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ETHNOCIDE

Universalité de l'ethnocentrisme

On nomme ethnocentrisme cette vocation à mesurer les différences à l'aune de sa propre culture. L'Occident serait ethnocidaire parce qu'il est ethnocentriste, parce qu'il se pense et se veut la civilisation. Une question néanmoins se pose : notre culture détient-elle le monopole de l'ethnocentrisme ? L'expérience ethnologique permet d'y répondre. Considérons la manière dont les sociétés primitives se nomment elles-mêmes. On s'aperçoit qu'en réalité il n'y a pas d'autodénomination, dans la mesure où, en mode récurrent, les sociétés s'attribuent presque toujours un seul et même nom : les Hommes. Illustrant de quelques exemples ce trait culturel, on rappellera que les Indiens Guarani se nomment Ava, qui signifie les Hommes ; que les Guayaki disent d'eux-mêmes qu'ils sont Aché, les Personnes ; que les Waika du Venezuela se proclament Yanomami, les Gens ; que les Eskimos sont des Innuit, des Hommes. On pourrait allonger indéfiniment la liste de ces noms propres qui composent un dictionnaire où tous les mots ont le même sens : hommes. Inversement, chaque société désigne systématiquement ses voisins de noms péjoratifs, méprisants, injurieux.

Toute culture opère ainsi un partage de l'humanité en deux parts : elle-même, qui s'affirme comme représentation par excellence de l'humain, et les autres, qui ne participent qu'à un moindre titre à l'humanité. Le discours que tiennent sur elles-mêmes les sociétés primitives, qui se trouve condensé dans les noms qu'elles se confèrent, est donc ethnocentriste de part en part : affirmation de la supériorité de son soi culturel, refus de reconnaître les autres comme des égaux. L'ethnocentrisme apparaît alors la chose du monde la mieux partagée, et, de ce point de vue au moins, la culture de l'Occident ne se distingue pas des autres. Il convient même, poussant un peu plus loin l'analyse, de penser l'ethnocentrisme comme une propriété formelle de toute formation culturelle, comme immanent à la culture elle-même. Il appartient à l'essence de la culture d'être ethnocentriste, dans la mesure exacte où toute culture se considère comme la culture par excellence. En d'autres termes, l'altérité culturelle n'est jamais appréhendée comme différence positive, mais toujours comme infériorité sur un axe hiérarchique.

Il n'en reste pas moins que, si toute culture est ethnocentriste, seule l'occidentale est ethnocidaire. Il s'ensuit donc que la pratique ethnocidaire ne s'articule pas nécessairement à la conviction ethnocentriste. Sinon, toute culture devrait être ethnocidaire : or ce n'est pas le cas. C'est à ce niveau, nous semble-t-il, que se laisse repérer une certaine insuffisance de la réflexion que mènent depuis un certain temps les chercheurs que préoccupe à juste titre le problème de l'ethnocide. Il ne suffit pas en effet de reconnaître et d'affirmer la nature et la fonction ethnocidaires de la civilisation occidentale. Tant que l'on se contente de déterminer le monde blanc comme monde ethnocidaire, on reste à la surface des choses, on demeure en la répétition, légitime certes, car rien n'a changé d'un discours déjà prononcé, puisque aussi bien l'évêque Las Casas par exemple, dès l'aube du xvie siècle, dénonçait en termes fort précis le génocide et l'ethnocide que les Espagnols faisaient subir aux Indiens des Isles et du Mexique. De la lecture des travaux consacrés à l'ethnocide, on retire l'impression que pour leurs auteurs, la civilisation occidentale est une sorte d'abstraction sans racines socio-historiques, une vague essence qui, de tout temps, enveloppa en soi l'esprit ethnocidaire. Or notre culture n'est en rien une abstraction, elle est le produit[...]

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Pour citer cet article

Pierre CLASTRES. ETHNOCIDE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Procès de Nuremberg et procès de Tokyo, 1945-1946 - crédits : The Image Bank

Procès de Nuremberg et procès de Tokyo, 1945-1946

Indiens d'Amazonie - crédits : Keystone Features/ Getty Images

Indiens d'Amazonie

Wounded Knee - crédits : MPI/ Getty Images

Wounded Knee

Autres références

  • ABORIGÈNES AUSTRALIENS

    • Écrit par Barbara GLOWCZEWSKI
    • 7 150 mots
    • 5 médias
    L'enlèvement et la déportation des enfants partait du postulat qu'il fallait « assimiler la race » par l'éducation et par le contrôle des mariages et des naissances. Les gènes aborigènes étant récessifs, les autorités développèrent la politique du « blanchiment » (...
  • AMÉRINDIENS - Amérique du Nord

    • Écrit par Marie-Pierre BOUSQUET, Universalis, Roger RENAUD
    • 10 380 mots
    • 6 médias
    ...atteignait l'Arizona et la Californie. Après l'achat de la Louisiane à la France en 1803, les Américains intervinrent à leur tour en s'intéressant au bison. En 1800, il n'y avait pratiquement plus de peuples indigènes, sauf les plus septentrionaux des Eskimos, qui échappaient à l'influence directe ou indirecte...
  • ETHNOCENTRISME

    • Écrit par Yves SUAUDEAU
    • 1 746 mots
    ...destruction directe : destruction à terme des conditions de subsistance des différentes cultures et des conditions de survie des sociétés qui les véhiculent, l'ethnocide de même que le génocide sont des manifestations à caractère hautement ethnocentrique. De tels processus ou actes correspondent à une...
  • SHOAH

    • Écrit par Philippe BURRIN
    • 5 912 mots
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    ...n'affaiblit pas le passage du temps. Quelques-uns veulent, certes, « assassiner la mémoire » (selon l'expression de Pierre Vidal-Naquet) en niant ce que le génocide des juifs eut de plus spécifique, à savoir les chambres à gaz. D'autres veulent, pour faire « passer le passé » ( Ernst Nolte), dissoudre la singularité...
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