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PRATIQUE ET PRAXIS

Théorie et pratique dans la science moderne : la technique rationnelle

Le concept de théorie change de signification avec l'apparition de la nouvelle science. L'intention platonico-aristotélicienne demeure, mais seulement en ce qu'elle a de plus profond, la volonté de déceler le permanent dans le changeant, de réduire le flux des sensations et des observations immédiates à quelque chose d'immuable qui le sous-tend et le rend ainsi saisissable et compréhensible. La mise en œuvre du projet n'en est pas moins radicalement différente : il ne s'agit plus de découvrir des objets stables, des idées ou des formes, mais des relations observables et mesurables, c'est-à-dire mathématisables et ainsi objectives, vérifiables par tous ceux qui en veulent prendre la peine. Pour l'esprit antique, toute intervention dans le cours des événements naturels aurait faussé les données ; pour la science moderne, seule l'intervention de l' expérience méthodique, conçue pour répondre à la question précise que pose le physicien, peut donner les résultats cherchés. Il faut isoler les facteurs, afin qu'on puisse les distinguer, les mesurer, en vérifier les relations ou l'absence de relations, il faut déceler les constantes cachées ; en un mot, il faut surprendre la nature en la soumettant à un examen conduit systématiquement, pour arriver à une série continue (non interrompue par des lacunes) de lois, c'est-à-dire à des fonctions mathématiques cohérentes entre elles et dont la valeur analytico-descriptive peut être éprouvée par l'observation de processus que le physicien provoque et arrange à cette fin.

Ainsi naît une pratique scientifique très différente de la simple collection de faits qui avait caractérisé la science naturelle de l'Antiquité. Il faut des instruments de précision, des montres, des télescopes, des microscopes, sans lesquels l'analyse et l'expérience seraient impossibles, et ces outils de la recherche doivent être fabriqués par l'homme de science ou des spécialistes qu'il instruit. La pratique fait partie intégrante, non de la théorie, mais de son progrès et agit autant sur elle qu'elle la sert : le laboratoire (de labor, travail !) est né. L'esprit expérimental se répand de là : Bacon, quoique très loin d'une physique mathématique, prône l'invention, non spéculative mais utile, et il ne fait que préfigurer l'esprit nouveau d'une industrie qui se veut en progrès constant sur le plan de la technique.

Les nouvelles machines, en particulier la machine à vapeur, ne naissent pas, en effet, de la théorie : on en construit longtemps avant que les physiciens n'en aient fait la théorie mécanique et dynamique : la pratique précède, la théorie suit ; mais elle ne fait pas que suivre : en montrant comment le résultat déjà atteint peut se comprendre scientifiquement, c'est-à-dire dans le langage analytico-mathématique de la physique, elle rend possibles des progrès auxquels la technique irréfléchie de l'artisan et du constructeur purement empiriques n'auraient pas pu parvenir, comme elle rend possibles, à l'aide du calcul des constantes des matériaux, des économies de frais de construction de plus en plus grandes. Le calcul, rendu concrètement applicable par la pratique, s'empare de la technique non scientifique pour la transformer en la faisant avancer par une prise de conscience des conditions de son progrès : le monde est devenu celui d'une pratique théorique, d'une théorie pratique, les deux indissolublement unies.

Dans ce monde, une théorie pure, désintéressée en ce qui concerne ses résultats pratiques, ne subsiste plus que sous la forme d'une science fondamentale, fondement de toutes les sciences particulières ; c'est celle de la mesure (mathématique), jointe à celle des[...]

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Pour citer cet article

Éric WEIL. PRATIQUE ET PRAXIS [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ALTHUSSER LOUIS (1918-1990)

    • Écrit par Saül KARSZ, François MATHERON
    • 4 570 mots
    ...partis communistes européens, l'émergence d'aspirations politiques nouvelles). Et parce que, en même temps, il travaille ces disciplines et ces expériences en y mettant Marx à l'épreuve, en l'y investissant, Althusser reprend à son compte ce qu'on appelle classiquement le rapport «  théorie/pratique ».
  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
    • 2 médias
    Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre...
  • DÉVIATIONNISME

    • Écrit par Jacques ELLUL
    • 555 mots

    Lors de la critique par Kautsky de la théorie de Bernstein était apparu le concept d'opportunisme, qui allait être largement élucidé par Lénine. Celui de déviationnisme fut introduit un peu plus tard, lorsque la théorie du centralisme démocratique dans les partis communistes se...

  • ESTHÉTIQUE - L'expérience esthétique

    • Écrit par Daniel CHARLES
    • 5 083 mots
    • 2 médias
    Et comment s'y prend-elle ? En recourant à une praxis bien précise, celle de « la première chaîne de montage » qui s'amorce avec la division du travail temporel entre les Parques. Comment ne pas songer ici à ce penseur de la praxis qu'était Ernst Bloch, et à sa théorie du montage...
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