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STRAUSS LEO (1899-1973)

Un rhétoricien

Dans « La Persécution et l'art d'écrire » (1952), Strauss découvre, sur la base de l'examen d'œuvres philosophiques de la période médiévale judéo-arabe, l'existence d'une continuité entre la manière dont ces auteurs écrivaient et celle à laquelle eurent recours les auteurs de l'Antiquité gréco-romaine. Cette forme d' écriture confère aux œuvres un caractère littéraire, les plie à une « nécessité logographique » (Platon) qui tient à l'usage d'un art d'écrire secret. Nulle cabalistique ici : le secret n'est pas inhérent au contenu doctrinal. Il porte sur la forme que doit revêtir la communication d'un enseignement ou d'un débat philosophique.

Un auteur estime être en droit de créer une distance à l'intérieur d'un livre, d'y tracer une ligne de démarcation, d'y aménager des voies d'accès ou de les interdire par l'usage d'un certain nombre de procédés relevant de la rhétorique et dont le plus significatif consiste à formuler des propositions contradictoires entre elles. Ce procédé délibéré signale à un lecteur attentif un point de repère lui permettant de s'orienter dans sa lecture et d'accéder au seuil des intentions de l'auteur. La contradiction intentionnelle a pour fin de dissimuler les éléments fondamentaux propres à la démarche d'un auteur. L'œuvre distribue à l'intérieur d'elle-même un double niveau de communication : une communication publique à l'adresse de ceux qui ont une affinité d'oreille avec ce qui est public, à l'image des affaires de la cité ; une communication privée à l'adresse de ceux qui ont une affinité avec la pensée réellement libre, c'est-à-dire celle qui ne se soumet qu'à ses propres injonctions.

La ligne de démarcation présente dans ce genre de livre « imite » celle qui existe entre société et raison. Qu'inversement l'une et l'autre puissent s'unir ou s'harmoniser, et tombe du même coup la justification d'un recours à ce type d'écriture. Elle représente, en effet, l'équivalent d'un critère permettant de saisir la conception qu'un auteur se fait de la relation qui peut s'instaurer entre philosophie et politique. L'art d'écrire protège un écrit philosophique contre des interprétations perverties, contre des tentatives de récupération politique visant à transformer un enseignement théorique en une idéologie. Cette rhétorique tient compte des passions – puisqu'il s'agit d'une rhétorique –, mais, loin de faire de cet enseignement un pôle d'attraction, un motif de mobilisation en vue de justifier l'établissement d'un régime déterminé, elle le met à distance, le situe au-delà de tout objectif politiquement assignable. En recourant à cet art, un philosophe inscrit sa démarche dans l'exposition de la tension qui délimite, l'une par rapport à l'autre, philosophie et politique. L'art d'écrire lie donc son sort à celui du « meilleur régime », que le philosophe appelle de ses vœux, mais qui sera toujours irréalisable.

Dans Pensées sur Machiavel, Strauss montre que cet art tend, soit à se transformer avec Machiavel, soit à s'effacer avec les Lumières, pour lesquelles une idée raisonnable porte en elle-même sa puissance de conviction. Transformé, d'art de dissimulation il devient art de séduction : il s'adresse à une nouvelle élite, porteuse d'un nouveau dessein politique visant à transformer le monde et à jeter les bases du régime unique que l'humanité, dans sa partie la plus éclairée, appelle de tous ses vœux. L'art d'écrire trouve sa motivation non plus dans les fins les meilleures, mais dans celles qui sont désirables et, la fortune aidant, réalisables. Il semblerait,[...]

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Écrit par

  • : agrégé de science politique, professeur émérite de philosophie politique à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
  • : professeur de philosophie en classes préparatoires, Paris

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Pour citer cet article

Miguel ABENSOUR et Michel-Pierre EDMOND. STRAUSS LEO (1899-1973) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

Voir aussi