CULTURE Nature et culture

La chasse au « culturel » répressif

Si le recours qu'on fait à la nature à des fins de justification n'est souvent qu'un appel à une culture naturalisée, chacun des termes nature/culture possède en lui-même une sorte de force doctrinale et recouvre une option fondamentale sur la vie en général. Serge Moscovici a brossé une fresque épique où s'ordonnent et s'affrontent, d'un côté, « ceux de la culture », qu'il appelle encore le « courant orthodoxe » – la part sédentaire de la civilisation, la lignée de Caïn, les hommes de la domestication, de la maîtrise, de la prise de distance d'avec l'animalité, dont les valeurs s'appellent ordre, hiérarchie, perfection, progrès –, de l'autre côté, « ceux de la nature », le courant hétérodoxe – la part nomade de la civilisation, la lignée d'Abel, les hommes de l'« ensauvagement », de la spontanéité, de la fusion avec l'animalité, ceux qui recherchent la sensibilité, le contact avec « ce qu'il y a d'exubérant dans la fécondité », la plénitude joyeuse qui ne connaît pas d'interdits. L'opposition paraît irréductible : « La raison et la culture séparent, le corps et la nature unissent » (« La Part sédentaire, la part nomade », in Hommes et Bêtes de L. Poliakov). Nietzsche l'avait déjà remarqué lorsqu'il campait, face à la figure nette, lumineuse et sécurisante d'Apollon, un Dionysos à la dynamique libératrice et fusionnelle incontrôlée (La Naissance de la tragédie). Ces deux courants, qui sont à l'œuvre à chaque époque et présents dans chaque civilisation, trouvent à s'illustrer parfois de manière particulièrement caractéristique dans tel ou tel mouvement millénariste ou écologique, par exemple, pour le courant hétérodoxe. Moscovici les revêt d'une sorte d'emblématique psychanalytique : l'option culturaliste a en vue une « scène finale », qui est la scène du Père et où l'on verra « la vérité révélée et la nature vaincue », « où le monde et l'histoire seront ordonnés, où la règle et la raison auront prévalu, où la hiérarchie qui régit les individus et les groupes, la coupure qui sépare la culture de la nature auront pris un sens définitif ». Ceux qui auront réussi à « ensauvager la vie », c'est à une « scène primitive » qu'ils feront retour et qui est la scène de la Mère, scène « dont la recomposition, avec ses beautés, sa chaleur, son innocence exige tant de temps, requiert tant d'efforts [...] l'histoire et le monde s'y confondent, la liberté et la justice s'y rejoignent, chacun de ceux qui ont été forcés de la quitter sont accueillis au retour avec le pain et le sel de l'amour intact ». C'est en fait une véritable typologie duelle de l'humanité que Moscovici constitue à l'aide de cette opposition entre culturalisme et naturalisme, qui déclare-t-il, « recoupe toutes les autres et constitue à bien des égards le paradigme, modèle de pensée et modèle d'action, de l'univers où nous sommes établis, du corps que nous nous sommes donné, de l'histoire que nous faisons ». En chacun de nous aussi s'affrontent un être patient et raisonnable, qui invente et supporte le détour, et un être sensible qui exige immédiatement le retour à tout et à tous... Enfin, cette thèse anthropologique ne s'illustre pas seulement à travers l'intériorité individuelle. Elle prend sa pleine effectivité idéologique lorsqu'elle se déploie dans le champ politique. Pourquoi le naturalisme, centré sur l'unité de la société et de la nature, paraît-il souvent, selon Moscovici, menaçant ? Ce n'est pas parce qu'il « dévaluerait » la société pour la remplacer par la nature, « solution purement abstraite », mais parce qu'il « postule, exige la prise en compte[...]

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Écrit par

  • Françoise ARMENGAUD : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes

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Pour citer cet article

Françoise ARMENGAUD, « CULTURE - Nature et culture », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

Médias

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