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COURNOT ANTOINE AUGUSTIN (1801-1877)

En décidant, en 1905, de consacrer un numéro spécial à l'examen des idées de Cournot, le comité de rédaction de la Revue de métaphysique et de morale entendait appeler l'attention du « public philosophique » sur des travaux « que trop généralement il ignore ». Non sans paradoxe, en effet, la grande diversité autant que le caractère inclassable d'une œuvre où les recherches mathématiques, les analyses économiques et les considérations spécifiquement philosophiques se trouvent étroitement liées expliquent, mieux que la défaveur longtemps attachée au probabilisme, la relative discrétion des références faites aux ouvrages qui la constituent, à l'exception, toutefois, des Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses. La publication des Œuvres complètes de Cournot, d'une part, et celle des Études pour le centenaire de sa mort, d'autre part, marquent cependant une étape importante dans la connaissance d'un auteur qui occupe, en raison notamment de son analyse de l'aléatoire fondée sur une conception moderne du hasard (cette scientia probabilitatis méconnue par Comte), une place éminente dans l'histoire des idées.

La place fondatrice des mathématiques dans l'œuvre de Cournot

En saluant en Cournot le père de l'économie mathématique, Walras, dès 1873, a certes assuré à l'auteur des Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses une assez grande notoriété en économie politique, mais il a contribué à dissocier les études économiques entreprises par Cournot de la philosophie mathématique qui les sous-tend. Si intéressante, en effet, et si importante que soit, notamment dans la perspective des théories de l'équilibre économique de Walras et de Pareto, l'analyse cournotienne du monopole, de la concurrence indéfinie ou de la communication des marchés, analyse préalable à la construction des modèles mathématiques d'interaction, on ne peut en saisir l'originalité qu'à la condition de la rapporter à une nouvelle conception des mathématiques issue d'influences sur lesquelles les Souvenirs rédigés par Cournot en 1859 nous renseignent assez bien.

À cette date, Cournot achevait d'écrire son Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire (1861). Il méditait ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872). Huit ans plus tôt avait paru son Essai sur le fondement de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851). Or, l'Essai aussi bien que le Traité développent des idées dont on retrouve l'origine non seulement dans un de ses premiers livres, le Traité élémentaire de la théorie des fonctions et du calcul infinitésimal (1841), où se marque un net retour aux idées de Newton et de Leibniz, mais aussi dans deux mémoires peu connus, l'un sur la distribution des orbites et des comètes dans l'espace (Bulletin de Ferussac, t. XI), l'autre sur la probabilité des jugements et sur la statistique (Journal de Liouville, t. III), tous deux antérieurs de dix ans aux Recherches de 1838. Si bien que la conception que Cournot s'est formée de la causalité, de la loi, de la raison et du hasard, son probabilisme philosophique comme son réalisme critique ne sont pleinement intelligibles que si l'on tient compte de la place fondamentale qu'il a assignée aux mathématiques et plus précisément au calcul infinitésimal.

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Dans les mathématiques, Cournot a vu une série de disciplines assises sur des notions particulières, délimitées avec précision, enchaînées avec rigueur, puis, ainsi que le relève L. Brunschvicg, citant d'ailleurs à plusieurs reprises, dans ses Étapes de la philosophie mathématique, le travail de Cournot De l'origine et des limites de la correspondance entre l'algèbre et la géométrie (1847), « entre ces domaines bien déterminés, mille chemins de communication et de ramification [venant] montrer la coordination des méthodes, étendre l'horizon de leur application, susciter de nouvelles solutions ou de nouveaux problèmes ». À l'intuition de la multiplicité des correspondances susceptibles d'être mises en évidence par les mathématiques, Cournot a associé l'idée de la continuité, dont la conception philosophique venait d'être renouvelée par Cauchy ; et c'est d'elle que dérive l'opposition entre l'ordre logique et l'ordre rationnel qu'il a ensuite systématisée.

Il convient d'insister sur ce point, car c'est la comparaison, dont on trouve l'exposé dans la Théorie des fonctions, entre la méthode des limites et la méthode infinitésimale qui l'a conduit à poser qu'au-dessus de la logique formelle il y en a une autre au moyen de laquelle on est en mesure de distinguer l'accident du rationnel en histoire (thème des dernières leçons professées par Tarde, au Collège de France, sur la philosophie de Cournot), l'absolu du relatif, la réalité de l'apparence ; que certaines contradictions, celles, par exemple, que nous croyons apercevoir dans la notion de l'infini, étrangères à l'ordre rationnel qui tient aux choses, c'est-à-dire l'ordre adopté par la nature elle-même, n'existent que dans l'ordre logique qui tient à l'ordre du langage ; que c'est notre logique humaine qui procède du fini à l'infiniment petit, tandis que la nature procède toujours de l'infiniment petit au fini. Ainsi s'explique l'intérêt marqué de Cournot pour le calcul infinitésimal, mieux approprié à la nature des choses que la méthode des limites, qui permet, néanmoins, dans un premier temps, de remonter des conséquences complexes aux principes simples (identique en cela à la démarche par exhaustion des Anciens), parce qu'il est l'expression naturelle du mode de génération des grandeurs physiques qui croissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Dans Théorie des fonctions, t. I, Cournot écrit : « Sur ce point de vue, on peut dire avec fondement que les infiniment petits existent dans la nature et il conviendrait certainement d'appeler f ′(x) la fonction génératrice ou primitive et f (x) la fonction dérivée, à l'inverse de ce qu'a fait Lagrange. »

C'est, en définitive, le calcul infinitésimal qui permet d'accéder à la connaissance des véritables « raisons des choses » que sont, aux yeux de Cournot, les infiniment petits. Il trouva l'exposé systématique de ses fondements tels qu'ils étaient posés à la fin du xviiie siècle, dans le Traité du calcul différentiel et du calcul intégral de Lacroix, dont la seconde édition (1810-1819) fut sa source principale. L'utilisation qu'il en fit relève d'une interprétation de l'infiniment petit qui a été pleinement justifiée par A. Robinson (Analyse non standard, 1960) ; de la même façon, la conception de la notion de fonction qui s'y trouve associée apparaît très proche de celle que s'en forment aujourd'hui les mathématiciens.

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En recourant ainsi aux mathématiques, Cournot a pu sortir de la vieille métaphysique, qui eut le tort, selon lui, de ne pas tenir assez compte de la marche des sciences et du contrôle qu'elle fournit pour fixer l'ordre et la valeur de nos idées. Un tel recours, pourtant indispensable pour échapper à « la routine et [au] vague de la vieille métaphysique », devait éloigner de ses ouvrages, en particulier de ses Recherches, les lecteurs « trop étrangers à toute espèce de considération géométrique ». Ni l'abandon de tout appareil mathématique, d'abord dans ses Principes de la théorie des richesses (1863), puis dans sa Revue sommaire des doctrines économiques (1877), ni l'exposé simplifié de sa philosophie que constitue Matérialisme, vitalisme, rationalisme(1873) n'augmentèrent la réputation qu'il s'acquit, en 1834 (après avoir été pendant dix ans le secrétaire du maréchal Gouvion Saint-Cyr, qu'il aida à rédiger ses Mémoires sur les campagnes de l'armée du Rhin, 1829, et dont il publia les Mémoires pour servir à l'histoire militaire sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, 1831), en traduisant le Traité d'astronomie de John Herschel, ainsi que les Éléments de mécanique de Kater et Lardner, puis en éditant, comme l'avait fait précédemment Condorcet, les Lettres à une princesse d'Allemagne de Euler. On conçoit l'amertume qui perce en certaines pages de ses Souvenirs, où il remarque que son ami Dirichlet, le successeur de Gauss à l'université de Göttingen, l'auteur du célèbre mémoire Sur la convergence des séries trigonométriques qui servent à représenter une fonction entre des limites données (1829), fut lui aussi méconnu, malgré la puissance d'invention que révèle sa théorie des nombres.

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique

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