LINGUISTIQUE & LITTÉRATURE

La rupture de l'unité ancienne entre « grammaire » et « belles-lettres », instituée par le passage de la philologie à la linguistique, a conduit à poser comme un problème la question de la relation entre la linguistique et la littérature.

Les solutions ont aussitôt foisonné : renouvellement de la rhétorique classique, stylistique littéraire ou structurale, description linguistique des textes littéraires, poétique, sémiologie ou sémiotique, sémantique structurale, sémanalyse, etc.

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Toutes ces disciplines nouvelles ont en commun de se situer en aval de la linguistique posée comme science pilote. Les schémas des opérations qui les fondent sont, ou bien le supplément (prolongement ou débordement de la linguistique), ou bien l'importation (transfert de concepts linguistiques dans le domaine de l'analyse littéraire), ou bien l'homologie (imitation des démarches scientifiques de la linguistique pour constituer une « science de la littérature » ou une « science des textes »).

Les difficultés rencontrées dans la pratique de ces méthodes conduisent aujourd'hui à s'interroger à la fois sur le statut du pôle linguistique de la relation, notamment sur le rôle pilote de cette science, et sur la fonction de la notion même de « littérature ».

Problématique

C'est apparemment d'une rupture avec la littérature que naît la linguistique moderne. Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure se présente comme une réaction contre la tradition philologique pour laquelle études grammaticales et amour du beau langage allaient de pair.

Jusque-là, les « textes » étaient le lieu d'exercice de la théorie grammaticale. Grammairiens et rhétoriciens grecs et latins, médiévaux et classiques, empruntaient leurs exemples, c'est-à-dire leur objet d'analyse, leur corpus, à Homère ou aux grands tragiques, à la Bible ou au théâtre de Racine. Jusqu'au début du xxe siècle, traditions grammaticale et culturelle cheminent de conserve ; le problème même d'une articulation entre linguistique et littérature ne pouvait se poser – et en des termes bien différents – que sous la forme du problème pédagogique d'un « cursus » assurant la transition entre le rudiment grammatical et les « grands textes ». De la grammaire à la rhétorique, le passage était naturellement frayé par des siècles d'amour du beau langage, le chemin jalonné par les acquis de la philologie.

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Le refus de cette tradition s'est opéré simultanément chez les chercheurs américains qui s'interrogeaient sur les langues amérindiennes et chez l'auteur du Cours de linguistique générale. L'accent n'était plus mis sur les textes, mais sur des énoncés, et plus particulièrement sur des énoncés parlés. À une linguistique centrée sur le discours et soucieuse de rendre compte de l'usage des « bons auteurs » se substituait une description minutieuse du système abstrait de la langue. Aussi est-ce au niveau phonématique que la décision méthodologique de faire abstraction du sens a produit ses effets les plus immédiatement spectaculaires.

La radicalité de la rupture ainsi instituée se mesure à la véhémence des résistances rencontrées par la linguistique dans les milieux universitaires européens, traditionnellement attachés à la démarche philologique.

Mais la coupure si fortement proclamée n'a jamais été effective, il faut le dire, dans la pratique universitaire. Le rôle des structures institutionnelles ne saurait être négligé dans cette conjoncture : les linguistes européens ont continué d'opérer dans un milieu universitaire littéraire et les échanges entre les deux domaines se sont poursuivis tout naturellement, bien avant que se manifeste la mode récente de l'interdisciplinarité.

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La double activité de Saussure lui-même en fournit une illustration frappante ; ne produit-il pas simultanément, dans son cours oral, la théorie moderne de la langue, dans ses notes privées, les recherches sur les anagrammes, où il cherche à formuler des lois textuelles régissant l'organisation formelle de la poésie latine (Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de F. de Saussure) ? Il en va de même pour bien des linguistes contemporains, empressés à fournir des analyses de textes littéraires, comme si le poème devait offrir – et peut-être offre-t-il, en effet ! – le lieu par excellence de la démonstration de l'efficacité d'une méthode linguistique.

L'activité déployée autour du problème de l'articulation des deux disciplines a eu pour effet – et peut-être, on le verra, pour fonction – de dissimuler derrière une interrogation théorique la réalité d'une pratique où les deux disciplines réglaient, sans autre forme de procès, leurs corrélations. La pratique des textes était ainsi le lieu – à la fois avoué et désavoué – d'une interdisciplinarité originelle, où se réalisait, pour le bénéfice des deux partenaires, un échange de bons présupposés.

De fait, la proclamation du problème de l'articulation a servi à confirmer l'autonomie de la linguistique et de la littérature, condition de leur collaboration. L'institution de la différence est nécessaire à l'interdisciplinarité : loin de faire problème après coup, la relation des deux domaines est une donnée première. C'est en fonction de cette articulation, à la fois originelle et institutionnelle – héréditaire d'ailleurs –, que viendra se formuler la question de la relation.

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La notion de littérature, dont il faut rappeler à quel point elle est récente, notamment sous la forme radicale où elle s'est élaborée à la faveur des théories de la littérarité, s'accomplit, en fait, en même temps que se constitue la linguistique moderne. C'est à partir de leur co-naissance que leur articulation peut prendre l'apparence d'un problème. La littérarité suppose la linguistique comme la linguistique suppose la littérarité. Il ne s'agit donc pas de demander comment deux domaines dont la problématique se serait élaborée de façon autonome sont parvenus à organiser leurs relations, mais plutôt de montrer comment, au moment même de leur fondation, à l'intérieur de chacun des deux domaines, intradisciplinairement en quelque sorte, leur articulation était assurée, au cœur de leur propre problématique. La frontière ainsi instituée est l'instrument nécessaire de leurs échanges : c'est elle qui permet les importations et les exportations nécessaires à l'économie de chaque discipline, tout en maintenant la fiction de la spécificité de chacune.

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Écrit par

  • : maître assistant honoraire à l'universi-té de Paris VIII

Classification

Médias

Schéma de la communication défini par Roman Jakobson - crédits : Encyclopædia Universalis France

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