ANGLAIS (ART ET CULTURE) Littérature

La poésie contemporaine

La tentation du repli

Qu'en 1969, dans son étude The Truth of Poetry, le poète anglais Michael Hamburger choisisse Les Fleurs du mal plutôt que Les Feuilles d'herbe comme point de départ de l'aventure moderne en poésie est significatif. Le roman peut bien se confiner dans l'espace étroit d'une société, la poésie, parce qu'elle touche de plus près aux racines vives de la langue, est plus exposée. Aussi n'est-il pas excessif de dire que la poésie britannique au cours de ce siècle aura dû apprendre à coexister avec l'Amérique dans la même langue. C'est cette concurrence difficile, mieux perçue sans doute par les étrangers, qui explique une attitude de repli et de défense.

On est en effet tenté de soutenir, sans vouloir cultiver le paradoxe ou la provocation, que les deux grands poètes anglais du siècle sont deux Américains, Ezra Pound et T. S.  Eliot. Ezra Pound, venu de l'Idaho à travers Venise et la Provence, conquiert Londres de 1908 à 1920, lance l'imagisme en 1913, qu'il confisque à T. E. Hulme, affine le vers symboliste de Yeats, entraîne à sa suite vers la Méditerranée et Rapallo de jeunes poètes comme Basil Bunting. Pourtant, sa conquête n'aura pratiquement pas de répercussion sur ce paysage qu'il aura vainement tenté d'animer et auquel il donnera congé satirique dans le Canto VII et dans son Hugh Selwyn Mauberley (1920). Pound n'aura d'influence réelle que sur son compatriote T. S. Eliot, exilé comme lui à Londres depuis 1913, dont il corrigera et émondera le long poème The Waste Land paru en 1922, et dont il facilitera généreusement l'existence précaire. Pound traverse donc Londres sans laisser de marque. Eliot s'y installe et y façonnera la vie littéraire par son activité de critique et d'éditeur jusqu'à sa mort en 1965. Ainsi les jeunes poètes anglais seront-ils pris entre le double étau du modernisme de Pound et du retour à la tradition d'Eliot. Position inconfortable s'il en fut. On comprend mieux la tentative quasi désespérée d'un Donald Davie pour inventer une troisième voie typiquement nationale qui remonterait à Thomas Hardy, dont le retour à la poésie après l'échec de Jude l'Obscur, en 1895, sera marqué jusqu'en 1924 par la production de mille poèmes à la prosodie tout à la fois classique et complexe. C'est pourtant moins la prosodie de Hardy que les thèmes d'Eliot qui influenceront durablement l'Angleterre. Davie le reconnaît lui-même à son insu, en faisant de son contemporain Philip Larkin, auteur en 1955 de The Less Deceived, l'héritier d'un espace fatigué par l'industrie. Depuis 1922, l'Angleterre habite la Terre vaine. Les poètes des années 1930, Stephen Spender, Cecil Day Lewis, Wystan Hugh Auden, Louis Mac Neice, auront beau s'engager politiquement, ils ne feront que domestiquer les ruines, qu'habiter satiriquement la grisaille en attendant les fruits problématiques de la révolution. À propos de The Orators (mai 1932), John Hayward parlera d'une génération « grandie dans un apprentissage difficile et malheureux depuis la publication du Waste Land ». On peut se demander d'ailleurs si, en prenant la nationalité américaine, Auden n'essaiera pas, par la suite, de rompre symboliquement cet « enchantement ». Pourtant, même lorsqu'il sera devenu américain, ses Bucoliques, ses Horae Canonicae (1948-1957) mimeront encore la volonté plus sereine d'apaisement des Four Quartets.

L'intérêt se porte donc vers ceux qui ont su très clairement, très sagement reconnaître la primauté américaine du mouvement. Basil Bunting, émigré dans le sillage d'Ezra Pound à l'âge de vingt-quatre ans, a retrouvé son Cambria natal dans la prosodie accentuelle serrée de Briggflatts[...]

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Écrit par

  • Elisabeth ANGEL-PEREZ : agrégée, professeur de littérature anglaise (théâtre) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
  • Jacques DARRAS : écrivain, professeur de littérature anglo-américaine
  • Jean GATTÉGNO : ancien élève de l'École supérieure, professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII, directeur à la Direction du livre et de la lecture
  • Vanessa GUIGNERY : professeure des Universités en littérature britannique contemporaine et en littératures postcoloniales à l'École normale supérieure de Lyon, membre de l'Institut universitaire de France
  • Christine JORDIS : écrivain, critique littéraire
  • Ann LECERCLE : maître assistant d'anglais, agrégée, docteur d'État, professeur à l'université de Paris-Nord
  • Mario PRAZ : ancien professeur à l'université de Rome

Classification

Pour citer cet article

Elisabeth ANGEL-PEREZ, Jacques DARRAS, Jean GATTÉGNO, Vanessa GUIGNERY, Christine JORDIS, Ann LECERCLE, Mario PRAZ, « ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

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