme acte dans l'univers extralinguistique.

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On arrive à l'orée de la sémiotique de second niveau, l'horizon de toute stylistique où se réunissent les axes de la pragmatique et de l'esthétique, face à la question : quelle est la significativité, la représentativité de l'objet littéraire comme objet de culture, dans le référent idéologico-esthétique du moment où il apparaît ?

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Écrit par

  • : agrégé de lettres, docteur de troisième cycle, docteur ès lettres, professeur des Universités, université de Paris-IV-Sorbonne, directeur de l'Institut de langue française

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