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SOUFFRANCE

Niveaux de profondeur de la souffrance

À la différence du déplaisir, qui consiste dans la simple conscience d'une augmentation de tension, la souffrance ne se réduit jamais à l'affect. Conjointement à la décharge motrice et à la conscience de sa valeur pathique, celle-ci suppose, en effet, l'investissement d'une représentation. L'attention se concentre sur la zone du corps douloureuse ou bien prend pour pôle l'objet d'une nostalgie naguère investi par le besoin.

Mais, si la souffrance ajoute au déplaisir la visée d'un motif, l'on peut, inversement, s'étonner de cette attribution spontanée à la souffrance d'un noyau de déplaisir. « Il est remarquable, notait Freud, que ce déplaisir de la souffrance nous semble aller de soi » – autrement dit, qu'un sentiment soit nécessairement accompagné de sensations physiques et de sensations pénibles ! D'une part, en effet, ne saurait-il y avoir une spécificité de la souffrance morale, intraduisible dans le domaine somatique ? De l'autre, pourquoi la souffrance ne résulterait-elle pas de sensations agréables puisqu'aussi bien il existe des effets érogènes de la douleur physique ?

On est ainsi contraint de rechercher non seulement les différentes instances au sein desquelles la douleur est susceptible d'apparaître, mais les types de conflits engendrés par la juxtaposition de niveaux d'expérience fonctionnant, chacun, avec un ordre indépendant de cohésion. Et la « profondeur » de la souffrance apparaîtra alors étroitement solidaire des positions plus ou moins vulnérables qu'elle occupe au sein du système psychique, le problème se posant toujours de savoir dans quelle mesure elle ne constitue pas la répercussion, dans des systèmes psychiques évolués, d'un malaise ou d'un excès de bien-être antérieur. De fait, la souffrance de chaque sujet doit bien trouver dans l'histoire individuelle et collective les raisons de ses avatars expressionnels.

Forgeons un instant la fiction suivante : supposons que les neurophysiologistes parviennent non seulement à faire reculer les limites de la douleur, mais à la faire disparaître totalement. Que deviendrait alors la souffrance morale ? S'accroîtrait-elle démesurément ou bien s'évanouirait-elle, faute d'un modèle initial sur lequel se conformer ?

Deux remarques s'imposent ici. D'une part, les remèdes qui supprimeraient la douleur agiraient en même temps sur le système psychique, dont ils modifieraient la structure et les tendances. D'autre part, la souffrance morale tend toujours à se convertir en expression somatique, ne serait-ce qu'au niveau d'une simple constriction des fibres musculaires.

Revenons donc sur notre analyse de la douleur, que nous avons caractérisée non seulement par son « pouvoir absorbant » mais par sa tendance à l'exclusion. C'est un « effort de l'élément lésé pour remettre les choses en place », écrivait Bergson, ou encore « une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible ». La douleur agit à la manière d'une pulsion. Car, premièrement, le moi, ne pouvant se concevoir comme cause des perturbations qu'il ressent, projette celle-ci au niveau cutané, c'est-à-dire en cette zone frontière entre le dedans et le dehors, par où toute irritation est susceptible de lui advenir. Et, deuxièmement, il concentre tous ses efforts pour repousser l'excitation même qu'il vient d'accueillir.

Or, ce double procédé d'intériorisation et d'« extranéation » du stimulus, nous l'observons pareillement dans la souffrance morale. Celle-ci s'accompagne toujours d'un désinvestissement du monde extérieur ; mais ce désinvestissement s'opère soit par une projection, quand il s'exerce à la faveur d'un objet privilégié qui constitue le pôle d'une « fixation », soit par une « intimisation[...]

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Pour citer cet article

Baldine SAINT GIRONS. SOUFFRANCE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

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