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PRATIQUE ET PRAXIS

Vie active et vie contemplative

L'attitude « normale » est ainsi de l'ordre de la morale et de la politique. Avec la disparition de l'autonomie de la cité, conséquence de l'apparition des empires, elle changera ; l'individu ne pourra plus véritablement influer sur des décisions qui, dorénavant, dépendent d'autorités tout autres que celles de sa cité. Le résultat n'est cependant pas une évaluation positive de la technique et du travail ; au contraire, le refus du besoin, comme chez les stoïciens, qui veulent libérer l'homme de tout désir autre que de perfection philosophique, ou chez Épicure qui attend d'un repli sur la nature la libération de tout souci et de toute peur, ou enfin chez les néo-platoniciens qui veulent retourner à une félicité dans la pure contemplation, est l'attitude dominante parmi les penseurs d'une époque qui ne peut plus chercher que des consolations dans une vie qui ne connaît ni indépendance ni sécurité. Le travail est du domaine de la nécessité, il n'a aucune dignité et n'en procure non plus aucun bonheur, vu qu'il est source de souci même quand il est couronné de ces succès méprisables qu'il apporte dans le meilleur des cas, savoir l'enrichissement et la jouissance des faux biens matériels et sensibles. Ne restent que la théôria et l'action morale de l'individu isolé en lui-même.

Lorsque le christianisme devient une religion d'État et la religion la plus répandue dans le monde méditerranéen, le rôle du travail et de l'activité matérielle change de nouveau, et cela sous deux aspects : le travail manuel est d'institution divine, mais au titre de punition ; la théôria, la vue et la saisie de ce qui est vraiment, est refusée à l'homme ici-bas, mais il peut (et doit) viser une visio beatifica, promise aux élus dans l'au-delà : l'existence dans ce monde et selon les règles de ce monde est peine et travail. La praxis païenne du citoyen n'est pas seulement devenue impossible sous les conditions de l'Empire (et, plus tard, de la violence féodale), elle est dévaluée – puisque ses problèmes ne concernent que les hommes concupiscents et leur gouvernement –, nécessaire, voulue par Dieu, mais comme pis aller. À la vita activa s'oppose, sans médiation, la vita contemplativa de celui qui s'abandonne, renonçant aux biens de ce monde, à la recherche de Dieu et de sa propre sanctification au moyen de la prière, de la retraite, des privations et des souffrances, librement assumées pour l'amour de Dieu.

La vie pratique joue ainsi un rôle ambigu. Elle est née d'une punition divine, mais qu'il faut accepter : c'est une existence inférieure, mais dans laquelle on peut faire son salut, à condition qu'on y observe les règles de la morale, qu'on soit obéissant à l'égard de l'enseignement de l'Église et soumette sa propre volonté à celle des représentants de Dieu, qu'on montre une juste estime des biens de ce monde en les mettant à la disposition du pouvoir spirituel. Dans le meilleur des cas, qui est rare puisque le monde est tentation, ce n'est toujours qu'un moindre bien, pour ne pas dire un moindre mal, en comparaison d'une vie passée dans la prière et la contemplation ou au service de l'Église.

La réalité ne se conforme à cet enseignement que très partiellement. La proportion du produit social qui va à l'Église et à ses institutions est sans doute considérable, due au sentiment répandu de la propre indignité ou de la propre insuffisance de l'homme. On observe des crises sociales d'inspiration religieuse dans lesquelles s'expriment de tels sentiments, auxquels on répond par de nouveaux rites et de nouvelles organisations (confréries de pénitents, flagellants) ; les mouvements guerriers (croisades) contre les hérétiques[...]

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Pour citer cet article

Éric WEIL. PRATIQUE ET PRAXIS [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ALTHUSSER LOUIS (1918-1990)

    • Écrit par Saül KARSZ, François MATHERON
    • 4 570 mots
    ...partis communistes européens, l'émergence d'aspirations politiques nouvelles). Et parce que, en même temps, il travaille ces disciplines et ces expériences en y mettant Marx à l'épreuve, en l'y investissant, Althusser reprend à son compte ce qu'on appelle classiquement le rapport «  théorie/pratique ».
  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
    • 2 médias
    Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre...
  • DÉVIATIONNISME

    • Écrit par Jacques ELLUL
    • 555 mots

    Lors de la critique par Kautsky de la théorie de Bernstein était apparu le concept d'opportunisme, qui allait être largement élucidé par Lénine. Celui de déviationnisme fut introduit un peu plus tard, lorsque la théorie du centralisme démocratique dans les partis communistes se...

  • ESTHÉTIQUE - L'expérience esthétique

    • Écrit par Daniel CHARLES
    • 5 083 mots
    • 2 médias
    Et comment s'y prend-elle ? En recourant à une praxis bien précise, celle de « la première chaîne de montage » qui s'amorce avec la division du travail temporel entre les Parques. Comment ne pas songer ici à ce penseur de la praxis qu'était Ernst Bloch, et à sa théorie du montage...
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