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AMÉRIQUE (Histoire) Amérique espagnole

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Le despotisme éclairé et les Lumières

1700 à 1800. L'âge des Lumières - crédits : Encyclopædia Universalis France

1700 à 1800. L'âge des Lumières

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Le xviiie siècle connaît en Amérique espagnole une période de mouvement et de transformations, qui contraste avec le climat général des époques antérieures et, surtout avec l'isolement des Indes et du monde hispanique au xviie siècle.

L'avènement au trône d'Espagne de Philippe V et de la dynastie des Bourbons s'accompagne, par la force même des choses, d'une certaine ouverture de l'Amérique au monde extérieur : l'alliance franco-espagnole entraîne la présence d'escadres françaises dans les ports des Indes ; les armateurs de Saint-Malo en profitent pour se livrer à la contrebande à grande échelle dans la mer du Sud jusque vers 1720. Au traité d'Utrecht (1713), l'Angleterre, par la concession de l'asiento des esclaves et du «   vaisseau de permission », se fait entrouvrir le marché des Indes. Ce sont autant de brèches sérieuses au monopole commercial espagnol ; avec les marchandises étrangères pénètrent en Amérique des hommes, des livres, des idées.

Les réformes

À l'imitation des vice-rois et de leur entourage, la bonne société créole se laisse vite séduire par les modes françaises, au scandale des traditionalistes. Mais la pénétration des idées nouvelles, surtout après 1750-1760, est d'une bien plus grande conséquence. La « philosophie moderne », c'est-à-dire le cartésianisme, se substitue progressivement à la scolastique aristotélicienne dans les universités et les collèges. La Couronne favorise le progrès des connaissances par la création d'institutions savantes : chaires d'anatomie et de physique, jardins botaniques, collège des mines ; elle autorise quelques voyages de savants étrangers (La Condamine, l'abbé Chappe, Humboldt) et organise elle-même des expéditions scientifiques (Malaspina, Mutis).

C'est que l'action réformatrice des Bourbons s'étend de la Péninsule à leurs royaumes d'Amérique. On commence par moderniser les organismes centraux de la monarchie espagnole et la lente machinerie des conseils : c'est ainsi que le Conseil des Indes se voit confiné dans ses attributions judiciaires en 1717. Ses compétences administratives sont transférées à un véritable ministère, la « secrétairerie des Affaires des Indes » (SecretaríadelDespachode Indias), plus rapide et plus efficace.

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La réforme des institutions administratives des Indes est plus lente : après un premier essai avorté (1717-1723), on crée une vice-royauté de Nouvelle-Grenade (1739), puis celle du Río de La Plata (1776). Le système des intendances est étendu à l'Amérique malgré de fortes résistances : Cuba (1765), Caracas et la Louisane (1776), et après les missions d'inspection de Gálvez et d'Areche, Nouvelle-Espagne et Pérou (1784-1786). À la veille de l'indépendance, intendants et subdélégués se sont substitués à peu près partout aux alcaldes mayoresprévaricateurs et déconsidérés. L'administration des intendants, plus honnête et plus efficace, permet à l'action du gouvernement de se faire mieux sentir à l'échelon local : elle implique aussi un renforcement de la centralisation qui ne va pas sans léser de nombreux intérêts, particulièrement ceux des criollosqui avaient partie liée avec les alcaldes mayores.

La réforme des finances royales des Indes (Real Hacienda) fait l'objet de soins particuliers : les premières mesures, sous Philippe V, concernent les hôtels des Monnaies et l'approvisionnement en mercure. Mais, comme dans le domaine administratif, c'est sous Charles III que s'affirme une politique d'ensemble qui tend à moderniser l'administration financière et les méthodes comptables, et à accroître le rendement des impôts (loteries, monopole du tabac). Enfin l'administration fait procéder à partir de 1775 à une série d'enquêtes statistiques dont les résultats seront utilisés par Humboldt.

L'État intervient aussi pour stimuler l'activité économique ; il crée des compagnies de commerce (CompañiaGuipuzcoana de Caracas, 1728 ; Compañia de La Habana, 1740 ; Real Compañia de Filipinas, 1785). Le monopole andalou du commerce maritime est remis en question : en 1717, la Casa de contratación est transférée à Cadix, qui avait remplacé Séville en 1680 comme port de départ et d'arrivée des flottes. En 1765, Cadix partage ce privilège avec neuf autres ports espagnols. Enfin, en 1778, le « Règlement du commerce libre » supprime toutes les restrictions au trafic entre l'Espagne et l'Amérique, tout en maintenant l'interdiction du commerce entre les Indes et l'étranger.

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Le signe le plus apparent de l'expansion économique est le développement de la production de métaux précieux. L'État se préoccupe d'aider les mineurs et organise à Mexico en 1770 une corporation privilégiée, le Cuerpo de Mineria. La découverte ou la remise en exploitation de nombreuses mines fait de la Nouvelle-Espagne le premier producteur d'argent du monde : l'hôtel des Monnaies de Mexico frappe pendant l'année 1804 vingt-sept millions de piastres (l'équivalent de 135 millions de francs germinal) : la production mexicaine d'argent a sextuplé depuis le début du xviiie siècle et représente environ la moitié de la production mondiale.

Il est difficile d'apprécier avec une semblable précision les progrès de l'agriculture, du moins la hausse considérable du produit des dîmes permet-t-elle de conclure à leur réalité. L'Amérique du xviiie siècle semble donc connaître une remarquable prospérité économique.

Les contradictions

Pourtant la politique de réformes n'est pas exempte de sérieuses contradictions internes. Son souci du bien public et ses ambitions philanthropiques n'impliquent en effet aucun libéralisme politique. Dans le programme du « despotisme éclairé », la volonté d'absolutisme l'emporte sur les Lumières : le monarque se considère comme le seul juge du véritable intérêt de ses sujets qui, selon le mot d'un vice-roi du Mexique, « sont nés pour se taire et pour obéir ».

Mais, en même temps, les conséquences de la politique réformatrice tendent, par la force même des choses, à ouvrir l'Amérique à toutes les influences extérieures. La pensée philosophique des Lumières atteint les élites criollas : toutes les prohibitions sont impuissantes à empêcher les livres de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de l'abbé Raynal, de pénétrer aux Indes. On les trouve dans les bibliothèques particulières, et même dans celles de très hauts personnages, vice-rois, évêques, chanoines, officiers royaux, que l'Inquisition est hors d'état de poursuivre.

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Ces lectures étaient évidemment fort propres à susciter dans la société créole, riche, cultivée, mais tenue à l'écart des décisions politiques et administratives, un esprit de critique et de revendication. La création en Amérique de « sociétés de pensée », à l'exemple des « sociétés économiques des Amis du Pays » d'Espagne, la fondation de gazettes et de périodiques scientifiques témoignent de la fermentation d'esprit des élites locales et de l'intérêt qu'elles portent aux affaires publiques.

La politique de Charles III heurte plus d'une fois l'opinion publique des Indes : ainsi l'expulsion des jésuites en 1767, qui provoque quelques soulèvements populaires, cruellement réprimés, et la sourde opposition de l'aristocratie urbaine. La visita d'Areche au Pérou (1777-1781) rencontre d'efficaces résistances et se solde par un échec.

La prospérité même de l'économie ne se traduit pas par une amélioration du niveau de vie général. La stagnation des salaires, le péonage pour dettes restent le lot des classes populaires. Les exactions des corregidores provoquent au Pérou la formidable insurrection indigène de Tupac Amaru (1780) tandis que la famine de 1784-1785 met à nu la misère des Indiens de Nouvelle-Espagne. Les habitants des Indes se persuadent que les richesses de l'Amérique sont exploitées au seul profit d'une Espagne lointaine et à des fins politiques qui leur sont étrangères. Il est vrai qu'en Nouvelle-Espagne le montant des revenus de la couronne quadruple de 1763 à 1792 et que la mission d'Areche au Pérou avait pour premier objectif de réorganiser la Real Hacienda et d'en améliorer le rendement. En même temps, l'immigration péninsulaire connaît une nouvelle poussée en direction de l'Amérique : jamais les gachupines détestés et enviés n'ont paru aussi nombreux aux yeux des créoles, jamais ces derniers n'ont éprouvé avec plus de force un sentiment d'aliénation.

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C'est la conjonction du mécontentement créole, du déracinement des castas et de la misère indienne qui explique en grande partie l'explosion des guerres d'indépendance. À l'imposant édifice des Indes espagnoles de la fin du xviiie siècle, tel que nous le décrivent les livres de Humboldt, il manque sans doute des facteurs de cohésion plus puissants que le seul loyalisme monarchique. Les réformes du « despotisme éclairé » ont remédié aux insuffisances de l'administration des Indes et facilité la reprise de l'économie. Elles n'ont pas cherché à résoudre les problèmes sociaux du monde colonial, et sans doute ne le pouvaient-elles pas. C'est dans les contradictions internes de la société coloniale, exaspérée par l'effet de la politique de réformes, qu'il faut chercher l'origine des mouvements qui détruisent, de 1808 à 1824, l'édifice impérial de l'Amérique espagnole.

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Écrit par

  • : maître assistant à l'École pratique des hautes études, directeur du Centre d'études prospectives et d'informations internationales

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Médias

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