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BONHEUR

Félicité, béatitude et amour

Est-ce à dire qu'il n'est de bonheur que pour le sage ? Ce serait faire du bonheur – et d'ailleurs aussi de la sagesse – un absolu qui nous l'interdirait. En vérité, personne n'est sage tout entier, ni fou, et tout bonheur en cela est relatif : on est plus ou moins heureux, et c'est ce qu'on appelle être heureux. Qui voudrait l'être absolument ne le serait jamais, et c'est en quoi le bonheur se distingue de la félicité (si l'on entend par là un bonheur absolu) et suppose qu'on y renonce.

On ne peut donc accepter ce qu'écrit Kant, à savoir que, « pour l'idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire » (Fondements de la métaphysique des mœurs, II). À ce compte-là, on ne serait jamais heureux, et il ne s'agirait tout au plus que d'être digne de le devenir (dans une autre vie) : il n'y aurait plus que la morale et la religion. Cette félicité illusoire et impossible (« idéal, comme dit Kant, non de la raison mais de l'imagination ») est peut-être l'obstacle principal qui nous sépare du bonheur réel, toujours relatif, et qui ne va pas sans une part de deuil ou de renoncement. Cela est vrai, certes, des félicités paradisiaques que la religion promet : «  L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, dira Marx, est l'exigence que formule son bonheur réel » (Critique de la philosophie du droit de Hegel, « Introduction »). Mais cela est vrai aussi, et peut-être surtout, des rêves terrestres que chacun se fait (la fortune, la gloire, le prince charmant...), rêves qui ne seraient que dérisoires s'ils ne faisaient de notre vie, par contraste, comme un long et douloureux purgatoire. « Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre... » L'abolition de l'espérance, en tant que bonheur illusoire du sujet, est ainsi, pourrait-on dire pour paraphraser Marx, l'exigence que formule son bonheur réel. Ce chemin de la désillusion est le chemin même de la philosophie, dans ce qu'il a de paradoxal : il faut cesser de croire au bonheur (comme félicité) pour pouvoir le vivre (comme bonheur). Pas de bonheur, ici encore, en tout cas pas de bonheur réel (car on peut être heureux sans doute, dans la foi, par la simple pensée d'un bonheur attendu ; mais le bonheur ne vaut alors que ce que vaut cette pensée...) ; pas de bonheur, donc, pas de bonheur réel, sans une part de désespoir : le bonheur n'est possible (comme bonheur relatif) qu'à qui comprend qu'il est impossible (comme bonheur absolu). C'est aussi la leçon de Freud : pas de bonheur sans deuil, et sans le deuil, d'abord, du bonheur.

Cette relativité du bonheur pose le problème de la béatitude, qui est le bonheur des sages et dont la tradition philosophique semble bien faire un absolu. Quelle différence alors entre la béatitude et ce que nous appelons ici la félicité ? Il s'agit, dans les deux cas, d'absolus, si l'on veut, en ceci qu'ils ne peuvent être augmentés. Mais l'absolu de la félicité est un absolu quantitatif (c'est un maximum, comme dit Kant, de bien-être ou de plaisirs), notion contradictoire et impossible à vivre, alors que la béatitude est un absolu qualitatif ou, mieux (car ce n'est pas non plus un maximum intensif), spirituel : s'il ne peut être augmenté, ce n'est pas qu'il est le plus grand possible mais qu'il n'est plus de l'ordre, au contraire, d'une grandeur. L'ataraxie, chez Épicure, n'est pas un maximum mais un équilibre ; la béatitude, chez Spinoza, n'est pas un maximum mais une perfection. C'est pourquoi elles ne peuvent être augmentées, et c'est ce qui les distingue en effet du bonheur ordinaire (qui est toujours un [...]

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Pour citer cet article

André COMTE-SPONVILLE. BONHEUR [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BONHEUR (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 593 mots

    Chaque semaine, les Français parient des millions d’euros au Loto national. Une telle passion semble avoir pour origines deux convictions. La première est que l’argent ferait le bonheur ou du moins y contribuerait puissamment. La seconde est que le bonheur relèverait de la chance, et qu’à l’inverse...

  • ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)

    • Écrit par Pierre AUBENQUE
    • 23 786 mots
    • 2 médias
    Tous les hommes s'accordent à appeler bonheurce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines. Mais, comme le bonheur est toujours en avant de nous-mêmes, désiré plutôt que possédé, il est impossible de le décrire et difficile de le définir. D'où la divergence des opinions professées...
  • ARISTOTÉLISME

    • Écrit par Hervé BARREAU
    • 2 242 mots
    • 1 média
    Pour l'individu, l'éthique consistera donc à déterminer les voies de sonbonheur, qui s'identifient à celles de la vertu. Il n'y a pas de bonheur sans vie vertueuse. Or cette vie vertueuse ne se borne pas à la justice à l'égard des autres, elle implique également la modération à l'égard des...
  • L'ART DE JOUIR, Julien Offray de La Mettrie - Fiche de lecture

    • Écrit par Raoul VANEIGEM
    • 1 059 mots

    L'Art de jouir se veut le développement lyrique et raisonné d'une thèse partout présente dans l'œuvre et dans la vie du médecin et philosophe français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751). Elle apparaît sous une forme succincte et péremptoire dans L'Homme machine, son...

  • AUGUSTIN saint (354-430)

    • Écrit par Michel MESLIN
    • 8 969 mots
    • 2 médias
    ...donc son appartenance à l'une ou à l'autre des cités, est avant tout sociale : vita civitatis socialis est (XIX, 17). Dès lors, il est normal que le bonheur que procurera la cité de Dieu soit enraciné dans la création des biens individuels et sociaux que Dieu, dans sa bonté, a semés ici-bas, comme autant...
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