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PALLADIO ANDREA (1508-1580)

Villa Rotonda, Vicence - crédits : Merilyn Thorold,  Bridgeman Images

Villa Rotonda, Vicence

La basilique ou le théâtre olympique de Vicence, la Rotonda : autant d'édifices qui symbolisent pour l'amateur éclairé l'œuvre de l' architecte italien Andrea Palladio. Un seul programme architectural résume même son génie : la villa, cœur aristocratique de la vie rurale, dernière conquête, forcée mais fructueuse, du grand négoce vénitien. Temple de l'humanisme où s'épanouit le loisir bucolique, la Rotonda est admirée aujourd'hui encore comme la synthèse, absolue et paradoxale à la fois, des deux composantes majeures de l'architecture du Cinquecento : le classicisme vitruvien et le maniérisme moderne. Véronèse (qui décore un des chefs-d'œuvre de Palladio : la villa Barbaro à Maser), Titien et Tintoret, les peintres prestigieux de l'École vénitienne, partagent l'idéal de Palladio, l'architecte par excellence de la république de Venise, à la suite de Sansovino (1486-1570) ; pour certains historiens, ils incarnent l'âme même de Vicence, sa sujette. Dans un climat de coalition protectionniste où les puissances européennes entendaient l'isoler (ligue de Cambrai, 1508), aux prises avec les troubles que provoque le combat mené par la Contre-Réforme, alors que les Turcs avaient réduit sa puissance maritime (chute de Byzance, en 1453) et que l'Europe s'ouvrait vers l'océan Atlantique, la Sérénissime crée l'union sacrée de la cité capitaliste et de son territoire nourricier. Palladio sera l'architecte de cette mise en scène unique au monde du paysage rural et urbain.

Villa Barbaro - crédits : David Lees,  Bridgeman Images

Villa Barbaro

Villa Garzone, Pontecasale - crédits :  Bridgeman Images

Villa Garzone, Pontecasale

Le constructeur, artiste classique

Né en 1508 à Padoue, fils d'un meunier qui le place très jeune en apprentissage chez un tailleur de pierre, Palladio débute comme sculpteur ; c'est cet art qu'il pratique à Vicence en 1524 où, à l'âge de seize ans, il entre dans l'atelier de Giovanni di Porlezza et Girolamo Pittoni. Ces deux maîtres, au style classique proche de celui de Sanmicheli, avaient su former le goût du jeune sculpteur pour le « bel antique », jusqu'à le préparer à de grands changements dans sa vocation d'artiste. En effet, Palladio n'était pas encore son nom, il se nommait Andrea Pietro della Gondola. C'est dans les années qui suivirent 1530, au moment où il se découvre une passion pour l'architecture, que ce nom lui fut attribué par le comte Giangiorgio Trissino. Ce célèbre mécène, humaniste, poète, philologue, diplomate et architecte amateur, était un des principaux acteurs de l'essor culturel de Vicence au milieu du xvie siècle.

Trissino entendait fonder un art nouveau inspiré des gloires de l'Antiquité et propre à asseoir la suprématie littéraire et artistique de la république de Venise. En pleine crise économique, atteinte dans son pouvoir et dans son prestige politique international, la Sérénissime déployait toutefois un dynamisme prometteur dont les villes et les territoires de l'arrière-pays soumis depuis peu devaient témoigner. Ce régionalisme vénitien, vécu avec un sens civique aigu par l'aristocratie d'affaires (Trissino était un de ses porte-parole), nuançait la tradition classique déjà séculaire à Florence et à Rome, en réactivant le mythe de l'antique revival. Deux œuvres de Trissino, sa tragédie Sophonisbe et son poème épique L'Italia liberata dai Goti (dédicacée au pape Paul III), illustrent cette production littéraire patriotique dont on débattait dans les cercles académiques. « Trissino avait une idée moralisante de l'architecture, écrit Guido Piovene (Bolletino del C.I.S.A., 1963), il la considérait comme le miroir des Vertus des peuples projetées et transmises à la postérité dans leurs réalisations. Dans L'Italia liberata dai Goti, on a la description vitruvienne d'un palais idéal et l'ange qui descend du ciel pour le défendre s'appelle Palladio. » En attribuant ce nom (symbole de Minerve, la Sagesse, qui était aussi la protectrice de la ville et de l'État) au jeune praticien de la pierre et du marbre, Trissino concrétisait le mythe identificateur et métamorphosait le sculpteur en architecte, artiste médiateur de l'Âge d'or, symbole de l'humanisme triomphant – on pense à l'homme omniscience de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci.

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C'est à la villa Trissino à Cricoli (1533-1537), premier chantier où l'on rencontre Palladio, que s'opéra la métamorphose. En transformant une ca' rustica en demeure patricienne, l'auteur de Sophonisbe offrait un cadre digne à l' Académie qu'il venait de créer. Ce cénacle, qui réunissait la jeunesse aristocratique et intellectuelle vicentine, préfigurait l'institution que Trissino allait fonder en 1556, et pour laquelle un de ses membres, Palladio, œuvra par la suite : l'Académie olympique de Vicence, assemblée des gloires modernes qui dirigeaient le brillant satellite de Venise. Les rapports étaient ainsi scellés entre l'art et la politique ; la carrière éblouissante de Palladio s'explique par l'osmose parfaite entre l'idéal culturel intense de la noblesse entreprenante et le dynamisme économico-politique de l'État vénitien touché par la crise – notamment dans ce qui justifiait son prestige séculaire : le grand négoce maritime. Homme neuf, d'origine très modeste, mais talentueux, Palladio est formé par un cercle d'humanistes pour devenir à la fois le praticien et le théoricien d'un courant dominant : le classicisme. Il était difficile de prévoir que son génie propre, assimilant les contradictions stylistiques de l'Italie du Cinquecento, le conduirait à actualiser d'une manière totalement inédite cette valeur d'équilibre et d'harmonie universels.

Rayonnant à partir de Vicence, où il complète sa formation livresque, Palladio s'initie concrètement à l'architecture antique et moderne qu'il dessine. À Vérone, il étudie les vestiges romains et découvre les œuvres récentes de Sanmicheli et de Falconetto. De ce dernier il put admirer, à Padoue où il séjourne avec Trissino en 1538, l'Odéon et l'élégante Loggia (1524) construits par Alvise Cornaro, humaniste et divulgateur de Columelle (auteur latin du De re rustica), mécène et théoricien de la villegiatura. La première œuvre connue de Palladio, la villa Godi à Lonedo di Lugo Vicentino (1540), illustre directement l'influence des idées de Cornaro et de Falconetto. Trissino, qui en était le propagateur à Vicence, offrit ensuite à Palladio l'ultime moyen de parfaire sa formation, en lui servant de cicérone à Rome même. Entre 1541 et 1555, Palladio se rendit au moins cinq fois à Rome ; à la suite du décès de Trissino, le dernier voyage s'effectua en compagnie du patriarche d'Aquilea, Daniele Barbaro, humaniste et mécène, auteur d'un guide, L'Antiquità di Roma, et d'un Vitruvio (1556) que Palladio illustra. D'autres voyages, pour certains, difficiles à prouver, à Naples, à Florence, en Piémont ou en Provence, complètent encore la science archéologique de Palladio ; mais celle-ci ne saurait éclipser, dans le contexte du séjour romain, la découverte des monuments modernes : ceux de Bramante, de Raphaël, des Sangallo, de Peruzzi ; les grands chantiers du Vatican et de la place du Capitole de Michel-Ange. Cette vaste expérience, assortie du souci de publier ses propres constructions, aboutira au grand œuvre livresque de Palladio : le volume des Quattro Libri dell'architettura, imprimé à Venise en 1570. Cinq ans plus tard, illustrés par son fils Orazio et par lui-même, paraissaient Les Commentaires de César.

C'est à Vicence même que Palladio reçut sa plus grande commande : la consolidation et l'embellissement complet de la basilique (vaste édifice médiéval, consacré à la vie municipale, au pouvoir judiciaire et aux marchés, dressé en plein cœur de la ville, entre la Piazza dei Signori et la Piazza delle Erbe). Prévu de longue date, ce chantier avait donné lieu à un concours d'idées auquel participèrent certains des plus grands noms de l'architecture alors présents en Italie du Nord-Est : Sansovino, le Florentin devenu Vénitien, Sanmicheli le Véronais, Serlio et Jules Romain, respectivement disciples de Peruzzi et de Raphaël. Cette liste situe l'émulation architecturale autour de Venise, Mantoue et Vérone, dans les années 1535 et 1540 ; elle indique aussi, par le seul nom des protagonistes, les choix artistiques divergents ou complémentaires (entre maniérisme et classicisme) dont Palladio saura tirer parti : son esprit, apte à la synthèse, n'avait-il pas été éduqué dans le but de re-sourcer la bonne architecture ? Une connaissance critique des monuments romains, une réflexion spéculative sur leurs antécédents grecs (matériellement inconnus à l'époque) et l'interrogation attentive des recherches contemporaines devaient lui permettre d'assujettir les modèles à sa propre conception de l'architecture. Palladio obtint que ses premiers projets pour la basilique, datés de 1545, fussent définitivement adoptés ; la pose de la première pierre en 1549 ouvrit un immense chantier qui l'occupa toute sa vie.

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Partagée entre l'architecture publique et l'architecture privée, la carrière de Palladio s'est comme naturellement soumise au pouvoir politico-économique de l'intelligentsia vénitienne qui l'employait indifféremment à la ville ou à la campagne. Des palais à Vicence, des villas édifiées sur les bords de la Brenta, sur les collines des Marches de Trévise ou celles du Véronais marquent les trente premières années de son activité au service des plus grandes familles propriétaires des domaines de la terra ferma : au total, plus d'une vingtaine de villas et une dizaine de palais pour les familles Foscari, Barbaro, Vendramin, Emo, Valmarana, Saraceno, Pojana, Pisani, Badoer, sans oublier les Trissino et les Cornaro. Autant de noms qui scellent l'attachement de la noblesse capitaliste à l'éclat de la vie agricole dont Vicence était le cœur culturel et Venise la tête politique et financière.

San Giorgio Maggiore à Venise - crédits : David Madison/ The Image Bank/ Getty Images

San Giorgio Maggiore à Venise

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Après 1570, la Sérénissime retient elle-même officiellement Palladio qui, à la mort de Sansovino, se voit nommé Surintendant des travaux des domaines de la République. Il construit alors des sanctuaires et des couvents à Venise ; certains, déjà en cours de construction, comme San Giorgio Maggiore et le couvent de la Charité (également la façade de San Francesco della Vigna, 1562, qui parachève l'église de Sansovino), d'autres émanant désormais de commandes directes du Sénat, comme la basilique votive du Rédempteur (1577), ainsi que des décors de fêtes (Entrée solennelle du roi de France Henri III, en 1574) ou les projets (non réalisés) pour le pont du Rialto. La défaite des Turcs à Lépante (1571) lui dicte le décor de la Loggia del Capitaniato à Vicence, ville où il meurt en 1580, avant d'avoir achevé son ultime chef-d'œuvre, le plus romain de tous : le théâtre olympique – continué par son disciple Vicenzo Scamozzi. L'œuvre construit de Palladio est donc considérable et touche tous les genres ; toutefois, une bonne moitié de ces édifices ne furent pas terminés du vivant de l'architecte. Certains subirent des ajouts ou des transformations ; d'autres, plus nombreux, restèrent à l'état de fragments, mais parfaitement constitués dans leurs membres et leur décor (le plus saisissant est peut-être le palais Porto Breganze, commencé par Scamozzi sur un projet de Palladio, vers 1570, qui ne comporte que deux travées entièrement décorées en façade). La fascination exercée par Palladio tient également à son rôle de théoricien et au fait qu'il publia lui-même certains de ses dessins ; bon nombre furent rassemblés et étudiés après sa mort, en particulier au xviiie siècle.

San Giorgio Maggiore, Venise - crédits : Francesco Turio Bohm,  Bridgeman Images

San Giorgio Maggiore, Venise

Redentore, Venise - crédits :  Bridgeman Images

Redentore, Venise

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne, directeur du centre Ledoux

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Villa Rotonda, Vicence - crédits : Merilyn Thorold,  Bridgeman Images

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