- 1. Le sophisme naturaliste
- 2. La leçon de l'anthropologie sociale et de la bio-anthropologie
- 3. La leçon de l'anthropologie structurale
- 4. La culture dans la corporéité « naturelle » de l'homme
- 5. Enjeux et usages de l'opposition nature/culture
- 6. Critiques « culturalistes » de l'intelligence et de la féminité
- 7. La chasse au « naturel » hypocrite
- 8. La chasse au « culturel » répressif
- 9. Bibliographie
CULTURE Nature et culture
« Étant donné que la culture s'acquiert par apprentissage, les gens ne naissent pas Américains, Chinois ou Hottentots, paysans, soldats ou aristocrates, savants, musiciens ou artistes, saints, chenapans ou moyennement vertueux : ils apprennent à l'être. » Ce propos de T. Dobzhansky (1966) caractérise assez complètement la conception moderne de la culture : elle est acquise, mais d'abord par imprégnation et identification avant de l'être par apprentissage explicite ; elle est transmise généalogiquement et non héréditairement.
Où est alors la nature ? Ce qu'on appelle la nature humaine est « culturable à merci ». Elle est aussi source de toutes les cultures. Et la nature qui est le non-humain ? Les rapports réels et symboliques avec elle sont tributaires des diverses cultures.
Le sophisme naturaliste
Aussi bien « nature » que « culture » sont des termes qui désignent moins des réalités strictement déterminées que des termes horizon, si l'on peut dire, des termes « englobants ». Ils constitueraient, pour la nature, l'horizon de totalisation de toutes les choses, forces, données, de tous les êtres (avec la nature humaine, ou sans elle), et, pour la culture, l'horizon et comme l'enveloppe des dimensions spécifiques où se déploient, par leur manière d'être, d'agir, de ressentir, de s'exprimer et de communiquer, des êtres humains. Il est impossible ici et là de dresser un inventaire strict, de classer par exemple, d'un côté, le monde des choses, des minéraux, des plantes, des animaux et des étoiles, de l'autre, le monde des hommes, leurs maisons, leurs danses, leurs discours, leurs institutions. Ne serait-ce que parce qu'il y a du « naturel » dans l'humain : ce que l'on appelle le biologique, le pulsionnel, le primitif, l'infantile, le libidinal, l'individuel. Mais aussi parce qu'il y a peut-être tant du côté biologique que du côté intellectuel, du côté individuel et du côté social, un fond invariant qui s'appelle « nature humaine ». Enfin, autre source de difficulté, et non la moindre, le concept de nature est lui-même culturel. La présente étude devrait être en quelque sorte une étude métaculturelle de la relation nature/culture dans les diverses cultures vues à partir de notre propre culture...
La différenciation d'avec quelques couples de concepts voisins peut nous aider à mieux cerner, en première approximation, ce que recouvre la distinction nature/culture. L'opposition philosophique entre nature et histoire institue une séparation stricte entre une temporalité conçue comme purement répétitive, sans mémoire et sans projet, et la temporalité humaine, capable de leçons et de renouvellement. Dans les conceptions de type marxiste, l'histoire est certainement l'englobant de la culture.
Plus radicale est la distinction entre nature et liberté, qui revêt un caractère moral ou tout au moins existentiel ; c'est aussi une opposition exclusive, où le naturel est par définition dépourvu de liberté, et où la liberté transcende la nature. Cette opposition s'exprime parfois par d'autres termes encore plus circonscrits : nécessité et liberté. Elle n'a pu apparaître qu'à partir du xviie siècle et se développer dans un contexte de rationalisme critique. La liberté y est bien considérée comme étant la marque de l'humanité, mais cette liberté ne s'exprime pas spécialement dans des œuvres de culture – encore la culture devrait-elle alors se restreindre à l'art – et, inversement, le concept de culture, non seulement déborde celui de liberté, mais encore ne l'implique pas nécessairement. Un couple de concepts plus proche et tout aussi classique est constitué par la nature et la raison. Ce couple possède une propriété remarquable, celle de la réversibilité, qui le rend finalement peu différentiel : la raison peut être d'ordre naturel, la nature peut être douée de raison à des degrés divers. Or, au xviiie siècle, c'est le système des fins de la raison qui définit la culture. La raison elle-même est perçue comme une ruse de la nature pour faire réaliser ses propres fins.
Dans une conception continuiste de la nature et de la raison, ou encore, suivant notre assimilation provisoire, de la nature et de la culture, il peut y avoir un rapport d'imitation – « l'art imite la nature » – et de prolongement – l'art prolonge et parachève la nature. Héraclite est un bon représentant d'une philosophie de la nature associée à une doctrine mimétique : « La vraie sagesse est de parler et d'agir en écoutant la nature » (fragment 126). L' homme est bien loin de se caractériser par une rationalité propre. Écoutons le fragment 147 d'Héraclite : « L'homme n'a pas de raison. Seul le milieu ambiant en est pourvu. » Isolé de son contexte doctrinal, un tel énoncé peut paraître énigmatique. Voici un texte plus explicite, attribué au pseudo-Hippocrate : « Les hommes ne savent pas deviner l'invisible à l'aide du visible. Ils ignorent que leurs arts imitent la nature. L'esprit des dieux a appris aux hommes à imiter la nature, mais n'a pas voulu qu'ils aient conscience de cette imitation. » Trois termes sont en jeu : l'art – en l'occurrence, l'art médical –, la nature humaine – moyen terme que l'art imite et qui imite –, la nature en général. C'est là une conception intéressante de la nature humaine comme médiation entre nature et art et, toujours selon nos assimilations provisoires, entre nature et culture.
Dans toute philosophie naturaliste, l'invitation à la sagesse est une invitation au recueillement attentif et à l'écoute réceptive de la voix de la nature. Bien souvent, cette nature n'est ni « brute », ni inerte, ni opaque : un logosdivin circule en elle et la régit. Telle est la conception stoïcienne ainsi formulée par Cicéron : « Il y a une nature qui contient le monde et qui le dirige tout entier, et elle n'est pas privée de sentiment ni de raison. » Dans cette ligne panthéiste, telle pensée de Marc Aurèle semble annoncer Spinoza : « Pour un être doué de raison, la même action est à la fois conforme à la nature et conforme à la raison. » Quel serait donc le rapport de la culture à la nature ? Il consisterait en ceci que la culture humaine fait effort en vue d'une toujours plus adéquate imitatio naturae. Platon fait tenir au politique le discours suivant, adressé aux poètes : « Notre organisation politique tout entière consiste en une imitation de la vie la plus belle et la plus excellente » (Les Lois, livre VII, p. 817 b). Le poète se trouve discrédité au titre d'imitateur au second degré, redondant et oiseux ; la culture par excellence, c'est la vie sociale tout entière, et non pas tel segment réputé « culturel ».
On ne s'étonnera pas de trouver chez un poète la même idée selon laquelle la culture prolonge la nature, mais avec un renversement de perspective. Fidèle à la tradition orphique, Rilke estime que les choses naturelles se meuvent par le chant de l'homme. L'homme est là pour continuer, achever, parfaire la nature ; non par la technique, ni par sa situation à la pointe de l'évolution biologique, mais par l'animation et la sublimation qu'il exerce conjointement à l'égard de la nature par sa parole louangeuse. Rilke interpelle ainsi la danseuse :
Complète un instant la figure de danse [...] Pour en faire la constellation pure D'une de ces danses Dans lesquelles la nature Ordonnatrice inconsciente, Par nous les éphémères est surpassée. Car elle ne se meut Pleinement attentive que sous le chant d'Orphée.(À une danseuse.)
Dans cette « révolution » orphique ou rilkéenne, c'est le poète qui va vers la nature, non pas « armé de ses concepts », mais riche d'un langage au sens propre « évocateur », tout comme celui d'Amphion. La culture se fait là généreuse et se met en quelque sorte au service de la nature. Il y a là distinction, mais sans opposition ni rupture particulière. Continuité ou discontinuité ? L'important, c'est l'harmonie.
Pour peu que l'on s'arrache au charme de l'incantation continuiste, l'on devient sensible à ce qui fait l'ambivalence de tout naturalisme. La nature y est conçue simultanément comme fait et comme norme. On a maintes fois relevé le caractère paradoxal du précepte « suivre la nature ». Pour dire les choses de manière sommaire, on ne trouve dans la nature que ce que l'on a bien voulu sans doute y mettre de culture inavouée ; en termes kantiens, c'est par un vice de subreption que la norme se trouve résorbée dans le fait. Norme et fait, impératif et indicatif, valeur et réalité sont autant de couples d'opposés où peut s'exprimer dans le registre axiologique la relation de la nature à la culture.
Pour sortir des pièges du naturalisme, la philosophie grecque a dressé face à face deux notions fortement et délibérément antithétiques, la nature et la convention, distinguant ce qui est par nature (physei) et ce qui est par convention (thesei), ou encore la nature et la loi (nomos). Le dialogue platonicien du Cratyle débat de la question centrale du langage et de la manière dont les noms sont associés à ce qu'on appellerait en termes modernes leurs sens et leurs références. Hermogène soutient que l'assignation des noms aux choses est le fruit d'une convention, c'est-à-dire d'une décision arbitraire qui a obtenu le consentement des parties contractantes, à savoir l'humanité parlante. Les nominations n'ont d'autre fondement qu'humain. Elles sont pleinement culturelles. Cratyle estime que les noms ont été en quelque sorte décalqués sur la nature des choses ; ils les expriment puisqu'ils les imitent, et ce jusqu'au niveau des éléments littéraux. On sait maintenant – en dépit des recherches psycho-phonétiques de Fónagy – qu'il n'en est rien, et la thèse de l'arbitraire du signe linguistique a largement prévalu. Mais on sait aussi qu'est invincible la double illusion : individuelle, qui fait de la langue maternelle la langue naturelle, et collective, pour laquelle les éléments de l'alphabet de la tribu sont les piliers du monde. Des règles linguistiques – paradigmatiques pour la culture – aux lois de la cité, la conséquence est bonne. On connaît la version fameuse de Calliclès dans le Gorgias : « C'est par nature que ce qui est plus laid est ce qui justement est aussi plus mauvais : le fait de subir l'injustice, tandis que c'est en vertu de la loi qu'il est plus mauvais de la commettre [...]. Or, ce sont là deux termes, la nature et la loi, qui sont en contradiction l'un avec l'autre. » Les sophistes furent sans doute les « culturalistes » de l'Antiquité. Le débat devait se poursuivre longtemps en se diversifiant : notamment sur la question du droit naturel. La discussion philosophique s'est par la suite orientée vers un déplacement temporel de l'opposition nature/loi, déplacement auquel le schème mythologique de l'âge d'or n'était pas étranger et qui portait à distinguer dans le cheminement de l'humanité un « état de nature » originaire – tantôt libre, heureux et paradisiaque, tantôt rude et misérable – et un état présent de société auquel, corrélativement, étaient attribués tantôt les bienfaits de la civilisation, tantôt la corruption et le malheur. C'est un compliment que l'aumônier du Supplément au Voyage de Bougainvilleadresse au pays des Otaïtiens, compliment où chaque mot paraît mûrement pesé : « Rien n'y était mal par l'opinion ou par la loi que ce qui était mal de sa nature. » En revanche, « l'histoire abrégée de presque toute notre misère » se trouve ainsi formulée par Diderot : « Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. » Mais Diderot neutralise la suggestion précédente en remarquant que « vices et vertus, tout est également dans la Nature ».
Si Diderot reconnaît cette sorte de neutralité de la nature, c'est bien parce que le concept de nature nous sert plutôt à penser nos cultures en les mettant à distance, par exemple, en faisant appel de leurs insuffisances ou de leurs prétentions à quelque « mesure » plus ample et plus équitable. Montaigne prépare la voie à l'ethnologie contemporaine en stigmatisant le préjugé ethnocentrique : « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mesure de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses... » Selon Lévi-Strauss, la « révolution rousseauiste préforme et amorce la révolution ethnologique », notamment en ce qu'elle consiste à « refuser des identifications obligées », par exemple d'un individu à un « personnage ou à une fonction sociale ». Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, d'une part, la nature est construite comme un modèle explicatif pour la genèse même de la culture ; d'autre part, en tant qu'en elle réside l'aspect de sensibilité de tous les vivants, elle tisse le lien social essentiel de la pitié.
Parler de la nature est donc un moyen détourné pour parler des cultures. En cela tout naturalisme a un aspect sophistique. Mais tout naturalisme est également bien fondé, s'il est vrai que les cultures sont partie intégrante de la nature.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Françoise ARMENGAUD : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes
Classification
Médias
Autres références
-
AFFECTIVITÉ
- Écrit par Marc RICHIR
- 12 231 mots
...siècle par le terme d'affectivité est en réalité propre à toute humanité, c'est-à-dire, dans la mesure où il n'y a pas d'humanité sans culture – sans institution symbolique d'humanité –, propre à toute culture. L'affectivité, pour autant qu'elle désigne « la chose même » à débattre,... -
AFRIQUE (Histoire) - Préhistoire
- Écrit par Augustin HOLL
- 6 328 mots
- 3 médias
...archéologique se concentre sur l'étude des produits des activités hominidés/humaines et vise à comprendre les modes de vie et leurs transformations dans le temps. L'idée des « origines des cultures humaines » est relativement aisée à conceptualiser dans ses dimensions matérielles : la culture commence avec la fabrication... -
ANTHROPOLOGIE
- Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER et Christian GHASARIAN
- 16 161 mots
- 1 média
...réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu'une hiérarchie fût présupposée entre l'une et l'autre), l'ethnologie repensa son objet en fonction... -
ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
- Écrit par Jean-Paul DEMOULE
- 4 844 mots
- 3 médias
...les Gwama ou les Majangir. Certains pratiquent même une agriculture semi-nomade, en changeant régulièrement de lieux d’implantation. La plupart ont une culture purement orale et échappent à l’alphabétisation, tandis que les villages sont souvent multiethniques et les pratiques religieuses mélangées, au... - Afficher les 96 références
Voir aussi
- CULTURE & CIVILISATION
- NATURE ÉTAT DE
- ENFANT SAUVAGE
- NATURE & CULTURE
- GRECQUE PHILOSOPHIE
- MESURE, sciences humaines
- ETHNOLOGIE HISTOIRE DE L'
- UNIVERSAUX, anthropologie
- STRUCTURALISME, anthropologie
- NATURE IDÉE DE
- IMPÉRIALISME CULTUREL
- HALL EDWARD TWITCHELL (1914-2009)
- NATURE HUMAINE
- PROXÉMIQUE
- ALLIANCE
- FÉMINITÉ
- NON-HUMAIN, anthropologie