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ANGLAIS (ART ET CULTURE) Littérature

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Littérature pour enfants

La notion même de « littérature pour enfants » est une notion moderne. Il faut attendre le milieu du xviiie siècle pour voir un éditeur anglais se spécialiser dans les livres pour enfants, et le troisième tiers du xixe siècle pour voir les livres pour enfants commencer, sans d'ailleurs y parvenir totalement, à être considérés comme partie intégrante de la « littérature ».

Quatre dates jalonnent l'histoire du genre : 1744, avec l'installation à Londres de l'éditeur John Newbery ; 1865, avec la publication d'Alice au pays des merveilles ; 1882, avec celle de L'Île au trésor ; et 1904, avec l'apparition de Peter Pan.

Une volonté d'édification et de pédagogie

L'évolution du genre suit, comme il est logique, l'évolution de la place attribuée à l'enfant dans la société anglaise et, plus précisément, au sein de la classe dominante. Tant que les enfants n'existent pas pleinement comme individus reconnus et que rares sont ceux qui savent lire, il n'y a pas de textes qui leur soient vraiment destinés. Tout au plus ont-ils connaissance, généralement par la voie orale, de ce qui fait la matière littéraire du public lisant : les contes de fées, les chansons de geste – celles communes à l'Europe occidentale, ou celles plus spécifiquement anglaises comme Robin des Bois (Robin Hood) –, les légendes et les fables.

<it>Le Voyage du pèlerin</it> - crédits : MPI/ Getty Images

Le Voyage du pèlerin

Le xviie siècle introduit une novation d'ordre proprement idéologique. Le zèle réformateur des puritains leur fait considérer en effet les enfants, plus proches du péché originel que les adultes, comme une terre particulièrement digne d'être travaillée en vue d'une bonne moisson. Si le désir d'amuser les enfants n'est pas absent des « bons livres » que propagent les puritains, ceux-ci tiennent pour essentiel de montrer, en développant la peur du châtiment éternel, la voie à suivre vers un salut toujours incertain. Mais leur sens du concret permet à tous ces auteurs (dont aucun n'est « spécialisé » dans le monde de l'enfance) d'utiliser des formes littéraires capables d'attirer les jeunes âmes : abécédaires, fables, histoires, proverbes, poèmes ou énigmes. Le plus grand d'entre eux, John Bunyan, sait trouver, dans une œuvre dont les enfants ne sont pourtant pas le public privilégié, Le Voyage du pèlerin (The Pilgrim's Progress, 1678), un mode, lui, privilégié : le mariage du récit d'aventures et de l'histoire, tout à fait édifiante, de « Chrétien » et « Chrétienne » en route vers la Cité céleste. Le livre, présent longtemps dans presque tous les foyers, surtout les foyers populaires, ne cessera d'être lu par des enfants. L'allégorie, aveuglante de simplicité, les péripéties nombreuses et incluant des combats passionnants, et la conclusion heureuse de tant d'incertitudes, il y a dans tout cela une recette que les « westerns » retrouveront, avec un succès aussi assuré.

La fièvre de conversion des écrivains puritains devait renforcer deux caractéristiques qui restèrent pendant deux siècles celles de tous les livres pour enfants : d'une part, l'alimentation d'un sentiment de frayeur (morale et spirituelle) chez le jeune lecteur ; d'autre part, la chasse, non seulement aux sorcières, mais aussi à toutes les créatures féeriques, qui conduit « naturellement » à la chasse à la gratuité et aux refus des libertés prises avec la logique (ce que l'Angleterre devait appeler le nonsense). Jusqu'à la publication, en 1823, de la traduction des Contes des frères Grimm, aucun livre pour enfants n'oublie de préciser, pour s'en féliciter, que fées et dragons, géants et sorciers, ont pris la fuite devant les progrès de la raison.

<it>Robinson Crusoé</it> - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Robinson Crusoé

Que reste-t-il donc aux enfants anglais ? D'abord et paradoxalement, des livres qui ne leur sont pas destinés, mais qui deviennent pour eux des lectures favorites parce que contenant ce qui leur est par ailleurs dénié : l'aventure et la fiction ; ce sont les premiers des romans anglais : Robinson Crusoe de Daniel Defoe (1719) et les Voyages de Gulliver (Gulliver's Travels) de Jonathan Swift (1726).

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En second lieu, pour les moins fortunés, il y a les petits livres colportés à l'intention des adultes (les chapbooks), recueils de faits divers ou versions approximatives de l'histoire ancienne ou médiévale.

Et puis vient John Newbery, qui publie en 1744 Un joli petit livre de poche (A Little Pretty Pocket Book) qui, destiné explicitement à « Tommy » et « Polly », contient des fables, un abécédaire, des jeux en tous genres et des illustrations à profusion. Après quoi, en 1751, Newbery lance des magazines, eux aussi destinés aux enfants, puis ajoute à son catalogue des ouvrages que nous appellerions aujourd'hui de vulgarisation scientifique.

À partir de cette époque, les enfants anglais ont leur circuit de librairies et de lectures.

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Malgré Newbery, ce circuit devait, jusqu'au milieu du xixe siècle, véhiculer, pour l'essentiel, des livres dans lesquels se fait jour un souci moralisateur ou pédagogique, inspiré de façon assez lâche du Rousseau de l'Émile. Parmi ces écrivains-éducateurs, un nom s'impose, celui de Maria Edgeworth. Celle-ci, dont l'œuvre littéraire déborde largement le domaine de la littérature enfantine, devait inclure un grand nombre d'histoires amusantes et édifiantes, dont les héros sont toujours des enfants, dans des livres intitulés explicitement Premières Leçons ou Histoires morales. À côté de l'œuvre de Maria Edgeworth, un titre : Sandford and Merton (1783-1789), de Thomas Day, présenté comme un recueil de petites histoires qui transforment librement des récits historiques ou légendaires pour que, là encore, des enfants puissent en être les héros.

Les livres de Maria Edgeworth et de Thomas Day conservent, en dehors de leur intérêt historique, une valeur certaine. On ne peut en dire autant de tous ceux qu'écrivirent une phalange de dames-éducatrices, Mrs Trimmer, Mrs Sherwood ou Mrs Elliott entre autres et qui dominèrent le premier tiers du xixe siècle.

Vers l'imagination et la fantaisie

Une révolution allait se préparer grâce à la publication en traduction des Contes populaires des frères Grimm (1823), puis des Contes d'Andersen (1846), et à la parution entre 1841 et 1849 d'un « Recueil familial » (Home Treasury) de livres, d'illustrations, de jouets, « destinés à nourrir le sentiment, l'imagination, la fantaisie et le goût des enfants » et où, sous le pseudonyme de Felix Summerly, Henry Cole réunit pour la première fois les trésors du folklore – le mot lui-même apparaît en 1846 – et des comptines (nursery rhymes) d'Angleterre.

Cette réhabilitation de l'imagination et de la fantaisie n'alla pas sans peine : florissait alors en Angleterre un auteur américain, Samuel Goodrich, qui avait « fait un malheur » (7 millions d'exemplaires vendus entre 1827 et 1860) avec un recueil de textes visant à éduquer sérieusement les enfants et non à remplir leur tête d'« absurdités » comme les comptines ou de « mensonges » comme Le Petit Chaperon rouge. Ces histoires attribuées à un personnage baptisé Peter Parley furent plagiées sans vergogne par plusieurs éditeurs anglais, et la préface du recueil présentée par Félix Summerly expose clairement la situation : « Les livres eux-mêmes (ceux de Peter Parley) se proposent, d'une façon bien étriquée, presque uniquement de cultiver l'entendement des enfants. » Avec Summerly, mais surtout Edward Lear et Lewis Carroll, tout allait changer.

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En 1846 paraît le Livre du nonsense (A Book of Nonsense) d'Edward Lear, recueil de poèmes (dont la plupart sont d'une forme extrêmement particulière : celle du limerick) mais aussi de dessins inséparables du texte et tout à fait assimilables à des dessins d'enfants. Tous ont pour point commun d'être « sans queue ni tête » : pas de morale, pas de sentiment, pas de logique, mais de l'absurdité et du comique sans frontières.

Les Aventures d'Alice au pays des merveilles (Alice's Adventures in Wonderland) publiées en 1865 par C. L. Dodgson sous le pseudonyme de Lewis Carroll, vont provoquer un choc infiniment plus grand. Non seulement les ingrédients qu'a ajoutés Lear s'y trouvent contenus à foison, mais, en plus, un élément neuf y est central : le renversement de perspective aboutissant à faire de l'enfant le centre, la base et l'origine du point du vue. Ce n'est plus pour l'enfant qu'on écrit, c'est, dirait-on, l'enfant même qui écrit.

De l'enfant objet à l'enfant sujet

Si Alice, suivi en 1871 par De l'autre côté du miroir (Throug the Looking-Glass), ne devait pas à proprement parler avoir de suites, rien ne serait plus pareil dans la littérature pour enfants : l'histoire moralisante, sans disparaître, cesserait définitivement d'occuper le devant de la scène, et les enfants tels qu'ils sont allaient devenir l'étalon de la littérature qu'on écrivait pour eux. Ainsi s'expliquent notamment deux traits de cette littérature de la fin du xixe siècle. D'abord le développement d'une spécialisation, dans les périodiques pour enfants, effectuée selon le sexe. Pour les fillettes, Le Magazine de tante Judy (Aunt Judy's Magazine), fondé par Mrs Gatty en 1866, et pour les garçons Le Journal des garçons (The Boy's Own Paper), fondé en 1879, en sont les plus importants.

En second lieu, une différenciation va s'introduire, fondée sur l'âge des destinataires. En 1882, la publication de L'Île au trésor (Treasure Island), de R. L. Stevenson, annonce, onze ans après la première traduction de Jules Verne, l'apparition du roman d'aventures, donc d'une littérature pour adolescents, dont les frontières supérieures vont devenir indistinctes lorsque, par exemple, H. Rider Haggard publie, en 1885, Les Mines du roi Salomon (King Solomon's Mines) et que Rudyard Kipling, avec les deux Livres de la jungle (1894-1895), sans renier la tradition pédagogique de l'Angleterre d'avant Lewis Carroll, renoue aussi, de façon indiscutablement moderne, avec le folklore animalier du Moyen Âge.

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Dernière date phare dans l'évolution de la littérature anglaise pour enfants : 1904, avec la production à la scène (suivie en 1906 de la publication) de Peter Pan, de James Barrie. Bien que le héros, petit garçon « qui ne veut pas grandir » et enlève pour un temps les enfants désirant échapper à leurs parents, ait acquis en Grande-Bretagne tous les caractères du héros mythique, l'œuvre est un exemple assez unique d'une mythologie strictement personnelle, grâce à laquelle Barrie pose et résout ses propres problèmes, et permet aux parents, grâce à une part d'humour et à une autre de guimauve, de désamorcer la charge antifamiliale du conte. Il reste que Peter Pan comme Alice instituent le primat de l'enfant dans sa littérature.

La fin du xixe et le début du xxe siècle achèvent, pour l'essentiel, l'évolution. La production de livres pour enfants est dès lors une branche solide de l'édition et de la littérature. Elle a ses auteurs spécialisés : au tournant du siècle c'est E. Nesbit (pseudonyme de Mrs Bland-Tucker) qui en est probablement le meilleur exemple, avec Beatrix Potter pour les tout-petits. Elle a sa presse, florissante et diversifiée. Elle a aussi ses « grands écrivains » – elle en a d'ailleurs eu dès le xixe siècle, avec Charles Kingsley ou George Macdonald – qui, tels Barrie et Kipling, aspirent à mener au sommet ce qui tend quand même à rester une infra-littérature. Elle a même ses hapax, comme l'auteur du Vent dans les saules (The Wind in the Willows, 1908), Kenneth Grahame, qui lui aussi, en un seul texte, donne ses lettres de noblesse au conte animalier.

La suite du xxe siècle n'apportera guère de grands auteurs. Le succès commercial d'Enid Blyton ne marque certes aucune innovation. Elle introduira toutefois un élément nouveau, et de taille, avec l'apparition de la bande dessinée. Mais cela est une autre histoire...

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L'expansion et l'apogée de la littérature pour enfants en Angleterre est étroitement liée à l'évolution du roman. Malgré l'ancienneté des comptines et autres petits poèmes de la nursery, en effet, c'est d'abord la forme littéraire du conte qui est restée la base du livre pour enfants. Certes, le moralisme des premiers contes écrits explicitement pour des enfants a plus tardé à s'effacer que dans les romans. C'est aussi que la place de l'enfant dans la société et l'idéologie d'une bourgeoisie en pleine ascension a été longtemps incertaine. Dès lors que l'école l'a pris en charge, moralement et idéologiquement, il était possible, peut-être même opportun, qu'il trouve, dans une littérature « libérée », un complément, sinon un contrepoids, à cette intégration. La fantaisie n'est plus dangereuse dès lors qu'elle devient une distraction ; son essor à l'époque moderne est de même nature et remplit la même fonction que le développement des loisirs.

En sorte que l'Angleterre, au-delà de la vogue assez superficielle de systèmes de pensées – théologie et morale puritaines, bon sens pédagogique de Locke, théorie rousseauiste –, donne l'exemple d'une société ayant bien réussi l'intégration de l'enfance à l'âge adulte : confinant d'abord l'enfant dans l'inimitable nursery, elle a pu sans risques lui ouvrir les portes de la féerie, de l'absurde et de l'exotisme (lui-même étroitement lié au mythe impérial), et cela sans jamais lui accorder, si ce n'est dans cet instant unique marqué par Lewis Carroll, une quelconque royauté.

— Jean GATTÉGNO

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Écrit par

  • : agrégée, professeur de littérature anglaise (théâtre) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
  • : écrivain, professeur de littérature anglo-américaine
  • : ancien élève de l'École supérieure, professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII, directeur à la Direction du livre et de la lecture
  • : professeure des Universités à l'École normale supérieure de Lyon
  • : écrivain, critique littéraire
  • : maître assistant d'anglais, agrégée, docteur d'État, professeur à l'université de Paris-Nord
  • : ancien professeur à l'université de Rome

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