ART & SCIENCES

Depuis les années 1960, conservateurs du patrimoine, historiens de l'art, archéologues, architectes, artistes, restaurateurs d'œuvres d'art se sont rapprochés des physiciens et des chimistes.

Ensemble, ils ont adopté des appareils perfectionnés et des méthodes de pointe pour engager un véritable dialogue autour de la nature technique de l'œuvre d'art et de l'objet archéologique.

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Au carrefour des dimensions esthétique, historique et scientifique des œuvres, ils ont développé une nouvelle discipline, la science des biens culturels, dont les bases furent établies par Harold Plenderleith, directeur du laboratoire du British Museum (1956), par Paul Coremans, fondateur de l'Institut royal du patrimoine artistique de Bruxelles (1957), et par Cesare Brandi, concepteur de l'Istituto centrale per il restauro de Rome (1939) et théoricien de la restauration. La rénovation et le développement de quatre laboratoires parmi les plus prestigieux – celui du Centre international de conservation d'Ottawa (1972), celui de la Smithsonian Institution dans la banlieue de Washington (1983), celui du Laboratoire de recherche des musées de France (1995), installé dans le périmètre du Grand Louvre et celui du Getty Institute de Malibu (1997) – témoignent de cet intérêt croissant pour l'appréhension à la fois humaniste et scientifique des œuvres du patrimoine. En se rejoignant, les deux points de vue permettent d'objectiver une vision élargie des œuvres replacées dans leur contexte historique afin de les intégrer dans un héritage culturel qui sera transmis aux générations futures.

Les premiers contacts entre l'art et la science

Après les artistes savants de l'Antiquité et les artistes ingénieurs de la Renaissance, une division nette s'établit au xixe siècle entre les arts et les sciences. Les scientifiques élaborent alors une méthode de connaissance exacte, universelle et vérifiable, aboutissant à la définition de lois. Cet esprit scientifique, plus proche du Conservatoire national des arts et métiers et du Muséum d'histoire naturelle, créés pendant la Révolution française, que du musée des Beaux-Arts, est cependant à l'origine d'un certain nombre d'innovations qui modifient le comportement des artistes et des responsables de collections d'art et de curiosités.

La naissance de la chimie moderne

Michel-Eugène Chevreul - crédits : Bettman/ Getty Images

Michel-Eugène Chevreul

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L'un des premiers exemples de démarche scientifique moderne est donné par Lavoisier, qui remet en question, en 1793, la théorie antique et médiévale des quatre éléments (l'eau, l'air, la terre et le feu). Il apporte en effet la preuve expérimentale que la matière est constituée d'éléments chimiques. En définissant ainsi trente-trois corps simples, il crée la chimie moderne, indispensable à la recherche des nouvelles couleurs et à la pratique de la restauration des œuvres d'art. Artisans et artistes peuvent dès lors solliciter les physico-chimistes pour élaborer de nouveaux matériaux et pour obtenir des effets inédits. C'est ainsi que le chimiste P.-Y. Rocher a entièrement renouvelé la palette des couleurs obtenues à partir du pastel. Le chimiste, directeur de la manufacture des Gobelins, Michel Eugène Chevreul, invente de nombreuses nuances colorées et met au point le cercle chromatique. En 1839, il démontre dans son ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs... que « mettre une couleur sur une toile, ce n'est pas seulement colorer de cette couleur la partie de la toile [...] mais c'est encore colorer de la complémentaire l'espace environnant ». Le peintre Seurat adoptera dans ses tableaux ce principe de la perception des couleurs. Et, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, la plupart des peintres – impressionnistes, coloristes... – auront lu les travaux de Chevreul, qu'ils complètent par des réflexions sur la lumière.

La révolution de l'image physico-chimique

Louis Daguerre - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Louis Daguerre

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Par ailleurs, les nouvelles techniques de l'image mises au point par les scientifiques vont influencer la vision des artistes. Le plus bel exemple est celui de Nicéphore Niépce, qui invente peu avant sa mort, le 5 juillet 1833, le procédé de la photographie, fondé sur l'insolubilisation de certains composés chimiques soumis à une radiation. Son associé, Jacques Daguerre, diffuse à travers le monde le procédé du daguerréotype (révélé le 19 août 1839 à l'Institut de France), utilisé d'abord pour reproduire les œuvres d'art et bientôt pour produire des œuvres proprement dites, portraits et paysages. Ces inventions aboutissent à la photographie, fondée sur la notion de négatif sur support sensible à la lumière.

Étienne-Jules Marey - crédits : AKG-images

Étienne-Jules Marey

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Des peintres ont eu recours à la photographie, en particulier Degas et Bonnard. Au-delà du témoignage que Degas souhaitait conserver du monde de la danse s'inscrit ainsi le souci de percer le mystère du mouvement. Étienne-Jules Marey s'y appliquera de manière plus systématique, et plus tard, en 1912, Marcel Duchamp témoignera de la même recherche quand il peindra Nu descendant l'escalier no 2. Les frères Lumière avaient entre-temps inventé l'image cinématographique. La photographie est à l'origine non seulement d'une nouvelle vision de la réalité, mais aussi d'une pratique novatrice, celle de la documentation comparative, qui préfigure le rôle, si important de nos jours, de l'imagerie scientifique. Celle-ci s'enrichit à la fin du xixe siècle avec la découverte, à Augsbourg en 1895, des rayons X par Wilhelm Conrad Röntgen. Celui-ci s'aperçoit que des rayons, émis par un tube de Crookes, traversent la paroi d'une boîte en bois contenant des poids en cuivre et impressionnent l'image des poids sur un film photographique disposé derrière la boîte. Traverser la matière opaque ! Cette nouvelle incroyable se répand dans le monde en quelques mois. Les nombreuses applications de ces rayonnements concernent aussi bien la physique et la médecine que l'étude des objets anciens, œuvres d'art ou pièces archéologiques. Les sciences deviennent alors des outils d'exploration et de connaissance.

La médecine des hommes et celle des œuvres d'art

Un domaine d'investigation attire à la fois les scientifiques et les artistes : il s'agit de la diversité humaine, et en particulier des anomalies et des pathologies de l'homme. Les travaux de Bichat, au début du xixe siècle, ont permis une approche plus clinique du faciès des malades. Ceux-ci inspirent un certain nombre d'artistes qui trouvent dans le réalisme une source de vérité et de projection. Géricault (1791-1824) tente d'obtenir une représentation scientifique du corps humain à partir de l'observation des cadavres. Mais, très vite, le peintre s'aperçoit qu'il ne peut représenter que l'image apparente du malade. Le peintre réaliste constate que, malgré la finesse de son observation, il ne peut contribuer au progrès de la médecine. En revanche, avec les rayons X, les médecins découvrent l'invisible, et des voies nouvelles d'investigation, bien plus prometteuses.

D'autres artistes explorent une autre voie, celle de La Leçon d'anatomie, mais malgré le célèbre modèle créé par Rembrandt, le résultat n'est qu'une sèche galerie de portraits de chirurgiens et n'apporte rien à la connaissance approfondie du corps humain. C'est un deuxième échec. La troisième voie recherche les manifestations spectaculaires de l'hystérie, et, là encore, les mises en scène obtenues apparaissent vite artificielles et vaines, en particulier celles qui sont photographiées dans le service de Charcot à la Salpêtrière. C'est dans ce contexte que des médecins radiologues ont l'idée de radiographier des tableaux et des objets d'archéologie. On constate alors que le vocabulaire utilisé en médecine et en histoire de l'art est le même : maladie, traitement, survie, etc.

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Désormais, examens et analyses scientifiques des malades et des œuvres vont s'imposer pour compléter les premiers diagnostics et pour déterminer toute information cachée, qu'il s'agisse de l'homme ou de ses créations artistiques et archéologiques.

Le conflit de l'art et de la science à la fin du XIXe siècle

L'artiste a-t-il besoin de cette culture scientifique pour accomplir son œuvre ? Son inspiration, son habileté, voire ses dons, ne suffisent-ils pas pour exprimer le beau et l'émotion ? Le débat se transforme en une vive polémique qui oppose au cours de la seconde moitié du xixe siècle les adeptes de l'art spontané et sensible et les fervents d'un art moderne à la recherche de nouvelles formules prenant en compte les découvertes scientifiques. La situation est si confuse à l'École des beaux-arts de Paris que Napoléon III fait appel à Louis Pasteur : il lui confie en 1860 la première chaire consacrée à la physico-chimie appliquée aux arts. Le biologiste, peintre lui-même, explique aux étudiants que la science permet de mieux comprendre des phénomènes comme la lumière ou la couleur. Il aborde aussi les problèmes de conservation, par exemple celui du jaunissement des vernis des tableaux ou celui de l'obscurcissement de certaines toiles peintes à l'huile. Pasteur réclame l'« alliance possible et désirable de la Science et de l'Art ». Par cette formule, il reconnaît implicitement la séparation de l'une et de l'autre. Le savoir est devenu trop vaste, il ne peut plus être, comme à l'époque de la Renaissance, le bien d'un seul homme. Le savoir s'est scindé, d'un côté les humanités et de l'autre les sciences, qui se développent dans des proportions qui annoncent les grandes innovations technologiques du xxe siècle. La tentative de Pasteur, isolée à son époque, est typique de l'incompréhension que manifestent les artistes pour les scientifiques. Pourtant, ce sont des médecins révolutionnaires, comme Sigmund Freud, qui prouvent que la réalité enfouie explique seule les apparences. Ce sont des radiologues, comme les médecins d'origine argentine Pérez et Mainini, qui fondent en 1931, un laboratoire de recherche radiographique au musée du Louvre ouvrant ainsi la voie à une nouvelle discipline, la science de l'héritage culturel.

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Écrit par

  • : conservateur général du patrimoine, directeur de la rénovation du musée de l'Homme

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Michel-Eugène Chevreul - crédits : Bettman/ Getty Images

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