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ETHNOCIDE

Ethnocide et capitalisme

Où se situe la différence qui interdit de placer sur le même plan, ou de mettre dans le même sac, les États barbares (Incas, Pharaons, despotismes orientaux, etc.) et les États civilisés (le monde occidental) ? On décèle d'abord cette différence au niveau de la capacité ethnocidaire des appareils étatiques. Dans le premier cas, cette capacité est limitée non pas par la faiblesse de l'État mais, au contraire, par sa force : la pratique ethnocidaire – abolir la différence lorsqu'elle devient opposition – cesse dès lors que la force de l'État ne court plus aucun risque. Les Incas toléraient une relative autonomie des communautés andines lorsque celles-ci reconnaissaient l'autorité politique et religieuse de l'empereur. On s'aperçoit en revanche que dans le second cas – États occidentaux – la capacité ethnocidaire est sans limites, elle est effrénée. C'est bien pour cela qu'elle peut conduire au génocide, que l'on peut en effet parler du monde occidental comme absolument ethnocidaire. Mais d'où cela provient-il ? Que contient la civilisation occidentale qui la rend infiniment plus ethnocidaire que toute autre forme de société ? C'est son régime de production économique, espace justement de l'illimité, espace sans lieux en ce qu'il est recul constant de la limite, espace infini de la fuite en avant permanente. Ce qui différencie l'Occident, c'est le capitalisme en tant qu'impossibilité de demeurer dans l'en deçà d'une frontière, en tant que passage au-delà de toute frontière ; c'est le capitalisme, comme système de production pour qui rien n'est impossible, sinon de ne pas être à soi-même sa propre fin, et cela qu'il soit d'ailleurs libéral, privé, comme en Europe de l'Ouest ou planifié, d'État, comme le connaissait l'Europe de l'Est. La société industrielle, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus effrayante machine à détruire. Races », sociétés, individus ; espace, nature, mers, forêts, sous-sol : tout est utile, tout doit être utilisé, tout doit être productif, d'une productivité poussée à son régime maximal d'intensité.

Voilà pourquoi aucun répit ne pouvait être laissé aux sociétés qui abandonnaient le monde à sa tranquille improductivité originaire ; voilà pourquoi était intolérable, aux yeux de l'Occident, le gaspillage représenté par l'inexploitation d'immenses ressources. Le choix laissé à ces sociétés était un dilemme : ou bien céder à la production, ou bien disparaître ; ou bien l'ethnocide, ou bien le génocide. À la fin du xixe siècle, les Indiens de la pampa argentine furent totalement exterminés afin de permettre l'élevage extensif des moutons et des vaches, qui fonda la richesse du capitalisme argentin. Au début de ce siècle, des centaines de milliers d'Indiens amazoniens périrent sous les coups des chercheurs de caoutchouc. Actuellement, dans toute l'Amérique du Sud, les derniers Indiens libres succombent sous l'énorme poussée de la croissance économique, brésilienne en particulier. Les routes transcontinentales, dont la construction s'accélère, constituent des axes de colonisation des territoires traversés : malheur aux Indiens que la route rencontre ! De quel poids peuvent peser quelques milliers de « sauvages » improductifs au regard de la richesse en or, minerais rares, pétrole, en élevage de bovins, en plantations de café, etc. ? Produire ou mourir, c'est la devise de l'Occident. Les Indiens d'Amérique du Nord l'apprirent dans leur chair, tués presque jusqu'au dernier, afin de permettre la production. Un de leurs bourreaux, le général Sherman, le déclarait ingénument dans une lettre adressée à un fameux tueur d'Indiens, Buffalo Bill : « Autant que[...]

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Pour citer cet article

Pierre CLASTRES. ETHNOCIDE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Procès de Nuremberg et procès de Tokyo, 1945-1946 - crédits : The Image Bank

Procès de Nuremberg et procès de Tokyo, 1945-1946

Indiens d'Amazonie - crédits : Keystone Features/ Getty Images

Indiens d'Amazonie

Wounded Knee - crédits : MPI/ Getty Images

Wounded Knee

Autres références

  • ABORIGÈNES AUSTRALIENS

    • Écrit par Barbara GLOWCZEWSKI
    • 7 150 mots
    • 5 médias
    L'enlèvement et la déportation des enfants partait du postulat qu'il fallait « assimiler la race » par l'éducation et par le contrôle des mariages et des naissances. Les gènes aborigènes étant récessifs, les autorités développèrent la politique du « blanchiment » (...
  • AMÉRINDIENS - Amérique du Nord

    • Écrit par Marie-Pierre BOUSQUET, Universalis, Roger RENAUD
    • 10 380 mots
    • 6 médias
    ...atteignait l'Arizona et la Californie. Après l'achat de la Louisiane à la France en 1803, les Américains intervinrent à leur tour en s'intéressant au bison. En 1800, il n'y avait pratiquement plus de peuples indigènes, sauf les plus septentrionaux des Eskimos, qui échappaient à l'influence directe ou indirecte...
  • ETHNOCENTRISME

    • Écrit par Yves SUAUDEAU
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    ...destruction directe : destruction à terme des conditions de subsistance des différentes cultures et des conditions de survie des sociétés qui les véhiculent, l'ethnocide de même que le génocide sont des manifestations à caractère hautement ethnocentrique. De tels processus ou actes correspondent à une...
  • SHOAH

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    • 5 912 mots
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    ...n'affaiblit pas le passage du temps. Quelques-uns veulent, certes, « assassiner la mémoire » (selon l'expression de Pierre Vidal-Naquet) en niant ce que le génocide des juifs eut de plus spécifique, à savoir les chambres à gaz. D'autres veulent, pour faire « passer le passé » ( Ernst Nolte), dissoudre la singularité...
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