AFRIQUE NOIRE (Culture et société) Littératures

Les littératures traditionnelles africaines revêtent différentes formes, du récit appartenant au patrimoine identitaire d'un groupe ou d'une ethnie à la production d'œuvres entièrement nouvelles, inscrites dans les préoccupations les plus actuelles de cette ethnie ou de ce groupe. De la même façon, ces littératures empruntent des voies diverses, de la littérature orale, toujours bien implantée en raison du spectacle auquel elle recourt, à des textes transcrits dans une langue tardivement transcodée. S'il semble urgent que les anthropologues et les linguistes recueillent ces traditions populaires menacées par la modernité, paradoxalement le collationnement de ces traditions n'a jamais été autant partagé de par le monde, notamment grâce aux nouvelles technologies qui, en les enregistrant et en les diffusant à moindre coût, permettent de saisir la diversité africaine dans ses dimensions les plus profondes et les plus authentiques.

Les littératures d'expression européenne sont issues de la colonisation. Qu'elles soient d'expression anglaise, française ou lusophone, elles sont toutes tributaires du riche fardeau de l'acculturation plus ou moins consentie, plus ou moins adoptée, entre les franges méridionales du Sahara et l'Afrique du Sud

Les littératures traditionnelles

Définition du champ

L'objet même de « littératures traditionnelles », appliqué à l'Afrique subsaharienne, appelle quelques précisions. Dans le champ de la production littéraire de cette partie du continent, qu'est-ce qui définit les littératures dites « traditionnelles » ? Un tel concept semble impliquer une opposition avec une littérature « non traditionnelle » qui serait alors « importée » (mais l'histoire ne montre-t-elle pas que le patrimoine culturel de toutes les civilisations est fait d'emprunts et d'échanges incessants ?) ou « moderne » (la notion de modernité s'opposant souvent à celle de tradition). La tentation est grande alors de définir les littératures « traditionnelles » à l'aide d'une série d'oppositions commodes : rural/urbain, moderne/coutumier, langues européennes/langues africaines et, naturellement, oral/écrit. Il convient de se méfier de ces clichés. Non qu'ils ne recèlent une part de vrai, comme tout stéréotype, mais ces dichotomies s'avèrent dangereusement réductrices.

Elles ne sauraient en effet résoudre la question de la définition de l'objet de manière satisfaisante. Le zouglou, genre né à Abidjan à l'aube du xxie siècle, et énoncé en français populaire ivoirien appartient-il ou non à la littérature traditionnelle ? Les œuvres écrites directement en peul par Amadou Hampaté Bâ (1901-1991) à partir de la connaissance qu'il a de son patrimoine sont-elles des œuvres littéraires traditionnelles ? Les recueils de contes inspirés de répertoires ethniques et écrits directement dans une langue européenne par des auteurs africains relèvent-ils encore de la littérature traditionnelle ? La difficulté à répondre de façon tranchée à cette série de questions montre que le champ des littératures traditionnelles ne saurait être délimité par des contours indiscutables et qu'il s'agit plutôt d'un espace notionnel aux frontières floues.

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Sous cette rubrique sera traité un ensemble de discours consacrés comme « œuvres », du fait de leur inscription dans un répertoire et dans un genre reconnus par une communauté comme relevant de son patrimoine culturel propre, ancien ou plus récent. La nature de cette communauté peut être variable : communauté ethnique aussi bien qu'urbaine, immigrée, voire nationale... Elle est à considérer comme un « habitus » au sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme, un ensemble social défini par un certain nombre de traits culturels grâce auxquels chacun se reconnaît comme membre de l'ensemble. L'immensité et la diversité du champ des littératures traditionnelles d'Afrique noire (il existe sur le continent des milliers de langues qui ont toutes un patrimoine littéraire) exclut évidemment toute prétention à l'exhaustivité. Ne seront donc abordés ici que quelques illustrations représentatives de cas de figure significatifs.

Une civilisation de l'oralité

Les littératures traditionnelles d'Afrique s'inscrivent toutes dans une civilisation de l'oralité, ce qui n'implique ni ignorance ni exclusion de l'écriture. Cela veut dire que, même lorsqu'elle laisse des traces écrites, la littérature traditionnelle n'est pas faite pour être consommée à la lecture, mais pour être récitée sans support, en présence directe d'un auditoire, afin d'assurer la cohésion du groupe et la conscience communautaire. Ce mode de civilisation véhicule des valeurs qui ne sont pas sans incidences sur la façon de concevoir le verbe qui, sous ce régime de communication non médiatisée, est energeïa plutôt qu'ergon (simple outil). Cette toute-puissance de la parole est résumée on ne peut mieux par Komo-Dibi, le chantre malien du Komo (société d'initiation bambara) :

La parole est tout.

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Elle coupe, écorche.

Elle modèle, module.

Elle perturbe, rend fou.

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Elle guérit ou tue net.

Elle amplifie, abaisse selon sa charge.

Elle excite ou calme les âmes.

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Cette civilisation de l'oralité appelle une représentation patrimoniale de la production littéraire, privilégiant un idéal de création mimétique (selon l'idéal classique) reposant plutôt sur l'imitation que sur l'innovation ou la transgression. Il s'agit d'un choix de civilisation, car le régime de l'oralité africaine n'a rien à voir avec une supposée ignorance des techniques graphiques, comme pouvait le laisser croire l'expression autrefois employée de « sociétés sans écriture ». L'écriture a été connue de l'Afrique noire, bien avant la colonisation, qui n'a fait que confronter les cultures africaines à l'imprimé. En Éthiopie, le guèze s'écrit depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne. À l'époque médiévale, les grandes sociétés islamisées ont eu recours à la graphie arabe pour transcrire certains discours dans des langues locales (procédé qu'on appelle l'ajami) telles que le peul, le haoussa, le malinké, le khassonké, etc. Par ailleurs, plusieurs systèmes graphiques ont été inventés à différentes époques : oberi, okaime, vaï, nko..., sans oublier l'invention par le sultan Njoya de l'écriture bamoun.

Ce qui est significatif, c'est que ces emprunts ou ces inventions sont restés cantonnés à des usages sociaux limités. À partir du moment où l'écriture a été connue (importée ou inventée) à certaines époques, en certaines parties du continent africain, son usage se serait généralisé si son utilité culturelle, en matière de consommation du patrimoine verbal, avait été reconnue. Si cette expansion ne s'est pas faite, ou très tardivement et pour des usages circonscrits, c'est bien la preuve que les sociétés africaines ont en quelque sorte « dédaigné » la culture écrite au profit d'un autre choix de civilisation. C'est pourquoi, dans la tradition africaine, la littérature orale reste le mode d'expression valorisé par excellence.

Les littératures orales

Elles constituent la majeure partie de la littérature « traditionnelle ». De quoi s'agit-il au juste ? Faut-il considérer que tout discours consigné dans un répertoire patrimonial relève de la littérature orale ? Il y a certes quelques arguments en faveur de cette position. Ce régime appelle en effet une « poétisation » de la langue pour tous les énoncés appelés à se constituer en répertoire, afin que leur mémorisation soit facilitée : mise en rythme et en formules particulières qui les tire du côté de l'expression littéraire. Mais il est possible de chercher des outils plus précis pour tracer les frontières d'un domaine littéraire dans le champ de la production verbale ritualisée en Afrique noire.

Délimitation d'un champ littéraire en oralité

Au sein d'une culture donnée, cette délimitation peut se tenter d'un point de vue exogène ou endogène. Beaucoup de recueils adoptent implicitement le premier, en s'intéressant à des genres dénommés par une langue européenne, sans se soucier de savoir dans quelle mesure le champ sémantique de cette dénomination coïncide avec celui du terme de la langue locale pour désigner le même objet. Ces genres, par convention, sont supposés être transculturellement littéraires : contes, mythes, proverbes, épopées... Il s'agit là certes de genres clés des littératures orales africaines et, pour les contes et les proverbes, systématiquement représentés dans toutes les sociétés. Cela dit, on voit bien le risque d'ethnocentrisme qu'il y a à dénommer des genres à partir de critères relatifs à la seule culture de l'observateur extérieur, comme si les genres étaient universels.

Il paraît plus rigoureux de se poser la question d'une éventuelle représentation autochtone de la littérarité d'après les champs lexicaux des langues locales. Des investigations en ce sens ont mis en lumière que beaucoup de cultures possédaient des paires antinomiques et discriminantes permettant d'opposer la parole courante à une autre parole, surcodée et travaillée de sorte que, pour la saisir convenablement, des connaissances autres que linguistiques soient nécessaires. Dans certaines langues, le lexique dispose de deux termes pour opérer cette distinction, comme en wolof (Sénégal) avec wax et kaddu, en kassim (Burkina Faso) avec ngwanga et wa-tara, en bemba (Zambie) avec ili-shiwi et ulw-imbo, chacun de ces deux termes désignant respectivement la parole ordinaire et la parole plus recherchée, souvent accompagnée de musique.

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Parfois ce sont des déterminations conventionnelles affectant le terme « parole », « discours » qui remplissent cette fonction discriminante. Ainsi la distinction faite par les Mossi (Burkina Faso) entre des gomdpagdo (paroles à coque), qui désignent les discours de tradition orale, et les gomdfaato (paroles peu consistantes), qui renvoient aux discours de la conversation courante. Pagdodésignant la coque d'un fruit, l'image parle d'elle-même : pour jouir du fruit de certains discours, il faut savoir le décortiquer. Dans le même ordre d'idées, les Dioula de Côte d'Ivoire opposent des kumakoro (paroles anciennes, celles de la tradition) à des kumagbè (paroles claires, immédiatement compréhensibles, sans présupposés culturels, celles du discours ordinaire). Cette opposition suggère par contrecoup que les paroles anciennes ne sont pas claires d'emblée, non parce qu'elles sont confuses mais parce qu'elles sont surdéterminées. La distinction des Dogon du Mali entre so et sopey, celle des Kassena entre kwèkafè et kwèdongo, opposant des paroles simples à des paroles anciennes, ont la même valeur. Des paires discriminantes, plus ou moins analogues, se retrouvent chez les Vili (Congo) qui opposent des nsamucimpela (paroles lancées, connotant la spontanéité) à des nsamuwucya (paroles cuites, donc stylistiquement travaillées). Ces exemples, qu'on pourrait multiplier, dessinent assez distinctement deux paradigmes plutôt homogènes :

– d'une part, celui des discours de la communication courante, sans tradition (ils ne sont pas anciens), sans véritable préparation (ils sont lancés, ce qui suggère la spontanéité de l'énonciation) ; ils sont aisément compréhensibles (la maîtrise du seul code linguistique suffit pour en saisir le sens) mais ils sont moins valorisés (ils ont peu de consistance) ;

– d'autre part, celui des discours anciens (ceux que la tradition consigne dans un répertoire) dont l'énonciation relève de tout un art de préparation (ils sont « bien cuits ») ; ils exigent un effort de décodage supplémentaire (ils demandent à être décortiqués).

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Le champ délimité par ce deuxième paradigme repose sur une conception de l'art verbal correspondant assez bien à celui de la littérature dans les cultures de l'écriture : champ discursif socialement prestigieux, référence à une tradition (discours anciens) et à une poétique (langue surdéterminée par des conventions qui supposent la maîtrise de codes autres que linguistiques). Toutes ces façons de dire l'activité discursive révèlent donc bien dans les sociétés orales une représentation où sont distingués un mode de communication courante d'un mode plus élaboré, avec des marqueurs stylistiques repérables. Ce dernier entretient des relations avec les discours conservés dans les répertoires patrimoniaux que, dans beaucoup de langues, on rassemble sous la dénomination « vieilles paroles » (Dioula, Kassena, etc.).

Non pas que les notions de « paroles élaborées » et de « paroles anciennes », à entendre au sens d'œuvres d'un répertoire préétabli, soient nécessairement équivalentes et toujours permutables. Il existe bien sûr, dans maintes cultures africaines, des discours recourant à des surcodages stylistiques dans le cadre de créations originales. Toutefois, il arrive que même dans le cas de ces nouveautés, les usagers parlent de « parole ancienne ». Il faut alors comprendre que, même s'il est original, le discours s'est élaboré selon des canons qui, eux, sont traditionnels.

Les genres de la littérature orale

La recherche de la représentation autochtone d'un éventuel domaine comparable en oralité à celui de la littérature conduit à se poser différemment la question des genres littéraires. Au-delà de ceux qui sont décrétés tels par le point de vue exogène, prennent alors cette qualité tous les discours que les usagers classent dans la catégorie générale de la parole surdéterminée (la parole à coque, la parole cuite, la parole ancienne...) et qui font l'objet d'une dénomination en langue locale dans le cadre d'une taxonomie.

On y retrouve naturellement les contes, mythes, proverbes et épopées reconnus par l'approche exogène, mais la prise en compte du point de vue autochtone amène à reconsidérer les frontières du champ sémantique de ces genres dans des systèmes particuliers. Ainsi, en termes de genres narratifs de fiction par exemple, la nomenclature wolof distinguera plusieurs sortes de contes selon qu'ils ont une chute comique (mayé) ou non (leeb). Chez les Dioula, les contes se disent ntalen, mais s'ils se terminent par une énigme, ils sont appelés ntalenkorobo (du même nom que les devinettes) et, si leur conclusion se rapporte à l'origine des choses, ils deviennent ngalenkuma et reçoivent une formule d'introduction différente. En kinyarwnda, le terme imigani désignera indifféremment des œuvres que le français distinguerait sous les vocables respectifs d'apologue, de fable, de conte, de proverbe et même de devinette. Chaque culture aura ainsi ses distinctions propres en fonction de critères qui lui sont spécifiques. Ce qui est vrai pour le conte le sera aussi bien pour le genre parémique (distinction marquée dans certaines nomenclatures entre plusieurs types d'aphorismes) ou pour le genre épique. En langue mandingue, par exemple, l'épopée reçoit une dénomination différente selon qu'elle est historique ou corporative (cynégétique ou agricole).

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Moins répandu que le conte, le genre épique, particulièrement travaillé et interprété par des spécialistes, constitue sans doute, par l'ampleur et l'ambition de ses œuvres, l'un des plus beaux fleurons des littératures traditionnelles d'Afrique. On peut distinguer au moins deux sortes de poèmes épiques en Afrique noire : les épopées à dominante historique (qu'on rencontre surtout dans de grandes sociétés organisées sous forme de royaumes ou d'empires) et les épopées à dominante mythique (production de sociétés moins hiérarchisées qui déversent le mythe dans l'histoire). Il y a trois grandes zones où fleurit l'épopée, à l'ouest, au centre et à l'est du continent.

À l'ouest se rencontre une série de sociétés possédant des épopées à caractère fortement historique : wolof, sérère, soninké, mandingue, zarma, haoussa, peule. Parmi les plus connues, on citera la grande épopée mandingue de Soundjata, du nom du héros qui fonda l'empire du Mali au xiiie siècle. Chez les Bambara, autre peuple mandingue, un cycle épique se rapportant à la geste de Ségou (royaume du xviiie siècle) est également très populaire. Dans la culture peule existe de même une gamme d'épopées exaltant les grands héros : Silâmaka, l'ardo (chef) du Mâcina, Ham-Bodêdio (Hama le Rouge), SambaGuéladio, héros du Fuuta Toro, sans oublier l'épopée toucouleure relatant le djihad d'El Hadj Omar. Chez les Zarma du Niger, l'épopée la plus fameuse est celle du conquérant Issa Korombé. Chez les Wolof, le cycle épique du Kayor, célébrant les anciens rois du pays (dammel) est le plus significatif.

À côté de ces épopées historiques coexistent des poèmes épiques plus « corporatifs » (selon l'expression de L. Kesteloot et B. Dieng). De moindre prestige, ils relatent les exploits d'un héros plus mythique qu'historique, dans le cadre d'une activité « professionnelle » : pêche, chasse, activité pastorale ou agricole...

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En Afrique centrale, on retrouve quelques épopées à caractère historique (Ibitekerezo au Rwanda, geste du Hilun chez les Bassa du Cameroun, geste de Mwindo chez les Banyanga ou celle de Lianja chez les Mongo, deux peuples de la République démocratique du Congo), mais c'est surtout l'épopée à forte charge mythologique qui domine dans le groupe Beti-Bulu-Fang (Cameroun, Gabon). Il s'agit du fameux mvet, qui doit son nom à l'instrument qui en accompagne la récitation. Ce cycle raconte, dans un style élaboré et parfois ésotérique, le combat acharné que se livrent les peuples d'Engong (les immortels) et le peuple d'Oku (les mortels).

En Afrique orientale se remarquent essentiellement les épopées swahili (utenzi), qui forment un cycle autour de la figure de LyongoFumo, chef d'Ozi, héros du xiie siècle. Ce qui est remarquable en l'occurrence, c'est que le swahili ayant une longue tradition écrite, cette épopée, toujours récitée, a néanmoins donné lieu à plusieurs manuscrits élaborés par les usagers eux-mêmes, comme ce fut par exemple le cas en France pour les gestes médiévales.

Dans les sociétés qui ne connaissent pas l'épopée, il existe néanmoins souvent des chroniques prenant en charge la relation des épisodes majeurs du passé historique (la fondation des agglomérations par exemple). Il est légitime de considérer ces œuvres comme plus littéraires que proprement historiques dans la mesure où ces récits sont travaillés par la légende, au prisme de l'idéologie locale. De telles chroniques peuvent d'ailleurs exister parallèlement à l'épopée qui n'en est alors que la version exaltée et poétisée à l'excès.

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Mais lorsqu'on adopte un point de vue ethnolinguistique, partant des nomenclatures locales pour considérer les littératures orales africaines, les genres de ces littératures sont loin de se limiter aux contes, mythes, proverbes, épopées, devinettes, tous genres dûment reconnus par le folklore occidental. Il en existe une infinité d'autres qui n'ont pas forcément d'équivalent hors du continent. Dans la plupart des cas, il s'agit de genres accompagnés de musique et chantés, se rapprochant, par leur caractère souvent lyrique et ésotérique, du domaine poétique. Comme ils varient d'une société à l'autre, il est impossible d'en dresser un catalogue. Tout au plus peut-on essayer d'esquisser une typologie générale des principales catégories :

Les genres sacrés. Étant donné l'efficacité magique de la parole dans les sociétés orales d'Afrique, ils sont nombreux : chants liés à des cultes initiatiques (komo des Bambara, bagré des Dagari du Burkina Faso, poro des Sénoufo de Côte d'Ivoire), à des cultes de masques, à divers rites propitiatoires, pour obtenir la pluie, par exemple. Cette parole sacrée constitue un pan essentiel de l'art oral africain.

Les genres « cérémoniels » et festifs. Ils accompagnent les grandes manifestations publiques ponctuant la vie des citoyens, selon leur âge ou leur statut : baptêmes, mariages, funérailles... ; selon les cas, circoncision, étape d'initiation, intronisation, etc. Ils sont aussi associés aux grandes fêtes cycliques prévues au calendrier local.

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Les genres circonstanciels. Ce sont des dits (souvent des chants) susceptibles d'accompagner conventionnellement une activité laborieuse (chasse, pêche, agriculture, élevage, pilage, filage, etc.) ou culturelle (lutte, jeux...). L'un des meilleurs exemples est celui des poèmes (jammojena'i) que les bergers peuls composent sur la beauté de leurs vaches pendant le temps de la transhumance et qu'ils récitent au moment du degal, le retour vers les terres libérées par la décrue. Une autre illustration de poésie pastorale se rencontre encore dans les sociétés du Rwanda (amazina y'inka : noms de vaches).

Les genres héroïques. Ce genre est évidemment représenté au premier chef par l'épopée, déjà évoquée. Cela dit, il peut également exister, dans les sociétés qui n'ont pas d'épopées, des chants de guerre, par exemple, dont la tonalité héroïque est nettement marquée.

Les panégyriques. Ce domaine est très répandu dans toute l'Afrique du fait même de la toute-puissance déjà évoquée de la parole qui peut faire et défaire l'homme social. Le citoyen a besoin de la parole de louange pour exister socialement. Elle prend le plus souvent la forme d'un texte poétique (poésie d'éloge, praisepoetry chez les Anglo-Saxons), évoquant éventuellement le dédicataire du poème, mais avant tout son lignage en des sortes de devises ou blasons : ainsi, parmi beaucoup d'autres genres, sont les ibisigo du kinyarwanda, les jammoore du peul, les taga du wolof, les fasa des cultures mandingues, les apae des cultures akan, les miimbi des Bayaka (R.D.C.) et surtout les célèbres izibongo des cultures d'Afrique australe (xhosa, sotho)...

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Les genres satiriques et parodiques. Ces derniers occupent une place marginale quantitativement et qualitativement. Ils méritent cependant d'être mentionnés car, plus que les précédents, il s'agit de créations d'auteurs improvisant leurs compositions, comme Lamadani (Centrafrique), le poète nzakara dont Éric de Dampierre a publié quelques œuvres. Par ailleurs, les parodies d'œuvres consacrées, souvent le fait de catégories sociales dévalorisées, offrent un cas de figure intéressant pour comprendre l'ensemble des fonctions socioculturelles de la littérature orale.

Les catégories évoquées ne sont pas discriminantes entre elles et peuvent se combiner dans un même genre. Ainsi, du fait de son importance, le domaine littéraire du panégyrique se retrouvera couramment dans la catégorie des genres cérémoniels et circonstanciels ou encore sous forme de collages dans les textes épiques. Ces genres peuvent prendre des formes diverses, selon des modes d'énonciation individuels, collectifs, alternés dans le cadre de joutes, etc. Ils évoluent naturellement avec les mœurs et les besoins de la société et, loin d'être pérennes, on en voit naître et mourir au fil du temps. Le domaine de la littérature orale, en effet, n'est pas figé une fois pour toutes, mais lié à une dynamique en constante évolution.

Production et circulation des œuvres de littérature orale

Dans les cultures africaines, n'importe qui ne dit pas n'importe quoi à n'importe qui en n'importe quelle circonstance. Une étiquette très contraignante règle la circulation des genres. Certains sont en circulation relativement libre comme les contes, qu'en général chacun peut dire s'il en a la compétence, encore qu'ils ne puissent, en principe, qu'être contés la nuit. D'autres genres, au contraire, sont très contraints dans la mesure où ils ne peuvent être dits que par un spécialiste désigné (chef, maître initiatique), n'être écoutés que par une catégorie de public (vieux, initiés, etc.), en certaines occasions bien définies. Entre les deux, il y a toute une catégorie de genres pour lesquels le monopole de la production et/ou de consommation appartient à des groupes : femmes, hommes, captifs, chasseurs, etc.

Toutes les combinaisons sont possibles, selon que les producteurs et les consommateurs sont ou non les mêmes : chez les Mandingues, on pourra par exemple avoir des chants d'amour dits et consommés par les jeunes filles de façon indifférenciée ; des chants de chasseurs dits et consommés par des chasseurs avec cette nuance qu'il faut avoir un certain grade dans la société de chasse (donsoton) pour être autorisé à exécuter certains types de chants ; des chroniques historiques dits par des chefs de famille ou de quartier à destination des plus jeunes, etc. Dans la plupart des sociétés d'Afrique, il est impensable qu'un puîné puisse prendre l'initiative de dire un proverbe à un aîné, car cela aurait l'air de lui donner une leçon, comportement inadmissible.

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Les producteurs d'un genre sont donc très souvent prescrits, en fonction de leur statut social, sans qu'ils soient nécessairement des spécialistes ou des professionnels. On dit souvent que la littérature orale africaine, étant patrimoniale, est anonyme. C'est vrai pour une grande partie des répertoires, mais il convient de nuancer : on garde en effet, dans certains cas, la mémoire de l'inventeur de l'œuvre (ou du genre) comme c'est le cas, entre autres, pour le chant de kurubi des Dioula, par lesquels les femmes règlent annuellement leurs comptes avec leur entourage. Parfois il arrive qu'un interprète porte l'exécution d'une œuvre à un tel degré de perfection qu'on l'associe à son nom. C'est ce qui se passe pour des spécialistes.

Dans certaines sociétés, il existe en effet des spécialistes et même parfois des professionnels de l'art oral. Les deux termes sont à distinguer. Le « spécialiste » est un interprète qui choisit de se former dans l'exécution d'une forme élaborée de littérature orale exigeant un apprentissage auprès d'un maître, sans nécessairement vivre (en tout cas principalement) de son art. Ainsi en est-il, par exemple, du serewa (ou sora), l'interprète musicien des récits de chasse manding, qui, en fonction de ses goûts et de son talent, choisit de tenir ce rôle au sein de la donsoton(association des chasseurs). Le « professionnel », quant à lui, embrasse son art comme carrière. La plupart du temps, il ne peut accéder à ce statut que par hérédité.

En français, on appelle généralement ces professionnels des « griots ». Contrairement à un préjugé répandu qui fait qu'on nomme parfois « griot » tout artiste reconnu de la parole, ces professionnels ne se rencontrent que dans un nombre de sociétés limité. Encore le terme « griot » est-il ambigu, dans la mesure où il recouvre des statuts différents d'une société à une autre, et même au sein d'une unique société. Ainsi, toujours chez les Mandingues, on appelle griots aussi bien les gawlo (simples griots musiciens, de peu de prestige) que les jeli (artistes plus prisés intervenant aux cérémonies et pouvant au besoin réciter une épopée) et les finè(généalogistes), kumatigi ou belentigi (maîtres de la parole, maîtres du bâton), qui sont les garants des grandes traditions épiques et de la validité des généalogies. Mieux vaut donc se soucier de ce à quoi correspond le statut des artistes patentés désignés par la terminologie locale : maabube peul, jasare zarma, baj-gewel wolof, mbom-vet bulu-fang, abiru ou absizi burundo-rwandais mwimbaji swahili, dan gambara haoussa, imbongixhosa, etc.

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Ces professionnels jouissent au sein de leur société d'une considération ambiguë faite à la fois d'une pointe de condescendance de la part des hommes libres (on les paie, ils sont parfois « castés ») et d'une révérence mêlée de crainte dans la mesure où on a besoin d'eux pour être loué, – d'où les largesses dont ils bénéficient souvent.

Propriétés et fonctions des littératures orales

L'oralité de ces productions verbales leur confère des propriétés qui les rendent différentes des productions de la littérature écrite. Une représentation convenue de ce type de littérature voudrait que les œuvres, créées dans un temps immémorial et consignées dans un répertoire, forme un patrimoine stable et immuable reproduit à l'identique de génération en génération. C'est de fait l'illusion que cherchent à se donner les sociétés de l'oralité en prônant le mythe de l'idéal mimétique : l'interprète doit être un transmetteur fidèle de la tradition qu'il contribue à perpétuer intacte. Dans la réalité, rien n'est plus faux. Les œuvres, ignorant le stockage matériel par les usagers (du moins jusqu'à une période récente), conservées dans la seule mémoire collective, n'ont d'existence concrète qu'au moment de leur exécution par un interprète. À son insu même, celui-ci, en fonction de son paramètre personnel et de son statut social, inscrit dans sa performance une subjectivité qui va en infléchir le style et éventuellement la fonction.

Au mythe de l'immuabilité qui s'explique par cette absence de conservation matérielle (une société a besoin de croire à la pérennité de son patrimoine pour conjurer la crainte d'une perte identitaire), répond donc la réalité de la variabilité. Celle-ci sera d'autant plus importante que le genre est moins contraint. Cette variabilité reste certes discrète car les énoncés des genres de littérature orale sont souvent très formulaires, ne serait-ce que pour en faciliter la mémorisation. On y retrouve donc pour les contes, les devinettes et parfois même pour les proverbes (chez les Kpèlè de Guinée par exemple) des formules spécifiques d'introduction, de conclusion, des formulettes intérieures qui tendent toutes à les figer. Pour les genres plus longs, comme l'épopée, anaphores, épiphores, épithètes formulaires et parallélismes divers sont des éléments de charpente qui évitent les dérives excessives de la variabilité. En outre, comme beaucoup de genres sont accompagnés d'instruments et chantés, la structure musicale contribue également au maintien d'une certaine stabilité de l'œuvre qui doit y rester adaptée. La danse et le mime qui concernent la majorité de ces genres (mimes de chasse, de combats, formes théâtralisées comme le koteba bambara) constituent un cadre structurant supplémentaire, mais ces aspects paralinguistiques sont aussi susceptibles d'évoluer.

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Cela dit, même pour les genres brefs les plus contraints, l'expérience montre qu'il n'y a pas de fixité absolue, d'autant que les variantes peuvent ne pas être seulement linguistiques. La diction, la gestuelle, qui sont des éléments de plein droit de la sémiotique de l'œuvre orale, participant au même titre que le langage parlé à sa signification dénotative et connotative, ne sont jamais parfaitement identiques d'une exécution à une autre. La présence de l'auditoire, souvent active, accentue l'individualité de chaque exécution. Ces variantes de différents ordres représentent l'espace à l'intérieur duquel l'interprète, consciemment ou non, exerce sa créativité. Il est ainsi possible, pour un même genre, d'identifier des styles mais aussi des idéologies d'interprètes ou de catégories d'interprètes en fonction de leur position sociale. Cet aspect sera d'autant plus sensible qu'on s'intéresse aux répertoires individuels ou aux répertoires de groupes (répertoires de contes de femmes, par exemple).

L'exercice de la littérature orale en Afrique ne se limite pas à reproduire plus ou moins fidèlement les œuvres d'une tradition répertoriée. Un nombre non négligeable de genres donne lieu à de véritables improvisations à partir de canons connus. Jeff Opland, par exemple, insiste sur le fait que David Yali-Manisi (1926-1999), le poète xhosa auquel il a consacré une grande partie de sa recherche, improvise chacune de ses performances à partir de motifs plus ou moins canoniques. De même, les femmes dioula qui interprètent les chants de kurubi ont le choix soit de puiser dans le répertoire, soit d'inventer un chant nouveau à partir de modèles convenus. Dans le même ordre d'idées ont déjà été évoquées les satires de Lamadani, le poète nzakara. Il serait donc erroné de penser que le domaine des littératures orales africaines ignore la création d'œuvres nouvelles, voire de genres nouveaux.

Cette adaptation permanente est liée aux fonctions mêmes de cette littérature dans les sociétés africaines. Ces dernières évoluant en permanence, celle-ci doit s'adapter pour continuer à jouer son rôle. Pas question de détailler ici, genre par genre, les fonctions susceptibles d'être remplies par les littératures orales africaines. Il suffit de dire qu'entre un pôle de légitimation et un pôle de subversion des valeurs, on retrouve les fonctions classiques de toute littérature, éducative, ludique, cathartique, etc., et de préciser que, dans chaque société, la fonction de chaque genre se définit par rapport aux autres, le tout formant système pour participer à la régulation des relations sociales en termes de pouvoir.

Les formes écrites de la littérature traditionnelle

Les littératures traditionnelles écrites constituent certes un domaine quantitativement marginal, comparé à l'immensité de celui des littératures orales. Elles méritent cependant d'être mentionnées car leur existence permet de mieux comprendre les relations de l'écrit et de l'oral dans les cultures africaines.

Ont déjà été évoqués les manuscrits autochtones de l'épopée swahili LyongoFumo. Le cas n'est pas isolé, puisqu'on trouve aussi quelques manuscrits d'usagers relatifs à l'épopée toucouleure d'El Hadj Omar. Ces documents ne sont en fait destinés qu'à des clercs et ne font pas l'objet d'une consommation de masse. La comparaison entre le texte de ces manuscrits et les versions orales transcrites d'après enregistrement offre une occasion intéressante de comparer les lois qui régissent les modes d'expression écrit et oral.

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Dans les sociétés islamisées, la littérature historique est aussi susceptible de prendre la forme de manuscrits en ajami (langue locale transcrite en caractères arabes). Mais une fois de plus, ces manuscrits sont plutôt des mémentos offrant des repères historiques datés aux garants patentés de la tradition orale. Dans la culture peule, les manuscrits en ajami concernent surtout la poésie religieuse, donc des textes originellement liés à la culture arabe qui a importé son écriture. Ainsi, le long poème composé par un érudit lettré du Fouta Djalon, Tierno Mouhammadou-Samba Mombéyâ, Le Filon du bonheur éternel, qu'Alfâ Ibrahim Sow a édité après avoir publié précédemment une anthologie de poèmes écrits en ajami, La Femme, la vache et la foi (volumes 5 et 10 des Classiques africains). On se trouve là devant un cas classique de littérature comparée où une culture donnée assimile des formes importées à la suite d'un contact de civilisation.

Toujours dans la culture peule, mais cette fois écrites en caractères romains adaptés aux normes officielles de la graphie du peul, certaines œuvres d'Hampaté Bâ, comme Kaïdara, (récit initiatique), L'Éclat de la grande étoile, Bain rituel (volumes 7 et 15 des Classiques africains), offrent un cas de figure intéressant. Directement composés en peul par l'auteur, ces textes s'inspirent cependant des souvenirs qu'il se remémore d'œuvres de son patrimoine oral. Cette situation est comparable à celle de Mazi Kunene qui, après Thomas Mofolo, a écrit dans sa langue une épopée autour de la figure de Chaka, à partir d'éléments de la tradition orale zoulou (œuvre qui fut ultérieurement traduite en anglais sous le titre EmperorShaka the Great, a Zulu Epic, Londres, 1977). Pour écrites qu'elles soient (et non transcrites à la différence des éditions des folkloristes), il n'y a aucune raison de ne pas considérer ces œuvres comme relevant, par leur source, de la littérature traditionnelle.

Un peu différent est le cas du long poème écrit en kinyarwanda par Alexis Kagame en 1949 sous le titre Indyohesha-birayi et édité en version bilingue en 2004 (Le Relève-goût des pommes de terre) par Anthère Nzabatsinda (volume 30 des Classiques africains). Il ne s'agit pas en effet cette fois de l'adaptation d'une œuvre patrimoniale, mais d'une composition originale, à la gloire du cochon, composée comme une parodie provocatrice des amazina y'inka, ces fameux poèmes à la gloire des vaches, prétexte pour l'auteur à faire une satire de sa société. C'est cette fois le modèle utilisé, objet de la parodie, qui fait le lien avec la culture traditionnelle et qui peut conduire à rattacher cette œuvre littéraire à cet ensemble.

La néo-oralité africaine

Ces nouvelles formes de littérature orale africaine se manifestent aussi bien sur le continent qu'à l'extérieur auprès de la diaspora immigrée.

En Afrique

Cette néo-oralité concerne :

– en premier lieu, la médiatisation par la radio, la télévision ou les disques et cassettes de genres oraux traditionnels, parfois quelque peu adaptés aux exigences de ces médias. De nombreux pays réservent des émissions où conteurs et artistes de la parole interprètent dans une des langues nationales des œuvres d'un répertoire traditionnel. Cette pratique a même pu donner lieu à une certaine forme de vedettariat : Demba Lamine au Sénégal, Amadou Kouyaté au Mali, Nagl Naaba au Burkina Faso... Beaucoup de chanteurs diffusent aussi localement des disques dont le contenu est une sorte de syncrétisme entre des textes et contenus traditionnels et des formes musicales plus contemporaines : Pierre-Claver Akendendengue au Gabon, Jean-Serge Essous, Franklin Boukaka, Marcel Mawakani, interprètes de chants lingala de la zone congolaise... Certes, ces performances d'un nouveau genre, souvent en studio et en l'absence de l'auditoire traditionnel, modifient les conditions d'énonciation et partant, la personnalité des œuvres. Mais n'est-ce pas le lot de tout phénomène culturel d'évoluer ainsi ? Ne pas prendre en compte cette évolution ou lui dénier tout statut culturel serait se laisser aveugler par un passéisme stérile. La littérature traditionnelle est celle qui hérite du passé dans ses formes et dans ses contenus, ce ne pourrait être celle qui n'évolue pas car l'histoire montre que c'est impossible ;

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– en second lieu, l'adaptation de genres de la tradition à des situations nouvelles. Plusieurs leaders politiques (Kwame Nkrumah, Sékou Touré, leaders de l'African National Congress...) ont cherché à utiliser à leur profit la poésie de louange traditionnelle. Le cas le plus significatif est sans doute celui de l'Afrique du Sud avec les izibongo. Plusieurs partis politiques ont de même choisi pour leurs slogans des proverbes. À l'inverse, certains genres traditionnels satiriques peuvent être utilisés à des fins politiques subversives comme ce fut le cas des chants somali qui ont contribué au renversement du régime de Siad Barré. Le champ politique n'est pas le seul à être investi par les genres traditionnels, qui peuvent servir à de nouveaux usages sociaux de la vie moderne, comme c'est encore le cas des izibongo. Il est par exemple courant aujourd'hui de faire venir des imbongi pour réciter des poèmes de louange à l'intention d'étudiants ayant terminé avec succès leurs études. Dans le même ordre d'idées, chez les Bemba de Zambie, on utilise les chants d'initiation des femmes pour la lutte contre le sida et les Shona du Zimbabwe font la même chose avec des chants funéraires.

– en troisième lieu enfin l'émergence de genres nouveaux créés dans le cadre des langues et cultures locales pour répondre à des situations nouvelles : ainsi les « chants de train » des Yirmosse, ces travailleurs mossi qui émigraient en Côte d'Ivoire jusque dans le dernier tiers du xxe siècle. Beaucoup de ces genres sont urbains comme le concert-party ghanéen qui s'est répandu jusqu'au Togo ou encore le zouglou apparu en Côte d'Ivoire (essentiellement à Abidjan) au début du xxie siècle. Ce genre populaire chanté et accompagné de musique, né dans les milieux scolaires et étudiants, et dont la base linguistique est un type de français populaire ivoirien (le nouchi), traite à chaud de problèmes sociaux et politiques très contemporains. Malgré cette modernité, on parlera à ce propos de littérature traditionnelle dans la mesure où, pour moderne qu'il soit, le zouglou relève de l'esprit d'une culture nationale authentiquement autochtone.

Auprès de la diaspora

Ce phénomène sera évoqué, à titre d'exemple, à partir de la communauté mandingue émigrée en France. De nombreux griots ou griottes font l'aller et retour entre le Mali et la France pour remplir auprès de la communauté émigrée les fonctions qu'ils occupaient dans leur pays d'origine, souvent dans le cadre d'associations (Mande foli, L'Association des griots et artistes du Mali ...), d'autres sont même installés en France comme la griotte Diaba Kouyaté.

Les productions de ces artistes reprennent à l'occasion de cérémonies traditionnelles les œuvres du répertoire en les adaptant quelque peu, linguistiquement et musicalement, à la situation de ce nouveau public. Cette adaptation sera d'autant plus importante qu'ils s'adressent parfois à un auditoire élargi, au-delà de l'immigration. Ceux qui se sont plutôt spécialisés dans l'interprétation de chants mandingues à destination d'un public international (Salif Keïta, Rokia Traore) ne sont d'ailleurs pas des griots.

Les prolongements des littératures traditionnelles dans les langues européennes

Est atteinte ici la limite de ce qu'on peut considérer comme la littérature traditionnelle africaine. Mieux vaut parler de prolongements.

Parmi eux, il y a d'abord les œuvres de répertoires ethniques, contes et épopées, que certains écrivains ont réécrites et adaptées directement dans une langue européenne. Pour s'en tenir au domaine de la francophonie, on citera, pour ce qui est du conte, le recueil inspiré du répertoire agni de l'Ivoirien Bernard Dadié, né en 1916, (Le Pagne noir) ou ceux du Sénégalais Birago Diop (1906-1989), adaptés des répertoires wolof, peul et mandingues, (Contes, puis Nouveaux Contes d'Amadou Koumba) ; pour l'épopée, on retiendra Soundjata ou l'épopée mandingue, ou encore Le Maître de la parole, œuvres respectivement des Guinéens Djibril Tamsir Niane (1932-2021) et Camara Laye (1928-1980). Dans de tels cas, la source est bien traditionnelle mais la forme ne l'est plus, dans la mesure où la réécriture très libre de ces narrations obéit à des canons du goût romanesque occidental : ajout de descriptions, d'introspections, de motivations psychologiques, voire de nouvelles morales, tous traits étrangers à l'œuvre originelle.

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Par ailleurs, des œuvres littéraires écrites dans des langues et des genres européens, théâtre, poésie, roman, font souvent la part belle aux sources littéraires traditionnelles sous forme de collages (proverbes, chants), ou même prétendent en emprunter les formes. Déjà, dans ses recueils poétiques, Senghor sous-titrait certains de se ses poèmes taga ou guimm par référence à des genres poétiques wolof ou sérères. Sans doute y avait-il là plus de posture que d'héritage poétique réel, mais d'autres poètes ont donné plus de gages de l'héritage oral dont ils se réclamaient, comme les Ivoiriens Zadi Zaourou (1938-2012) avec le didigaou Jean-Marie Adiaffi (1941-1999) avec le nzassa. Dans un autre genre, Ahmadou Kourouma (1927-2003) a écrit, avec En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), un roman sur le modèle des récits de chasseurs mandingues (donsomaana).

Enfin, dans le cadre du renouveau du conte en France, plusieurs conteurs africains donnent en français des adaptations orales de récits traditionnels, dans des conditions d'exécution assez différentes des performances originelles, dans le cadre de mises en scène spécifiques. L'exemple le plus marquant est celui du griot burkinabé Hassane Kouyaté qui récite en français des adaptations de passages de la Geste de Ségou.

Les littératures traditionnelles africaines correspondent donc à des objets variés et évolutifs. En Afrique comme ailleurs, il convient de ne pas entendre la notion de tradition littéraire comme une réalité figée dans le passé d'un répertoire intangible d'œuvres créées une fois pour toutes. Même si l'acception de « tradition » appelle l'idée d'une certaine diachronie, la littérature traditionnelle n'exclut pas la production d'œuvres nouvelles, y compris de genres nouveaux, à condition que ceux-ci empruntent, dans leur forme comme dans leur contenu, des valeurs reconnues comme appartenant au patrimoine identitaire du groupe qui les produit.

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Orales dans leur majorité, un grand nombre des œuvres de ce patrimoine verbal africain est, on l'a beaucoup dit, en grand danger de disparaître. On connaît le fameux mot d'Hampate Bâ sur la bibliothèque qui brûle chaque fois que meurt un vieillard. Il est vrai qu'il est urgent de collecter toute cette richesse que les nouveaux médias – et singulièrement la télévision – font dépérir. Cela dit, il faut se garder d'annoncer trop tôt la fin des littératures traditionnelles, car des formes de néo-oralité apparaissent. Les possibilités de conservation par les usagers eux-mêmes (sous forme de cassettes et de CD) vont pouvoir concourir à la constitution d'un patrimoine matérialisé qui modifiera peut-être à terme le rapport que ces usagers ont avec leur culture traditionnelle.

— Jean DERIVE

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Écrit par

  • : professeur émérite de l'université de Savoie, chercheur au laboratoire Langages, langues et cultures d'Afrique noire (Llacan), U.M.R. 8135 du C.N.R.S.
  • : professeur à l'université de Paris-XIII
  • : professeur de portugais à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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