- 1. Origines, fondations
- 2. Destins des « Lettres persanes »
- 3. La maturation intellectuelle d'un « homme mêlé »
- 4. Le monde moral et le monde physique : intelligences de l'histoire
- 5. Réalisation et sens du grand œuvre : « De l'esprit des lois » (1748)
- 6. Parachèvement du sens : sens d'une œuvre, sens d'une vie, sens d'un legs
- 7. Bibliographie
MONTESQUIEU CHARLES DE (1689-1755)
Il est tentant de remettre en son état original Montesquieu, victime d'une culture politique approximative et du zèle des savants à le moderniser. Pourtant, ce destin est significatif. Les politiques se rappellent – quand l'atteinte au corps social et au corps politique devient flagrante et que la croyance nécessaire en l'indépendance du pouvoir judiciaire ne peut plus être maintenue – que tout pouvoir est porté à une extension de ses attributions. On invoque alors la séparation des pouvoirs, qui est une théorie générale des conditions de la liberté institutionnelle et sociale. Les savants saluent ce « sociologue », qui se disait « écrivain politique », dont le savoir sur les gouvernements et l'esprit des lois qui les règlent est innocenté par l'ambition de connaissance et sanctifié par la lutte contre les préjugés. On sait cependant que Montesquieu, subtil écrivain philosophe, seigneur cosmopolite sans illusions, n'est pas réductible à un tel rôle de garant. Mieux vaut, sans séparer une vie sans drames et une œuvre qui tend à une hauteur de vues qu'on croirait trop facilement neutre, suivre une aventure intellectuelle exemplaire. Comment et pourquoi est-il parti à la découverte d' un objet qui lui échappait, ce qu'il appellera un jour les « générations de lois » ? Voilà une quête philosophique que Louis Althusser, après d'autres au siècle des Lumières, pouvait rapprocher de la révolution newtonienne. Elle a fait du monde moral l'empire de « lois-rapports ». Mais il faut aussi l'envisager comme une tentative d'intelligence de nos « aberrations » mêmes, qui infléchit en un sens nouveau la fonction critique. C'est l'expérience d'un homme que, comme beaucoup d'autres, ni le savoir qu'on lui a transmis ni les conformismes de son temps ne peuvent satisfaire, bien qu'il n'ait pas naturellement, comme il le dit, l'« esprit désapprobateur ». Il est parti à la rencontre d'une élucidation à la fois personnelle et générale (« Au sortir du collège, on me mit entre les mains des livres de droit, j'en cherchais l'esprit, je ne faisais rien qui vaille ») et de questions anciennes, mais qui auront un effet de rupture par la manière dont elles seront déplacées. Qu'est-ce qu'un État légitime où les lois s'exercent autrement que comme une puissance ? Qu'est-ce qui peut fonder, pour dominer la pulvérulence de l'histoire, le recours à des lois générales que postule le cartésianisme malebranchiste et à une intelligence de la diversité et des vrais rapports du changement et de la constance ? Cette expérience d'un homme efficacement insatisfait de son savoir et de son temps n'est plus alors celle d'aucun autre, ne serait-ce que par l' effort qui lui donne forme.
Origines, fondations
Charles-Louis de Secondat naît en 1689 au château de La Brède, près de Bordeaux. Entre l'éducation chez les oratoriens (malebranchiens) de Juilly, le lien avec la classe parlementaire (son oncle lui léguera la charge de président à mortier du parlement de Bordeaux qu'il occupera jusqu'en 1726), les attaches nobiliaires et terriennes, le milieu des académies de province, que privilégier ? Origines et influences sont pour Montesquieu non pas celles qu'on subit ou celles dont on croit qu'elles légitiment, mais celles qu'on apprend à mettre à bonne distance.
Voltaire ou Helvetius expliqueront les caractères de son entreprise par son état. Il est vrai : « Trois cent cinquante ans de noblesse prouvée », un double enracinement d'épée et de robe, un attachement à des privilèges « féodaux » – on trouvera là de quoi conforter un petit déterminisme auquel il ne suffit pas d'opposer une conception très élevée du rôle symbolique et patriotique de la noblesse. Pour le milieu parlementaire, on se gardera du ressentiment contre ces gardiens des lois fondamentales, qui sont seuls alors à être une référence générale de la nation en dehors du monarque. Gens de savoir et de réflexion, fondateurs et animateurs d'académies de province, grands lecteurs, ils se placent à l'opposé de la futilité mondaine. Montesquieu sera solidaire de cette configuration culturelle et digne animateur de l'académie de Bordeaux. Mais son premier milieu intellectuel est peut-être autre : Parisien dès sa jeunesse, il a connu tôt Fontenelle, et sans doute Fréret et Boulainvilliers. Il n'en restera pas moins attaché à des formes de sociabilité intellectuelle et d'échange apprises en province et s'efforcera de concilier ce qui nous paraît inconciliable. Le sentiment nobiliaire, le préjugé des rangs lié à une dynamique de l'honneur peuvent rejoindre une forme de morale stoïcienne. La défense des parlements comme pouvoirs intermédiaires et même l'acceptation de la vénalité des charges tiennent à l'idée d'un fondement historique de la monarchie modérée, conciliable avec des vues originales sur la monarchie comme État des temps modernes : l'homme qui va s'entretenir avec Saint-Simon du despotisme est loin de la mentalité « ducs et pairs ». Ses propos sur la manière de gouverner du Régent, la conviction philanthropique qui soutiendra les ambitions diplomatiques ratées d'un Européen, une éthique sociale originale ne préfigurent pas la transfiguration de la noblesse en élite méritante instituée, chère aux penseurs contre-révolutionnaires.
On doit aussi faire place à la singularité de Montesquieu. Il a parlé du bonheur de sa « machine », et tenu à distance les disgrâces, in fine, de sa presque cécité. Il n'était pas homme sans passions, et il savait concevoir la saveur des pires d'entre elles, particulièrement les délices de la domination. Pour son compte, homme de paix, il avait une discipline propre à l'économie du bonheur dont il profitait, évitant les conflits inutiles sans céder sur l'essentiel. Sa joie de découvrir des perspectives générales était en un sens la même chose que sa capacité d'indifférence. À tous égards, la sérénité était une position utile, comme sa distraction : ce dont témoigne l'éloge de d'Alembert, en tête du tome V de l'Encyclopédie. Mais Montesquieu peut nous surprendre : son texte le plus personnel, cette Histoire véritable, composée après 1731, avoue ce qu'était pour lui l'essentiel : une faculté de métamorphose conjuguée avec l'aspiration à l'universel. Son devoir et sa joie étaient surtout d'être homme de clarté. Voir et écrire, rassembler et discerner, cultiver le génie de la différence et connaître la manière de regarder d'un coup les paysages, comme il le signale dans ses Voyages : c'était son style, comme en témoigneront les formules les plus significatives de la préface de L'Esprit des lois.
Ainsi peut-on déjà juger les promesses de son parcours, jusqu'au moment où il acquiert une identité publique indépendante de son état, et une réputation de libre et bel esprit qui l'embarrassera. Le baron de La Brède jeune est un citoyen, déjà, beaucoup plus qu'un sujet. Le projet d'extinction des dettes publiques, la dissertation dans l'esprit de Machiavel sur la politique des Romains dans la religion en témoignent. Cela ne doit pas être séparé de la culture d'un républicain des lettres : il faut prendre en compte les mémoires académiques, mais aussi le plus ancien monument que nous ayons de son activité intellectuelle, cette Collectio Juris, recueil de cas juridiques issus du Digeste et de la jurisprudence la plus récente, ce qui donne un contenu à cette vocation dont il nous fera confidence. La route qui conduit à la découverte de l'« esprit » des lois, et des rapports qui ordonnent les générations de lois, sera assez complexe.
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Écrit par
- Georges BENREKASSA : professeur émérite à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
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