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PRATIQUE ET PRAXIS

Pratique technique et pratique morale

En tant qu'il pense, c'est-à-dire parle de façon cohérente de ce qui est et le distingue de ce qui n'existe qu'en apparence, l'homme ne se réduit cependant pas au rôle d'objet. Il est également, et surtout, celui qui agit dans la pratique de la science : tout ce domaine est proprement le sien, parce qu'il le constitue et ainsi le connaît en agissant.

Le pragmatisme et le problème kantien du sens

Le pragmatisme, au nom significatif, en tire les conséquences : les spéculations des métaphysiciens, que ceux-ci soient dogmatiques ou critiques, sont dénuées de sens, étant donné qu'aucun prolongement concret n'est donné à leurs thèses, qu'on les accepte ou qu'on les nie ; qu'il n'y ait qu'un monde ou qu'il y en ait plusieurs n'importe pratiquement à personne, de même qu'il est parfaitement indifférent qu'une liberté de l'homme existe ou n'existe pas aussi longtemps que nous admettons que du nouveau, de l'inattendu apparaît dans nos vies. Une théorie désintéressée, si une telle théorie n'était pas un pur rêve, serait sans intérêt ; seul ce qui influe sur notre façon d'agir compte pour nous, et seul ce que nous pouvons soumettre à notre observation et à notre expérimentation, à notre praxis, est pour nous vrai ou faux ; le reste est dénué de sens. La science est véritablement science agissante, et l'action, à l'aide de cette science, la parfait, et se parfait, en un progrès de notre savoir et de notre puissance, auquel aucun terme ne peut être assigné et dont l'idée suffit à nous orienter dans notre pratique.

Un siècle avant les débuts du pragmatisme, Kant avait posé précisément la question du rapport entre la théorie pratique et l'orientation de l'homme. Selon lui, deux familles de théories se distinguent sur le plan de la science : une première, assez proche de ce que le pragmatisme entend sous le terme de théorie, forme un système de règles générales dont l'application dépend de circonstances que la théorie écarte et qui se révèlent seulement dans l'exécution, dans la pratique, de telle façon que le praticien, tout en profitant des efforts du théoricien, reste supérieur à celui-ci jusqu'à ce que la théorie ait rattrapé la pratique ; une seconde famille est formée par des sciences fondamentales dont celles du premier groupe ne sont que des applications qui doivent être comprises (par une logique « transcendantale ») dans leur « possibilité », c'est-à-dire dans leur prétention de donner une connaissance apodictique d'une réalité qui, au premier abord, se présente comme indépendante de l'esprit qui la saisit. Or une théorie d'une nature tout autre s'oppose aux deux : elle se propose de formuler et de résoudre le problème des fins. Aussi bien avec la première qu'avec la seconde espèce de théories, il s'agit, en effet, d'entreprises humaines, et, sous cet angle, aucune différence ne distingue la théorie du praticien de celle du théoricien des sciences fondamentales : lui aussi a choisi une fin à lui et aurait pu tout aussi bien se tourner vers d'autres buts. Un tel choix est-il arbitraire ou justifié ? En général, un choix peut-il être justifié ? comment ? par qui ? Certainement pas par la théorie scientifique, qui ne connaît que des relations de faits et ne saurait distinguer le préférable de ce qui ne l'est pas.

La question ainsi posée est celle du sens, celle-là même que le pragmatisme, confiant dans la marche du monde et de son progrès, ne sent pas le besoin de poser et à laquelle, à plus forte raison, il ne répond pas : nous poursuivons toujours certains buts, mais ces buts méritent-ils d'être poursuivis ? La réponse ne peut pas venir de la pratique observée ou observable, puisque[...]

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Pour citer cet article

Éric WEIL. PRATIQUE ET PRAXIS [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ALTHUSSER LOUIS (1918-1990)

    • Écrit par Saül KARSZ, François MATHERON
    • 4 570 mots
    ...partis communistes européens, l'émergence d'aspirations politiques nouvelles). Et parce que, en même temps, il travaille ces disciplines et ces expériences en y mettant Marx à l'épreuve, en l'y investissant, Althusser reprend à son compte ce qu'on appelle classiquement le rapport «  théorie/pratique ».
  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
    • 2 médias
    Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre...
  • DÉVIATIONNISME

    • Écrit par Jacques ELLUL
    • 555 mots

    Lors de la critique par Kautsky de la théorie de Bernstein était apparu le concept d'opportunisme, qui allait être largement élucidé par Lénine. Celui de déviationnisme fut introduit un peu plus tard, lorsque la théorie du centralisme démocratique dans les partis communistes se...

  • ESTHÉTIQUE - L'expérience esthétique

    • Écrit par Daniel CHARLES
    • 5 083 mots
    • 2 médias
    Et comment s'y prend-elle ? En recourant à une praxis bien précise, celle de « la première chaîne de montage » qui s'amorce avec la division du travail temporel entre les Parques. Comment ne pas songer ici à ce penseur de la praxis qu'était Ernst Bloch, et à sa théorie du montage...
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Voir aussi