AMÉRIQUE (Histoire) Amérique espagnole
Article modifié le
L'indépendance
L'émancipation des colonies américaines de l'Espagne, au début du xixe siècle, fut un événement gigantesque : un empire s'effondrait qui avait été, durant trois siècles, un des facteurs essentiels de la grande politique internationale, en même temps qu'un des enjeux les plus disputés des conflits entre nations impérialistes. Moins d'un demi-siècle après l'indépendance des États-Unis d'Amérique du Nord, naissait, hors d'Europe, une nouvelle constellation d'États nationaux.
Il ne semble pas que les contemporains aient immédiatement mesuré l'étendue et la portée de ces bouleversements. Plongés dans le tourbillon des grandes guerres de l'Empire, beaucoup n'ont vu dans la révolte des « patriotes » américains qu'une séquelle lointaine des luttes entre l'Europe et Napoléon. Pour les hommes d'État anglais, les mieux renseignés sans aucun doute et les plus attentifs aux événements du Nouveau Monde, c'était avant tout l'occasion longtemps attendue d'élargir l'empire commercial de la Grande-Bretagne par la conquête économique d'un marché aux dimensions continentales.
Mais il fallait le coup d'œil de Napoléon pour prévoir dès 1812 – et alors que les insurgentes étaient encore loin de l'avoir emporté – que l'indépendance de l'Amérique espagnole allait modifier, à long terme, le rapport des forces dans le monde, pour le plus grand profit non de l'Angleterre, mais des États-Unis. La disparition de l'empire espagnol est en effet, pour quelques décennies, un succès pour l'expansion mercantile de la Grande-Bretagne ; mais, sur le plan politique, elle assure pour l'avenir l'hégémonie des États-Unis sur le continent américain et traduit ainsi, fondamentalement, un échec des puissances européennes.
Il est d'usage de désigner par l'expression « indépendance de l'Amérique espagnole », l'ensemble des événements qui ont eu pour théâtre les possessions américaines de la couronne d'Espagne de 1808 à 1824. Mais cette formule commode n'éclaire que très mal la complexité des phénomènes politiques et sociaux qu'elle prétend résumer. Que la crise de l'empire espagnol ait été générale, et ses manifestations simultanées – du moins à leurs débuts – voilà qui n'est guère contestable. Mais il serait difficile de pousser plus loin un effort de généralisation : les dimensions de l'espace continental, le caractère hétérogène des réalités sociales de l'Amérique coloniale tendent à fractionner cette immense guerre civile en une série de conflits régionaux, qui ne peuvent que très exceptionnellement dépasser les horizons, déjà fort larges, des différentes vice-royautés. Sauf dans leur dernière campagne, les insurgés d'Amérique du Sud n'ont pratiquement pas pu coordonner leurs actions politiques et militaires. Ils n'ont jamais agi de concert avec les révoltés du Mexique et d'Amérique centrale. Il n'y a pas une guerre hispano-américaine d'indépendance, mais plusieurs, le plus souvent sans liaison effective dans l'espace et déphasées dans le temps. Car les événements n'ont pas marché au même rythme d'un bout à l'autre du continent, ni mis en jeu les mêmes forces et les mêmes intérêts, et il serait vain de vouloir établir des parallélismes que démentent la chronologie et le jeu des antagonismes sociaux : aux succès relativement aisés des « patriotes » du Río de La Plata, dès 1810, s'opposent aussi bien les péripéties dramatiques de la lutte dans la vice-royauté de Nouvelle-Grenade (territoires du Venezuela et de l'actuelle Colombie) que l'inexpiable guerre civile qui déchire le Mexique des années durant, ou l'attitude de loyalisme tenace qui caractérise longtemps le Pérou, dernier réduit de la puissance coloniale espagnole.
Si tentant que puisse paraître un parallèle auquel invitent une commune appartenance continentale et une chronologie trop vite interprétée, l'émancipation de l'Amérique espagnole n'est nullement une version ibéro-américaine de la révolution des treize colonies anglaises d'Amérique du Nord. Pour en comprendre la signification, il faut évidemment partir des structures sociales particulières de l'Amérique espagnole, telles qu'elles étaient issues de trois siècles de colonisation.
Le premier problème est donc celui des origines, profondes ou immédiates, de ce que l'on a parfois appelé – à tort sans doute – la révolution de l'Indépendance.
Quant au déroulement des événements, il peut être reconstitué autour de trois théâtres principaux. Le premier est le Mexique, dont le destin se joue, comme en un champ clos, pendant les onze années qui séparent l'insurrection paysanne de 1810 et le coup d'État conservateur de 1821. En Amérique du Sud, les deux centres moteurs de l'émancipation sont le Venezuela, autour de Caracas, et le Río de La Plata, autour de Buenos Aires : c'est de ces deux foyers que Bolívar, par l'Équateur, et San Martín par le Chili, conduiront l'assaut final contre le Pérou.
Ce cloisonnement dans l'espace donne à la lutte un aspect particulièrement complexe : mais la confusion est aggravée par la multiplicité des clivages sociaux qui se manifestent tout au long du conflit. Il n'est pas une caste ni une classe qui ne se soit à quelque degré partagée entre partisans et adversaires de l'indépendance ; et encore faudrait-il tenir compte des multiples volte-face individuelles. Les antagonismes raciaux et sociaux présentent d'ailleurs, suivant les régions, des caractères très différents : les structures ethniques, et les hiérarchies sociales ne sont pas partout les mêmes, et des événements récents, parfois dramatiques – ainsi la révolte de Tupac Amaru au Pérou – ont pu commander par contrecoup l'attitude des milieux créoles devant l'insurrection.
Mais le sort de l'empire espagnol ne s'est pas seulement décidé au cours de cette longue et confuse « guerre civile hispano-américaine ». La chronologie des guerres d'Indépendance est inséparable de l'évolution de la conjoncture internationale. C'est l'occupation de la péninsule Ibérique par les armées françaises qui livre l'Amérique a elle-même et provoque le déclenchement de la crise en 1808-1810 ; la défaite de Napoléon et la restauration de Ferdinand VII permettent à la métropole, à partir de 1814, de soutenir ses partisans en Amérique et de reconquérir provisoirement la plupart de ses positions. Mais c'est le contrecoup de la révolution libérale espagnole de 1820 qui assure, en définitive, le succès des insurgés, appuyés plus ou moins ouvertement par la Grande-Bretagne et les États-Unis.
C'est le résultat de ce double conflit, interne et externe, qui détermine pour plus d'un siècle la signification sociale et internationale de l'indépendance de l'Amérique espagnole et oriente de façon décisive l'avenir des nouvelles nations.
Les origines
Il existe un schéma traditionnel des origines de l'indépendance hispano-américaine : c'est celui qu'a établi dans le courant du xixe siècle une historiographie d'inspiration libérale et de caractère le plus souvent polémique, schéma encore généralement accepté.
Pour n'en retenir que les traits essentiels, disons qu'il attribue à trois causes principales la naissance des mouvements d'indépendance : les abus du régime colonial, l'influence des Lumières, l'exemple des révolutions américaine et française.
Sur le premier point, on ne fait guère que reprendre la longue liste des doléances que les élites créoles avaient maintes fois exprimées : monopole commercial au profit exclusif de la métropole ; accaparement des grandes charges administratives et ecclésiastiques par les gachupines ; excès de la fiscalité royale ; tyrannie administrative des vice-rois, des audiences et des intendants ; concentration à Madrid de tous les pouvoirs de décision.
À ce tableau dont les ombres sont complaisamment soulignées, on oppose les multiples témoignages de la participation de l'Amérique au mouvement intellectuel du siècle des Lumières : fondation d'académies et de sociétés de pensée dans les principaux centres urbains ; publication de gazettes et de revues savantes et philanthropiques ; diffusion du christianisme moderniste de Feijoo ; croissance numérique d'une élite créole éclairée qui apparaît ainsi digne d'assumer son propre destin.
Le refus d'un système archaïque et injuste et l'exigence optimiste d'une société nouvelle en pleine croissance se renforcent ainsi mutuellement et créent un climat politique complexe, où les révolutions américaine et française auraient rencontré un écho particulièrement profond. Il est bien vrai que quelques-uns des textes les plus représentatifs de la pensée des insurgents américains – le Common Sense de Thomas Paine, les écrits de Jefferson – ont assez largement circulé en Amérique espagnole. Et l'on sait qu'Antonio Nariño, l'un des précurseurs de l'indépendance colombienne, imprima et fit circuler clandestinement, dès 1793-1794, le texte de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qu'il avait lui-même traduite en espagnol.
Les mêmes influences idéologiques se retrouvent à l'évidence dans les proclamations et les textes constitutionnels élaborés par les insurgés américains : le premier congrès vénézuélien (1811) suit le modèle de la Déclaration d'Indépendance de Philadelphie ; la constitution d'Apatzingán (1814), expression la plus achevée du mouvement révolutionnaire des libéraux mexicains, reprend quelques-uns des articles de la Déclaration française des droits de l'homme. L'indépendance hispano-américaine apparaît, dans cette perspective, comme l'héritière directe des Lumières du xviiie siècle et comme une revendication des forces de progrès contre une Espagne en laquelle s'incarneraient toutes les tares de l'Ancien Régime.
Longtemps acceptée sans discussion, du moins dans ses grandes lignes, cette vue des choses a été sérieusement mise en question. L'historien français Pierre Chaunu l'a soumise à une critique vigoureuse, et, sans lui dénier une part de vérité, il en conteste radicalement la valeur d'explication.
Il lui reproche essentiellement de ne pas tenir compte de la complexité des sociétés hispano-américaines et de refléter seulement l'idéologie et les intérêts d'une petite minorité, celle des créoles blancs et des couches supérieures des castas qui cherchent à s'identifier aux créoles dans leur position dominante. Au début du xixe siècle, les créoles blancs et assimilés représentent environ un cinquième de la population de l'Amérique espagnole. Eux seuls sont en mesure de revendiquer, contre les immigrants espagnols, la meilleure part des places et des profits du système colonial. Encore faut-il éviter de se laisser prendre aux arguments des textes de propagande : à la veille de l'Indépendance, la fortune de l'Amérique coloniale est, pour l'essentiel, aux mains de la minorité créole : mines, haciendas, commerce intérieur, Le monopole même du commerce maritime, d'ailleurs sérieusement entamé depuis 1796, profite moins à la métropole qu'à une poignée de grands marchands parmi lesquels les créoles sont aussi riches et plus nombreux que les Espagnols.
Dans la mesure incontestable, mais limitée, où l'Amérique a participé aux Lumières, ce mouvement intellectuel n'a touché qu'une élite urbaine, fraction numériquement infime de la minorité créole. La masse des Indiens et des castas, dont le sort misérable ne fait pas de doute, a des soucis plus humbles et plus dramatiques : se procurer sa subsistance quotidienne, tenter d'échapper à une servitude qui est moins le fait d'une métropole lointaine que des oligarchies locales – créoles, précisément. Ces problèmes n'apparaissent guère, sauf au Mexique, dans la littérature polémique de l'Indépendance.
En fait, le schéma traditionnel de l'émancipation hispano-américaine reproduit, sommairement et abusivement, celui de l'indépendance des colonies anglaises d'Amérique du Nord. Il repose sur le postulat d'un conflit entre la métropole espagnole et des colonies à peu près unanimes dans leur révolte. Dans cette perspective, l'historiographie nationaliste d'Amérique latine tend à interpréter comme signes avant-coureurs de l'Indépendance tous les troubles qui ont agité les possessions espagnoles au cours du xviiie siècle et qui s'expliquent sans difficulté par des raisons locales ou spécifiques : soulèvement de Caracas contre la CompañiaGuipuzcoana (1749), émeutes contre la fiscalité indirecte des alcabalas (Quito, 1765 ; Nouvelle-Grenade, 1780-1781), agitation populaire à la suite de l'expulsion des jésuites (Mexique, 1767), révoltes endémiques de nègres marrons. Le soulèvement de Tupac Amaru lui-même, qui ébranle le Pérou en 1780-1781, est souvent considéré comme la première manifestation d'un sentiment national péruvien, alors qu'il est avant tout une réaction désespérée des masses indiennes contre les exactions des corregidores et des Blancs exploiteurs : la terreur qu'il a provoquée chez les privilégiés explique vraisemblablement la persistance ultérieure du loyalisme créole envers la couronne espagnole.
Rien dans tous ces événements qui justifie l'interprétation de l'Indépendance comme une guerre entre colonies et métropole. Le conflit qui déchire l'Amérique est d'abord une guerre civile ; sa durée même en est une preuve supplémentaire, alors que l'Espagne est hors d'état de procéder à une reconquête militaire de son empire. L'explication réelle de la rupture est donc ailleurs, dans la convergence dramatique de plusieurs facteurs : les uns, structurels, ne sont autres que les tensions internes, déjà anciennes, de la société coloniale ; les autres, accidentels, relèvent d'un extraordinaire concours de circonstances : l'extension à l'Espagne des guerres napoléoniennes et l'effondrement subit de l'État dans la Péninsule.
Si l'on s'efforce de dépasser les analogies superficielles, il est clair que la crise de l'Amérique espagnole est sortie d'une transformation en profondeur de la société coloniale, et d'abord de la croissance vigoureuse du groupe des créoles, qui représentent une part de plus en plus importante d'une population totale elle-même en expansion.
Les Blancs, immigrés ou criollos, ne forment guère que 0,5 p. 100 de la population de l'Amérique espagnole vers la fin du xvie siècle ; 10 p. 100 au plus vers 1650. À la fin du xviiie siècle, sur une population totale d'une quinzaine de millions d'habitants, ils sont plus de trois millions, dont 150 000 Espagnols immigrés de fraîche date. Le Blanc, à la veille de l'Indépendance, c'est donc avant tout le créole.
La proportion des Blancs présente des variations géographiques notables : elle est très forte, de l'ordre du tiers de la population totale, dans les régions périphériques de l'Amérique du Sud : vice-royauté du Río de La Plata et capitainerie générale du Chili, vice-royauté de Nouvelle-Grenade. Ce sont précisément les zones où les patriotes, passés très tôt à l'action, l'emportent le plus facilement. Par contraste, c'est dans le Pérou si longtemps loyaliste que les Blancs sont le moins nombreux, probablement moins de 15 p. 100. Au Mexique enfin, où ils forment plus du cinquième de la population, ils doivent tenir compte de la présence d'une masse indienne en voie de récupération démographique – elle a sans doute doublé en un siècle et demi – et de castasen forte expansion : de là, sans doute, leurs divisions et le cours dramatique que prennent les événements.
Nombreux, puissants et riches, les créoles tendent à affirmer depuis longtemps leur prépondérance sur la masse misérable et méprisée des populations de couleur. Car la hiérarchie sociale de l'Amérique espagnole, en dépit d'un très large métissage – et peut-être à cause de lui – se fonde avant tout sur des minutieuses différenciations raciales. Le fait nouveau est que les créoles refusent désormais de partager leur prépondérance de fait avec la petite minorité des Espagnols péninsulaires. Il est vrai que ces derniers, qui ne sont qu'un groupe restreint en regard de la masse créole, n'ont jamais été si nombreux : la vive reprise, à partir de 1780, de l'immigration péninsulaire vers l'Amérique aboutit évidemment, dès la deuxième génération, au renforcement du peuplement créole ; mais, à court terme, elle est génératrice de tensions à l'intérieur du groupe dominant des Blancs. Car les nouveaux venus – parmi eux, beaucoup de Galiciens, quelques Catalans – s'ils ne peuvent disputer aux créoles la possession des mines et des grands domaines fonciers, les concurrencent sérieusement dans le secteur commercial et cherchent à accaparer les fonctions administratives. Enfin, dans l'échelle des valeurs qui gouverne le monde colonial, leur qualité d'Européens – et donc de Blancs incontestables – les situe au sommet de la hiérarchie ethno-sociale. Dans l'opposition que leur manifestent les créoles, il entre sans aucun doute beaucoup de jalousie et des sentiments inavoués d'infériorité.
Si les créoles supportent mal la concurrence des nouveaux immigrants, ils admettent moins facilement encore les conséquences des réformes administratives que les ministres « éclairés » de Charles III mettent progressivement en place dans toute l'Amérique : d'autant que les gachupines, enviés et détestés à la fois, sont les meilleurs agents de cette reconquête administrative de l'Amérique par sa métropole. Quand les ressorts de l'absolutisme espagnol s'étaient progressivement détendus, dans le courant du xviie siècle, les créoles en avaient été les premiers bénéficiaires : ils avaient pu pratiquer impunément la contrebande commerciale, éluder leurs obligations fiscales, tourner plus facilement les dispositions par lesquelles les lois des Indes tentaient de protéger les Indiens contre l'exploitation des colons : en bref, ils s'étaient constitués en oligarchie dominante du monde colonial et s'en étaient approprié les profits. La réforme de la fiscalité, l'installation du système des intendances, l'action des vice-rois et des visitadores – dont plusieurs furent de grands administrateurs, mais qui, tous, jusqu'aux plus médiocres, étaient d'obéissants serviteurs des ministres de Madrid – rendent plus étroit et plus efficace le contrôle de la métropole. Ces progrès de la centralisation administrative lésaient trop d'intérêts locaux parmi les bénéficiaires de l'ancien état de choses pour ne pas provoquer chez eux de durables rancœurs.
Mais la distance est grande du mécontentement à l'insurrection, de la fronde intellectuelle à la rupture sans retour. Seuls quelques conspirateurs isolés, précurseurs voués à l'échec – Miranda, Nariño – rêvent avant 1800 d'une indépendance appuyée sur l'alliance anglaise. Les élites de l'Amérique espagnole, même lorsqu'elles sont nourries de l'idéologie politique des Lumières, sont mal préparées à l'indépendance : elles n'ont aucune expérience d'un véritable self-government à l'anglo-saxonne ; elles n'ont jamais songé à intégrer dans une société rénovée les classes opprimées des Indiens et des castas, et l'économie extravertie de l'Amérique est un facteur de dépendance et non d'autonomie. L'action des créoles est née non de la volonté d'appliquer un programme, mais des circonstances ; l'indépendance s'est faite dans des conditions défavorables qui allaient hypothéquer lourdement l'avenir des nouvelles nations.
La première phase du conflit (1808-1815)
En 1796, par le traité de San Ildefonso, Godoy scellait l'alliance paradoxale de la monarchie espagnole et de la France révolutionnaire. La première conséquence en est que, pour plus de dix ans, le blocus maritime anglais coupe l'Espagne de ses possessions d'outre-mer. L'Amérique est, en fait, livrée à elle-même et s'ouvre au commerce des neutres, c'est-à-dire avant tout aux navires des États-Unis. Il n'en est que plus significatif que cet isolement n'ait pas abouti à une rupture entre la métropole et ses royaumes des Indes. Les tentatives anglaises d'invasion du Río de La Plata, en 1806-1807, sont repoussées par la résistance unanime de la population.
Tout change quand l'engrenage des ambitions napoléoniennes entraîne l'occupation, par les armées françaises d'abord, du Portugal, puis de l'Espagne elle-même. Au coup de force de Bayonne et à l'intronisation de Joseph Bonaparte répond l'insurrection générale du peuple espagnol (avr.-juill. 1808).
En août et septembre, les nouvelles des événements d'Espagne parviennent en Amérique, à la fois par les journaux anglais et par les communications officielles françaises. Si certains vice-rois – Liniers à Buenos Aires, Iturrigaray à Mexico – et quelques hauts fonctionnaires ont pu balancer un instant, la réaction est unanime : l'Amérique reste fidèle à Ferdinand VII, les émissaires de Napoléon et de Joseph Bonarparte sont emprisonnés ou expulsés.
Mais la disparition de la monarchie légitime créait un vide politique que l'autorité mal établie de la Junta espagnole ne suffisait pas à remplir. L'opinion publique américaine – entendons celle des notables de l'oligarchie créole – a trouvé voix au chapitre devant la carence et l'affolement des autorités administratives : elle ne cessera de mener le jeu.
Comment en est-on venu, en moins de deux ans, du loyalisme hautement proclamé aux revendications d'autonomie ou d'indépendance ? La vacance du pouvoir traditionnel laisse presque partout le champ libre à l'action de minorités résolues à profiter de l'occasion et à relever une souveraineté que la monarchie n'avait pas su conserver.
Les événements d'Europe aggravent la situation : en 1809-1810, les succès militaires français réduisent la Junta insurrectionnelle à se confiner dans Cadix. L'autorité qu'elle prétend exercer sur l'Amérique est inexistante et d'ailleurs contestée par les patriotes américains. En outre, Napoléon, ne pouvant rallier les colonies à sa cause, joue résolument dès 1809 la carte de l'indépendance hispano-américaine.
Dès le 19 avril 1810, à l'annonce des désastres d'Espagne, un cabildoabierto, à Caracas, animé par les notables créoles, élimine l'autorité du capitaine général, se constitue en « junte conservatrice des droits de Ferdinand VII », prend en charge le gouvernement du Venezuela et appelle à l'action toutes les municipalités d'Amérique. Mais les événements marchent désormais d'eux-mêmes : sur l'initiative du cabildo de Buenos Aires et des patriotes radicaux, une junte se substitue au vice-roi de La Plata, le 25 mai 1810. Du Venezuela, le mouvement s'étend à Bogotá (20 juillet) ; en septembre, à Santiago, les patriotes chiliens suivent l'exemple de ceux de Buenos Aires.
Cette suite de succès des patriotes présente des caractères communs : les créoles l'ont emporté facilement dans des centres urbains où ils formaient l'élément majoritaire ; même lorsque la démission des autorités régulières a été obtenue sous la pression de la foule, leur victoire n'a pas entraîné d'effusion de sang. Quant à la référence aux droits de Ferdinand VII, elle n'est guère qu'une clause de style et dissimule à peine la volonté des créoles de conduire désormais leurs propres affaires.
Que le mouvement ait été avant tout le fait des créoles paraît bien démontré, a contrario, par le cours des événements dans les régions où ils n'étaient pas en nombre et où leur action eût abouti à compromettre un équilibre social fragile. C'est ainsi que le Pérou ne bouge pas : la fermeté du vice-roi Abascal y est bien pour quelque chose, mais plus encore sans doute le maintien de la solidarité interne du groupe des Blancs : Espagnols et créoles ne voulaient pas risquer d'ouvrir la voie à un nouveau Tupac Amaru qui eût pu soulever la majorité indigène de la population.
Le cas du Mexique est particulièrement révélateur : l'insurrection y éclate le 16 septembre 1810. Elle coïncide donc avec le mouvement des créoles en Amérique du Sud, mais elle est de nature profondément différente : elle entraîne des masses populaires d'Indiens et de sang-mêlé et elle prend aussitôt le caractère d'une guerre sanglante qui remet en question l'ordre social. Le Mexique n'en est venu à cette situation explosive que parce que les créoles n'ont pu y faire prévaloir leur politique, comme ils l'avaient fait ailleurs. Dès le mois d'août 1808, les plus actifs d'entre eux, Verdad, Azcarate, le P. Talamantes, avaient tenté d'obtenir qu'une junte y assumât provisoirement le pouvoir. L'opposition de l'audience (audiencia), du consulat et des milieux espagnols fit échouer leur projet : par un véritable contre-coup d'État, l'audience, en septembre 1808, déposa le vice-roi Iturrigaray qui inclinait du côté des partisans de la junte. Sous l'autorité nominale de vice-rois comme Garibay ou l'archevêque Lizana y Beaumont, le pouvoir réel est détenu par l'audience et les milieux loyalistes. Il ne restait plus aux créoles que la voie des conspirations : celle qu'avaient préparée à Queretaro et à San Miguel el Grande un groupe de créoles éclairés – le curé Hidalgo, le corregidor Miguel Domínguez, plusieurs officiers, dont Allende – devait éclater le 1er octobre 1810 : les conjurés espéraient entraîner des régiments dont les officiers leur étaient acquis et rallier à leur cause la majorité des créoles libéraux. Découverts et menacés d'arrestation, ils durent se résoudre à une action précipitée. Au matin du 16 septembre, Hidalgo soulève ses ouailles du village de Dolores, en majorité Indiens et métis : appuyé sur de telles troupes, le mouvement débordait désormais les intentions de ses initiateurs. Ces foules mal armées – paysans indiens des haciendas, ouvriers des mines de Guanajuato – ne suivaient pas Hidalgo pour combattre en faveur du gouvernement représentatif ou de l'indépendance : elles protestaient contre les abus dont elles étaient les victimes et, donc, à leur manière, contre le système social tout entier. Incapables de résister, après quelques succès initiaux, à la contre-offensive des troupes régulières, elles ne pouvaient manquer en revanche de semer la panique parmi les possédants, espagnols ou créoles. Privé des appuis sur lesquels il avait primitivement compté, Hidalgo prend, peut-être malgré lui, et à coup sûr malgré certains de ses lieutenants, des positions radicales : suppression du tribut indigène, abolition de l'esclavage. Contre lui, la société coloniale mobilise toutes ses forces : condamné par l'Église, il succombe à l'assaut des régiments de Calleja, soutenus par les milices que les grands propriétaires avaient recrutées parmi les travailleurs de leurs haciendas ; capturé en mars 1811, il est fusillé le 30 juillet ainsi que ses principaux lieutenants.
Son action fut relayée et accentuée par celle de Morelos, prêtre comme lui, mais issu d'une caste de sang-mêlé : à la tête de troupes très mobiles, et servi par un très réel talent militaire, il tient le sud du Mexique jusqu'à la fin de l'année 1815. Son programme politique mène à sa conclusion logique le mouvement lancé par Hidalgo : le congrès de Chilpancingo proclame l'indépendance du Mexique (6 novembre 1813) et élabore la constitution promulguée à Apatzingán en octobre 1814. À l'idéologie libérale et individualiste héritée du xviiie siècle, Morelos joint un souci assez remarquable de réforme sociale : des grands caudillos de l'indépendance hispano-américaine, il est le seul qui se soit sérieusement proposé de relever le niveau de vie des masses indigènes. Il eût pu être le chef d'une véritable révolution radicale mais, comme Hidalgo, il est pris et fusillé, en 1815. Avec lui disparaît une grande espérance et le plus sûr appui des classes populaires.
En Amérique du Sud, les patriotes connaissaient des fortunes diverses. Au Venezuela, le mouvement s'était étendu de Caracas à la plupart des villes ; l'arrivée de Miranda, auréolé de sa participation à la Révolution française, la pression de la Société patriotique, à laquelle appartient Bolívar, décident le congrès convoqué par la junte à proclamer l'indépendance des Provinces unies du Venezuela (7 juillet 1811). Ce fut le signal de la guerre entre les loyalistes, maîtres de quelques centres urbains (Valencia, Maracaibo), et les patriotes encore mal organisés. Ni le congrès, ni Miranda n'étaient de taille à mener efficacement la lutte. Les premières défaites de Miranda, le tremblement de terre de mars 1812 – exploité par les loyalistes comme un signe du ciel – jettent le désarroi et la dissension dans le camp des patriotes. Monteverde contraint Miranda à capituler (juillet 1812), tandis que la plupart des chefs insurgés sont pris ou s'exilent en Nouvelle-Grenade, où les patriotes sont encore les maîtres. C'est de ce refuge que Bolívar reprend l'offensive en mai 1813 ; une brillante campagne de quelques semaines lui rouvre le chemin de Caracas où il rentre en vainqueur le 6 août. Maître des villes, il ne l'était pas de tout le pays : les lieutenants de Monteverde, Boves et Morales, réussissent à soulever contre l'aristocratie et la bourgeoisie urbaine des créoles la masse des hommes de couleur, et plus particulièrement des llaneros, éleveurs à demi nomades des grandes plaines de l'intérieur. À la tête de ces bandes de cavaliers, les chefs loyalistes mènent une guerre d'extermination, à laquelle les patriotes répondent avec une égale cruauté. En juillet 1814, après une année de lutte féroce, Bolívar évacue Caracas et se réfugie une deuxième fois en Nouvelle-Grenade : le Venezuela, ravagé par trois années de guerre, paraît définitivement dompté.
La junte de Buenos Aires avait été plus heureuse. Elle avait réussi à briser la résistance des loyalistes, sans pouvoir toutefois exercer une autorité incontestée sur tous les territoires de l'ancienne vice-royauté de La Plata : le Paraguay lui échappe, qu'un dictateur, Rodríguez Francia, réussira à tenir isolé du monde pendant des années ; et, aussi l'ancienne Banda Oriental, l'Uruguay, où Artigas s'efforce de résister aux empiètements des Portugais du Brésil. Les querelles intérieures qui divisent les patriotes de Buenos Aires ne les empêchent pas cependant de conserver le contrôle des territoires qui formeront la républiqueArgentine.
Mais, vers 1814-1815, le mouvement des patriotes est partout en reflux : les Espagnols ont écrasé les révolutionnaires du Mexique et reconquis le Venezuela ; ils avaient su repousser les tentatives des Argentins pour envahir le haut Pérou. Agissant depuis le réduit central péruvien, les loyalistes passent à la contre-offensive : O'Higgins est chassé du Chili et doit se replier sur Mendoza, où les forces de San Martín le sauvent de l'écrasement. Menacée par une offensive venue du Pérou, la Nouvelle-Grenade est déchirée par des luttes confuses entre les patriotes. En 1815-1816, l'expédition de Morillo, envoyé d'Espagne avec une petite armée, la soumet à son tour.
La victoire des patriotes (1816-1824)
Militairement, l'Espagne et les loyalistes semblent avoir gagné la partie. Ils ne tarderont pas à la perdre sur le plan politique. Ferdinand VII n'eut ni la générosité ni l'intelligence de faire à ses sujets américains les quelques concessions qui auraient pu récompenser les loyalistes de leur fidélité, et rallier, parmi les hésitants et les vaincus, ceux qui n'aspiraient qu'à la paix. Ce conservatisme étroit ainsi que les excès de la répression ne pouvaient que servir la cause des patriotes.
Ceux-ci reprennent la lutte dès 1816. San Martín, solidement installé à Mendoza, a su préparer, à l'écart des querelles politiques de Buenos Aires, une armée efficace et bien entraînée. Bolívar et les patriotes venezuéliens peuvent s'appuyer, dans leurs tentatives de reconquête, sur les Antilles britanniques.
Car les insurgés bénéficient désormais d'appuis extérieurs : avant tout, du soutien de l'Angleterre. L'Amérique espagnole était devenue, de 1808 à 1812, un débouché essentiel pour le commerce britannique ; l'accroissement de ses exportations en direction de ce marché avait permis à l'Angleterre de compenser les effets du blocus continental sur son économie. Elle ne pouvait donc que souhaiter en éliminer complètement l'Espagne. Mais les nécessités de la lutte contre Napoléon lui commandaient, du moins jusqu'en 1815, de ménager les intérêts de ses alliés espagnols. À partir de 1816, l'économie anglaise est en proie à de sérieuses difficultés : il n'en est que plus important pour elle de s'assurer définitivement le marché ibéro-américain. Le gouvernement anglais apporte aux patriotes une aide discrète, mais décisive, par la fourniture d'armes, des prêts d'argent et l'octroi de facilités diverses. D'Europe et des États-Unis arrivent aussi des volontaires, militaires que le retour de la paix laisse sans emploi, libéraux désireux de combattre pour la liberté des peuples. En 1817, Monroe reconnaît aux insurgés du Venezuela la qualité de belligérants.
En mai 1816, Bolívar débarqua au Venezuela pour une nouvelle campagne. Malgré les luttes intestines qui ne cessaient de diviser le camp des patriotes, un de ses lieutenants, Paez, sut rallier à la cause des insurgés la majorité des llaneros. Bolívar ne réussit pas à emporter Caracas, mais il put fixer sa capitale à Angostura, en juillet 1817, et organiser politiquement le Venezuela, dont il ne contrôlait pourtant qu'une partie (1818-1819). En juillet 1819, il franchit les Andes, défit les Espagnols à Boyaca (7 juillet) et prit Bogotá (10 août) où il proclama la république de Colombie. En décembre 1819, le congrès d'Angostura, où figuraient des députés colombiens, approuvait la loi fondamentale de la république de Colombie qui réunissait en un seul État, sous la présidence de Bolívar, la Nouvelle-Grenade, le Venezuela et la province de Quito. En 1821, la bataille de Carabobo (24 juillet) et la prise de Caracas mettaient fin à la domination espagnole : seules quelques places et quelques guérillas devaient se maintenir jusqu'en 1823.
À l'autre bout du continent, San Martín mène une campagne parallèle : en janvier et février 1817, son armée et les patriotes chiliens d'O'Higgins franchissent les Andes, occupent Santiago et Conception. Le 5 avril 1818, la bataille de Maipu assure l'indépendance du Chili, qui devient ainsi la base indispensable pour l'invasion du Pérou. Assuré de la tranquillité de ses arrières (la révolution libérale en Espagne empêchait le départ du corps expéditionnaire réuni par Ferdinand VII), San Martín se constitue une petite flotte commandée par le marin anglais Cochrane et débarque au Pérou en septembre 1820. Après des luttes confuses, où alternent campagnes militaires et négociations, San Martín occupe Lima (12 juillet 1821), mais la plus grande partie du territoire reste aux mains des loyalistes. Pour en finir, il fallut faire appel à l'aide de Bolívar et de Sucre qui venaient de prendre Quito. L'entrevue de Guayaquil (22 juillet 1822) entre San Martín et Bolívar entraîne l'effacement politique du premier : ses projets de constituer au cœur de l'Amérique du Sud un système monarchique se heurtaient au républicanisme libéral de Bolívar. C'est ce dernier qui mènera à son terme l'émancipation du Pérou, qui exigea encore deux années de campagnes difficiles couronnées par la victoire de Bolívar à Junin (6 août 1824) et celle, décisive, de Sucre à Ayacucho (9 déc. 1824). Le Pérou était indépendant, mais il n'est pas inexact de dire que la liberté lui avait été imposée, de l'extérieur, par des armées étrangères.
Peu auparavant, le Mexique avait lui aussi obtenu son indépendance dans des conditions paradoxales. Les créoles attachés au maintien de l'ordre social traditionnel avaient pratiquement écrasé le mouvement révolutionnaire. La tentative du libéral espagnol Mina de rallumer l'insurrection se solda en 1817 par un nouvel échec ; seuls quelques guérilleros échappèrent encore à la répression. Mais la révolution libérale espagnole de 1820 modifiait du tout au tout le climat politique : elle redonna de l'espoir aux partisans des réformes libérales et consterna les conservateurs. Ceux-ci ne purent empêcher la proclamation de la constitution de Cadix, mais se décidèrent, pour sauvegarder leurs privilèges, à rompre avec une Espagne devenue libérale et réformiste. Ils s'assurèrent l'appui d' Iturbide, officier créole qui s'était révélé l'adversaire le plus acharné des insurgentes. Iturbide réussit à rallier à ses projets une partie de l'armée, les hauts dignitaires de l'Église et les principaux notables conservateurs, et n'hésita pas à conclure un accord avec Guerrero, le dernier chef révolutionnaire ; le 14 février 1821, il proclamait à Iguala, avec l'indépendance du Mexique, un programme dont les principaux articles obtenaient provisoirement l'accord de la majorité de la nation : unité religieuse, respect des immunités juridiques du clergé et de l'armée, reconnaissance de la citoyenneté et de l'égalité des droits à tous les habitants du pays. Par les traités de Córdoba, le 24 août 1821, le vice-roi O'Donoju, envoyé par les libéraux espagnols, reconnaissait l'indépendance du Mexique. Iturbide profita de son prestige pour se faire proclamer empereur du Mexique en mai 1822, mais dut céder la place à la république dès l'année suivante.
La révolution libérale de 1820 avait ainsi compromis les dernières chances de l'Espagne de reconquérir ses domaines américains. Ferdinand VII, restauré par la campagne des « Cent mille fils de Saint Louis », ne devait pas être plus heureux. La menace d'une intervention collective de l'Europe absolutiste (congrès de Vérone, sept.-déc. 1822) fut écartée par l'opposition de la Grande-Bretagne, dont la flotte de guerre dominait l'Atlantique. La déclaration de Monroe (2 déc. 1823) n'était qu'une affirmation de principe : les États-Unis n'avaient pas encore les moyens d'en imposer le respect. Mais ils réussirent à empêcher le Mexique et la Colombie d'attaquer Cuba, refuge des loyalistes. L'Espagne conservait donc ses possessions des Antilles : les États-Unis devaient recueillir en 1898 l'héritage ainsi préservé.
Le refus obstiné de Ferdinand VII d'accepter le fait accompli, et aussi la solidarité des monarchies légitimes empêchèrent la France de reconnaître les nouveaux États jusqu'en 1830 : du moins y avait-elle nommé des envoyés officieux, chargés d'organiser les échanges commerciaux. La papauté elle-même se heurta à de nombreuses difficultés pour nouer avec les gouvernements d'Amérique des relations diplomatiques officielles et négocier le statut du clergé. Il fallut la mort de Ferdinand VII pour que l'Espagne reconnaisse enfin, en 1833, l'indépendance de ses anciennes colonies.
Bilan de l'indépendance
En 1825, l'Amérique espagnole est enfin libre : mais à quel prix ! Ces quinze années de guerre se soldent par un immense désastre économique. Les allées et venues des armées, les pillages des irréguliers ont ravagé les campagnes. Les mines sont à l'abandon, leurs galeries noyées : les compagnies britanniques se ruineront plus d'une fois à les remettre en exploitation. Les grandes villes minières, Potosí, Guanajuato, dépeuplées, ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes. À la faveur de la guerre ont prospéré vagabondage et banditisme, tandis que se dégradait le fragile réseau des voies de communication. La disparition de la bureaucratie coloniale a mis pour longtemps le désordre dans le système administratif et financier. Alors que la fiscalité royale tirait chaque année d'Amérique des millions de piastres au profit de l'État espagnol, les nouvelles républiques naissent sous le signe de la détresse financière : elles ne pourront éviter de contracter à l'étranger, à Londres surtout, des emprunts extrêmement onéreux. À la domination d'une métropole affaiblie succède l'hégémonie souvent plus brutale des puissances commerciales et industrielles.
Les conséquences de l'Indépendance ne sont pas moins lourdes dans le domaine social et politique. À la protection, limitée mais réelle, que les lois des Indes dispensaient aux Indiens, le triomphe des créoles substitue une égalité juridique toute théorique qui, en fait, laisse le champ libre à l'écrasement des faibles. L'instauration d'une législation de type libéral aboutit à renforcer le latifundisme créole au détriment de la propriété communale indigène. Les guerres civiles de l'indépendance ont laissé le dangereux héritage du militarisme et du caudillisme : il va peser pendant plus d'un siècle sur la vie politique intérieure des nations hispano-américaines et donner un caractère de violence anarchique aux querelles sur les privilèges de l'Église catholique et aux controverses entre centralistes et fédéralistes.
Enfin, l'Amérique hispanique a sacrifié à son émancipation l'unité politique relative que lui conférait, malgré une géographie contraignante, une commune allégeance à la couronne d'Espagne. Quand disparaît le ciment de l'autorité coloniale, le fragile édifice se défait. Le congrès de Panamá (1826) consacre l'échec du rêve unitaire de Bolívar. Aucun État national n'a pu maintenir à son profit le cadre trop vaste des anciennes vice-royautés : à peu près partout, les frontières du xixe siècle finissent par coïncider approximativement avec les limites administratives des audiences coloniales. Non sans crises ni conflits parfois violents : l'Amérique centrale se sépare du Mexique, en 1823 avant de se fractionner bientôt en cinq petits États. La Grande-Colombie bolivarienne éclate en trois nations : Venezuela, Colombie, Équateur. L'Uruguay doit sa naissance à un vieux conflit de frontière entre Argentine et Brésil qui se disputent la Banda Oriental. La Bolivie se détache du Pérou. La « balkanisation » de l'Amérique latine ne peut qu'accentuer sa faiblesse devant l'hégémonie économique de la Grande-Bretagne, et aussi face aux ambitions territoriales des États-Unis, qui annexent, en 1836 et 1848, la moitié septentrionale du territoire du Mexique.
L'Indépendance a donc été payée, pour l'immédiat, d'une aggravation de l'injustice sociale à l'intérieur et d'un renforcement des rapports de dépendance économique à l'extérieur. Il est bien vrai qu'elle s'est accomplie dans la violence et les malentendus, et d'abord au bénéfice d'une oligarchie minoritaire. Mais si elle n'a pas été une révolution, c'est sans doute que les conditions historiques concrètes ne le permettaient pas. Elle n'en reste pas moins la première étape, décevante mais inévitable, dans la création progressive d'une conscience nationale qui, dans tous les pays hispano-américains, ira s'affirmant au cours du xixe siècle et, de la minorité blanche créole, s'étendra à la majorité de la population. Sans doute l'intégration authentique des groupes humains, que la conquête et la colonisation avaient condamnés à vivre ensemble, est-elle encore loin d'être réalisée. Les forces de rénovation que le xxe siècle voit naître et s'affirmer dans une Amérique latine en pleine mutation s'efforceront de la mettre en œuvre.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Pierre BERTHE : maître assistant à l'École pratique des hautes études, directeur du Centre d'études prospectives et d'informations internationales
Classification
Médias
Autres références
-
AMAZONE, fleuve
- Écrit par Pierre CARRIÈRE
- 2 327 mots
- 2 médias
-
AMÉRIQUE LATINE - Les religions afro-américaines
- Écrit par Roger BASTIDE
- 3 176 mots
- 1 média
-
ARAUCANS
- Écrit par Simone DREYFUS-GAMELON
- 1 056 mots
Araucan est un mot forgé au xvie siècle par Ercilla, poète espagnol, à partir d'un nom de lieu indigène. Depuis lors, son usage s'est imposé en ethnologie pour désigner un ensemble de populations qui, parlant la même langue et culturellement apparentées, occupaient, à l'arrivée des conquistadores,...
-
ATLANTIQUE HISTOIRE DE L'OCÉAN
- Écrit par Jacques GODECHOT et Clément THIBAUD
- 13 673 mots
- 12 médias
Leif Eriksson n'aurait pas été le seul à aborder« l'Amérique ». Les sagas(récits) scandinaves racontent que son frère Thorwald aurait également abordé au Vinland en 1003. Il y aurait lutté contre les indigènes et aurait péri au cours d'un combat. En 1006, Thorstein, un autre frère de... - Afficher les 29 références
Voir aussi
- INDES OCCIDENTALES
- OVANDO NICOLÁS DE (1460-1518)
- MONTESINOS ANTONIO DE (XVIe s.)
- ROUTES DE L'OR
- HISPANO-AMÉRICAINE ÉMANCIPATION
- MORELOS Y PAVÓN JOSÉ MARÍA (1775-1815)
- CACIQUE
- NOUVELLE-ESPAGNE
- ALCABALA
- INDÉPENDANCE MEXICAINE
- MÉTISSAGE
- ORDRES MENDIANTS
- TISSAGE
- MÉTAUX PRÉCIEUX, histoire
- IMPÔT, histoire
- ANTILLES
- AMÉRIQUE ESPAGNOLE
- GUERRES D'INDÉPENDANCE & INSURRECTIONS PATRIOTIQUES
- COMMERCE, histoire
- ESPAGNOL EMPIRE COLONIAL
- CRÉOLE
- AMÉRINDIENS ou INDIENS D'AMÉRIQUE, Amérique centrale et Mexique
- AMÉRINDIENS ou INDIENS D'AMÉRIQUE, Amérique du Sud
- ESPAGNE, histoire : XVIe et XVIIe s.
- ESPAGNE, histoire : XVIIIe et XIXe s.
- MEXIQUE, histoire, de la conquête à la révolution
- ÉPIDÉMIES
- ÉGLISE HISTOIRE DE L', du concile de Trente à nos jours
- ÉVANGÉLISATION
- VELÁZQUEZ DIEGO (1465-1524)
- AUDIENCIA
- ZACATECAS
- TOLEDO FRANCISCO DE (mort en 1581)
- VAISSEAU DE PERMISSION
- ROUTES MARITIMES
- REDUCTION ou REDUCCIÓN, histoire