AMÉRIQUE (Histoire) Amérique espagnole
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Les Indes espagnoles
L'État
À l'avènement de Philippe II (1556), l'âge héroïque des grandes conquêtes outre-mer est à peu près définitivement clos. Les dernières expéditions d'envergure sont l'occupation de la Floride (Tristan de Luna y Arellano, 1559-1561 ; Pedro Menéndez de Avilés, 1565-1567), et surtout celle des Philippines par Miguel López de Legazpi, mais l'une et l'autre entreprises sont conçues et financées par l'État.
Ce ne fut pas un mince succès que d'établir, d'Acapulco à Cavite, des relations maritimes régulières à travers le Pacifique, mais Manille n'est que la porte du commerce d'Extrême-Orient, et non le tremplin vers une conquête militaire de la Chine, dont rêvent encore vers 1580 le vice-roi de Mexico, don Martin Enriquez, et quelques missionnaires jésuites vite désavoués par la Compagnie. Quant aux voyages de Mendaña et de Quirós dans les mers du Sud (1567-1569 et 1595-1596), ils restent des exploits sans conséquences pratiques. Le dernier des conquistadores fut sans doute Juan de Oñate qui mena à bien, de 1598 à 1605, la colonisation du Nouveau-Mexique, pointe extrême de l'avance espagnole en direction du nord. Mais le nouvel établissement n'est qu'un îlot de chrétiens au destin précaire, tenu à bout de bras par l'effort financier de la Nouvelle-Espagne.
Des sept cités de Cibola aux Amazones, de Quivira au royaume d'Eldorado, les mirages se sont décidément dissipés : l'ère du « plus ultra » appartient au passé.
Non que les domaines de l'Espagne au Nouveau Monde soient dès lors enfermés dans des limites stables : les territoires contrôlés par les Espagnols ne cessent de se dilater à partir des premiers noyaux de colonisation. Mais, à la quête d'empires fabuleux, succède désormais l'avance des frontières minières, irrégulière, coupée de longs arrêts et parfois de reculs, et un effort plus systématique des administrateurs royaux pour prendre effectivement possession d'un espace immense, encore très mal dominé. Contre les attaques des Indiens nomades, il faut établir des glacis pour couvrir les villes minières de la frontière, fonder des presidios pour protéger les lignes de communication entre des centres de peuplement dispersés dans un milieu hostile. L'occupation des steppes du Nord mexicain, où l'on s'efforce d'installer des colonies d'Indiens sédentaires originaires du plateau central, celle de la province de Tucumán témoignent de cette politique de pacification. Souci nouveau qui n'épargne pas toujours aux Espagnols de se prendre au guêpier de campagnes décevantes contre un insaisissable ennemi : la guerre des Chichimèques, aux confins septentrionaux de la Nouvelle- Espagne, ne cesse qu'au début du xviie siècle ; les frontières du haut Pérou, menacées par les Indiens Chirihuanos, restent longtemps tierra de guerra. Quant à la conquête du Chili, après le tragique échec de Valdivia, la résistance des Araucans en fait une interminable et coûteuse guerre, où les Espagnols poursuivent en vain un succès décisif.
Tandis qu'une politique de pacification et de poblaciónsuccède aux efforts de conquête, la bureaucratie supplante définitivement les conquistadores dans le gouvernement des Indes. Le règne de Philippe II marque un resserrement du contrôle de la Couronne sur ses royaumes américains. De grandes enquêtes, celle de Juan de Ovando en 1569-1571, la rédaction de deux séries de descriptions géographiques, à partir de questionnaires systématiques, en 1577-1586 et 1604-1609, donnent à l'administration castillane une connaissance plus précise des réalités américaines. En Nouvelle-Espagne, après l'inspection (visita) du licencié Valderrama (1563-1565) et la répression de ce qu'il est convenu d'appeler la conjuration de Martin Cortés (1565-1568), le long gouvernement de don Martín Enríquez (1568-1580) apparaît comme une période de stabilisation et de remise en ordre.
Dans le lointain Pérou, où les guerres civiles ne cessent qu'en 1554, une reprise en main énergique était encore plus nécessaire : ce fut la tâche de don Francisco de Toledo, vice-roi de 1568 à 1580, qui procède à la visita generaldu pays et laisse une œuvre législative et administrative impressionnante, dont ses successeurs ne s'écartent plus guère. C'est entre 1565 et 1580 que sont prises, pour l'ensemble des Indes, les décisions qui engagent l'avenir pour plus d'un siècle en matière de politique indigène, de politique économique, de fiscalité, d'évangélisation. Aux successeurs des grands vice-rois, on ne demandera plus que d'administrer paisiblement, sous le contrôle tatillon du Conseil des Indes, et d'envoyer vers Séville le plus possible de barres d'argent ou de piastres.
Le réseau des institutions bureaucratiques se perfectionne. Aux six audiencias fondées avant 1550, s'ajoutent celles de Charcas (1559), du Chili (1563), de Manille (1583) et, pour un temps, celle de Buenos Aires (1661-1672), avec un personnel de letradoset d'auxiliaires toujours plus nombreux. À la même époque commence le lent travail de codification des décisions royales concernant l'Amérique, qui aboutit après un siècle d'efforts, en 1680, à la publication de la Recopilación de leyes de los reynos de las Indias. Parallèlement, les cabildosmunicipaux, ou ayuntamientos, si actifs et parfois si turbulents dans la première phase de la colonisation, se voient tenus dans une étroite tutelle par les représentants du pouvoir central. L'établissement du tribunal de l'Inquisition est une autre manifestation de la volonté centralisatrice du monarque (Mexico et Lima, 1571 ; Cartagena, 1610).
Plus étroitement contrôlées, mieux administrées, les Indes contribuent davantage à l'effort fiscal qu'exige la grande politique impériale de l'Espagne. Les visitas de Valderrama et de Toledo tendent à unifier et à rationaliser l'institution du tribut dû par les Indiens et à en accroître le rendement au profit de la Couronne, qui l'exige aussi, dès 1576-1580, des nègres et mulâtres libres, et l'augmente en 1591 de la contribution du servicio real. Les Espagnols ne payèrent longtemps que les droits sur les métaux précieux (droit de quinto sur l'or ; et sur l'argent, quinto au Pérou, diezmoen Nouvelle-Espagne) et les almojarifazgossur le trafic maritime. Mais les besoins d'argent de Philippe II le conduisirent à introduire en Amérique les impopulaires alcabalas, taxe de 2 p. 100 sur toutes les transactions commerciales : non sans quelques murmures à Mexico et quelques émeutes au Pérou. Les Indiens en étaient exempts pour les produits de l'économie traditionnelle indigène. Le poids de l'alcabalane cessa d'augmenter, avec les difficultés croissantes des finances castillanes : le taux en fut porté à 4 p. 100 en 1634, à 6 p. 100 l'année suivante. Au xviie siècle, la plupart des villes s'abonnaient forfaitairement à l'alcabala, dont la perception, répartie ensuite sur les divers métiers, tendait à prendre le caractère d'un impôt direct.
L'ingéniosité du Conseil des Finances (Consejo de Hacienda) sut inventer bien d'autres sources de revenus : monopoles de la vente du mercure, de la poudre, des cartes à jouer ; taxes sur les vins importés et sur les boissons indigènes (pulque) ; extension de la vénalité des offices et perception de taxes sur les officiers et bénéficiers payés par la Couronne (media anataet mesada) ; reversement à l'État de la neuvième partie des dîmes, ventes des bulas de cruzada, appels multiples du monarque aux dons gratuits (donativosgraciosos) de ses fidèles vassaux d'outre-mer. La fiscalité pèse de plus en plus lourd, au xviie siècle, sur une économie coloniale en récession, et contribue probablement à la déprimer. Il est vrai que le réseau des caisses royales, organisées sur un modèle unique du Chili jusqu'à la Nouvelle-Biscaye, et surveillées au xviie siècle par les cours des comptes (tribunales de cuentas) de Mexico, de Lima et de Bogotá, n'arrive pas à enrayer les progrès d'une fraude multiforme. Les doléances intarissables des cabildoset des marchands ne doivent pas nous abuser : la charge fiscale des Indes reste encore très inférieure, au xviie siècle, à celle qui écrase à la même époque les pecherosde Castille. Devant l'impôt monarchique, les minorités espagnole et créole d'Amérique n'ont pas cessé d'être privilégiées.
La population
En dépit des progrès de l'immigration européenne et de l'apport négro-africain c'est la population indigène qui représente toujours le gros de la masse humaine de l'Amérique. Le fait majeur est que le nombre des Indiens n'a cessé de diminuer tout au long du xvie siècle. En Nouvelle-Espagne – la seule région d'Amérique pour laquelle nous disposions de recherches approfondies – la population indigène est vraisemblablement passée de 25 millions d'habitants en 1520 à 7 millions en 1548, à 2 700 000 en 1565-1570, pour tomber à moins d'un million et demi en 1595-1605, soit une diminution de près de 95 p. 100 en trois quarts de siècle. Même si l'on adopte une estimation initiale, moins forte, de l'ordre de 12 ou 13 millions d'habitants, la baisse atteindrait encore près de 90 p. 100. La population indigène du Mexique ne recommence à croître, lentement, qu'après 1650-1660. Les évaluations relatives à l'Amérique du Sud andine sont moins catastrophiques : la diminution moyenne a pu y atteindre de 20 à 30 p. 100 entre 1530 et 1660, ce qui est déjà considérable. Mais divers indices semblent bien confirmer qu'elle a été moins brutale et moins profonde qu'en Nouvelle-Espagne.
Les raisons de cet effondrement démographique sont d'importance inégale. Le choc de la conquête et les violences qui l'ont immédiatement suivie ont été aggravés par divers aspects de la politique de colonisation. L'établissement du tribut, les excès de l'esclavage et de l'encomienda, l'organisation du travail forcé, les regroupements de population ont donné lieu à d'innombrables abus et bouleversé les conditions de vie des Indiens. L'évangélisation a détruit, sans toujours le remplacer pleinement, l'univers religieux indigène. La société indienne se trouve ainsi, culturellement et matériellement, dans un état de moindre résistance. Mais les agents principaux des catastrophes démographiques sont les épidémies ; les Européens sont porteurs de microbes contre lesquels les Indiens ne possèdent aucune immunité. Ce sont les grands fléaux : petite vérole de 1521, « pestes » de 1545-1546, matlazahualtlde 1576-1579, de 1588 et 1595, qui ont failli exterminer les Indiens du Mexique. C'est parce que les épidémies n'ont pas connu la même virulence sur les plateaux andins, du moins jusqu'en 1720 – pour des raisons que nous ignorons, et qui tiennent peut-être à des conditions climatiques exceptionnelles – que les populations de l'ancien empire inca ont plus facilement résisté aux effets du contact avec les Européens. Mais même dans cette région, une tribu comme celle des Quimbayas (Colombie actuelle) a disparu totalement en moins d'un siècle.
Nous ne saurons jamais avec certitude quelle était la population de l'Amérique à la fin du xve siècle : les évaluations modernes varient de 8 à 80 millions d'habitants. Il est beaucoup moins aventureux d'affirmer que la population indigène n'était plus que de 8 à 9 millions en 1570, et qu'elle était tombée à 4 ou 5 millions vers le milieu du xviie siècle.
Au regard de la masse indienne, les groupes humains importés ne représentent encore que des minorités : 150 000 Blancs immigrés ou créoles et 250 000 nègres ou mulâtres en 1570, soit environ 5 p. 100 de la population totale. Mais ce sont des populations en expansion démographique et renforcées d'apports extérieurs : vers 1650, l'Amérique espagnole compte sans doute sept ou huit cent mille Blancs, à peu près autant de Noirs, et peut-être un million de sang-mêlé (métis, mulâtres, castasdiverses), soit un bon tiers de l'ensemble de la population.
Les campagnes, sauf exception, restent le domaine des paysans indiens. Mais, à l'habitat dispersé et parfois semi-nomade, qui semble bien avoir été la règle des temps préhispaniques, a succédé un regroupement en gros villages permanents, inséparable dans l'esprit des Espagnols de toute vie policée. Cette politique reduccionesou congregacionesétait destinée à favoriser l'évangélisation, mais aussi la perception du tribut : les grands artisans en sont Toledo au Pérou de 1570 à 1580 : au Mexique, don Luis de Velasco entre 1554 et 1562, et surtout le comte de Monterrey de 1599 à 1604. Les villes, dans l'immense espace américain, ne constituent que des îles de peuplement dense : beaucoup végètent, avec une population blanche de 20 à 100 vecinos. Quelques-unes se rapprochent des grandes concentrations urbaines de l'époque : Lima, Mexico ont 50 000 ou 60 000 habitants, de toutes origines, à la fin du xvie siècle. Les métropoles minières, Zacatecas, Potosí surtout, qui atteint 120 000 habitants vers 1600, rassemblent une population bigarrée et violente, premier creuset de nouvelles nationalités en formation.
L'économie
C'est dans la seconde moitié du xvie siècle que se stabilisent, pour plus d'un siècle, les grands traits de structure de l'économie coloniale américaine. L'institution de l' encomienda, qui avait été pour les premiers pobladoresune source abondante de rentes seigneuriales et de formation de capital, perd de son importance économique. Non seulement le rendement global des tributs ne cesse de décroître avec la baisse de la population indigène, mais encore la Couronne s'en réserve une part toujours croissante, au détriment des particuliers.
Les entreprises agricoles sont d'un rapport plus sûr et permettent en outre de tirer profit de la hausse des prix, qui, après avoir fortement monté de 1550 à 1610, se maintiennent au xviie siècle à un niveau élevé. Sur les terres que les donations de la puissance publique (mercedes), des achats opportuns et de perpétuels empiétements sur les terroirs des villages indiens leur permettent de rassembler en grands domaines (haciendas), les Espagnols produisent du blé et du maïs pour le ravitaillement des villes, des centres miniers et des flottes ; du sucre dans les ingenios pour la consommation urbaine et l'exportation. Les grandes estancias d'élevage fournissent des animaux de travail et de bât, des cuirs pour l'exportation et les mines, de la laine pour les tissages locaux, de la viande enfin dont le bon marché permet une consommation exceptionnellement élevée. Une certaine spécialisation régionale se dessine déjà : les Antilles fournissent le sucre et bientôt le tabac ; la farine et le biscuit pour les flottes et les presidiosviennent de Nouvelle-Espagne ; l'indigo, d'Amérique centrale et du Yucatán. Le Pérou, qui produit en abondance du vin et des huiles, reçoit son blé du Chili ; le cacao de Guayaquil, de Maracaibo et du Guatemala devient au xviie siècle un des principaux articles du commerce intercolonial.
Sur les terres communales qu'ils ont conservées et que régissent toujours les systèmes traditionnels de répartition, les paysans indiens restent fidèles à leurs anciennes cultures vivrières : maïs, haricots, et piments un peu partout ; pommes de terre au Pérou, manioc dans les terres basses tropicales. Il faut y joindre la culture, en recul, du coton, celle de l'agave, pour la fabrication du pulque et la corderie, celle de la cocadans les Andes. Dans quelques cas seulement, ils se sont orientés vers des productions de caractère commercial : cochenille, vanille, élevage du ver à soie. Il est beaucoup plus rare qu'ils aient pratiqué la culture du blé. Ils adoptent progressivement le bétail importé : l'élevage du mouton prend rapidement de l'importance dans les communautés indigènes, ainsi que l'utilisation des animaux de bât. Mais l'araire ne se diffuse que très lentement, du moins jusqu'à la seconde moitié du xviie siècle.
Le développement de la colonisation agricole dépend évidemment d'une main-d'œuvre indigène nombreuse et peu coûteuse car son niveau technique reste faible, bien que les rendements à la semence soient généralement élevés dans toute l'Amérique, pour le maïs, le blé et l'orge. L'effondrement démographique de la population indienne pose de difficiles problèmes, surtout après 1580. L'utilisation massive des esclaves noirs, en raison de leur prix élevé, est réservée à quelques productions privilégiées comme celle du sucre. La pénurie de main-d'œuvre agricole, la suppression des services personnels de l'encomienda, et les répugnances des Indiens pour le travail salarié à l'européenne, obligent l'administration coloniale à établir, au profit de la production céréalière, divers systèmes de travail obligatoire temporaire : repartimiento, tanda, mita agricole. Mais c'est grâce aux diverses formes de servage pour dettes (peonaje, inquilinaje, yanaconazgo) que les haciendas arrivent à retenir les travailleurs indigènes au prix de multiples abus. Dès le xviie siècle se dessinent ainsi quelques-uns des grands traits de la structure agraire de l'Amérique latine.
Malgré les progrès de la colonisation agricole, le grand jeu de la richesse en Amérique reste l'aventure minière. Après 1550, l'épuisement des placers et la suppression de l'esclavage indigène réduisent à peu de chose le volume de la production de l'or : elle ne garde quelque importance qu'en Nouvelle-Grenade, au Chili, et, vers la fin du xvie siècle, à San Luis Potosí, sur le plateau central mexicain. Mais l'extraction de l' argent est relancée par le procédé de l'amalgame au mercure, mis au point en Nouvelle-Espagne en 1555-1556, au moment même où tarissent un peu partout les premiers filons à grand rendement. Dès 1562-1563, près de 200 exploitations l'utilisent en Nouvelle-Espagne ; au Pérou, la découverte des mines de mercure de Huancavelica en 1564 et l'adaptation de la nouvelle technique, en 1572, au traitement des minerais argentifères andins permettent l'extraordinaire essor du Potosí dont la production, en nette régression de 1560 à 1570, monte en flèche à partir de 1575. À son apogée (fin xvie-début xviie s.), le Potosí produit environ 200 tonnes d'argent par an, probablement les quatre cinquièmes de la production du Pérou. Les mines mexicaines dans leur ensemble (Zacatecas, San Luis Potosí, Pachuca, Guanajuato), en fournissent à peu près 150 tonnes.
La haute productivité, à l'échelle du siècle, de la technique de l'amalgame explique le paradoxe d'une production minière croissante dans un milieu en plein effondrement démographique. Parmi les facteurs qui commandent le mouvement de la production d'argent, l'abondance et la régularité de l'approvisionnement en mercure tiennent sans doute le premier rang. Les mines n'emploient pas en effet une main-d'œuvre extrêmement nombreuse : l'organisation du travail obligatoire (mita au Pérou, repartimientoen Nouvelle-Espagne), les hautes payes consenties aux travailleurs libres et un appoint limité d'esclaves africains leur assurent, non sans difficultés passagères, les contingents indispensables.
Le ravitaillement en mercure dépend au contraire d'une série d'opérations complexes. Le transport du mercure de Huancavelica au Potosí pose de gros problèmes : 1 250 km à vol d'oiseau séparent les deux centres situés l'un et l'autre au cœur des Andes, à 4 000 m d'altitude. La route de terre, avec ses lents convois de mulets, ou le transport par mer, via Chincha et Arica, qui comporte deux ruptures de charge, entraîne d'énormes frais. La Nouvelle-Espagne reçoit son mercure d'Europe, d'Almadén (Espagne) et d'Idria (Carinthie) ; plus rarement du Pérou : elle en a même importé exceptionnellement de Chine, par le galion de Manille. Dans tous les cas, il faut assurer le financement des envois (asientos Fugger pour Almadén ; contrats Albertineli, Oberolz et Balbi pour le mercure autrichien d'Idria) et le transport outre-Atlantique. Le monopole officiel de la vente du mercure fait de l'État espagnol le banquier des mineurs, qui n'ont pas usurpé leur réputation de mauvais payeurs.
Les causes de la baisse durable de la production de métal blanc au xviie siècle – après 1618-1620 pour le Potosí et à partir de 1632-1636 en Nouvelle-Espagne – tiennent à la convergence de plusieurs facteurs. Pénurie de mercure : la production de Huancavelica diminue pour des raisons techniques et le Pérou devient, de 1622 à 1644, importateur de mercure européen, au détriment de l'approvisionnement de la Nouvelle-Espagne. La banqueroute des Fugger ralentit la production d'Almadén. Parallèlement, la décadence du système des flottes compromet des arrivages d'Europe. Aggravée par le marasme du commerce du Pacifique (crise du trafic du galion après 1630 ; interdiction du commerce Mexique-Pérou en 1634, sous la pression du consulat de Séville), elle entraîne la baisse des profits des grands marchands créoles dont les avances en monnaie et en marchandises (avios) étaient indispensables à la bonne marche des centres miniers (reales de minas).
Malgré une certaines reprise à la fin du xviie siècle, c'est seulement après 1720 que la production de l'argent est de nouveau en expansion, tout particulièrement en Nouvelle-Espagne.
Au regard de la prépondérance des mines, les autres activités industrielles comptent peu : seuls les tissages de draps, ou obrajes, alimentés par les laines du pays, atteignent quelque importance, surtout au Mexique qui en compte 80 en 1571 et vraisemblablement 200 vers 1604. Certains de ces ateliers emploient, dans des conditions le plus souvent effroyables, jusqu'à 100 et 120 travailleurs : esclaves noirs, ou chinos(ce sont des Malais importés des Philippines), Indiens condamnés aux travaux forcés, travailleurs salariés abusivement retenus. L'administration espagnole prenait souvent prétexte de ces excès pour fermer les obrajes ou en limiter le nombre et l'activité. Les étoffes fabriquées, de qualité généralement très ordinaire (sayal, jergas, frezadas) ne concurrencent guère pourtant les importations. Bien que le Pérou possède aussi des obrajes, il importe le plus souvent au xvie siècle et au début du xviie siècle des tissus mexicains. Quant aux cotonnades (mantas), elles proviennent des métiers domestiques des indigènes.
Si l'on excepte toutefois quelques fabrications liées à l'économie agricole (salaisons, savon, travail du cuir, corderie de sisal), quelques fabriques de verrerie et de faïence, les principaux produits élaborés sont importés d'Europe et d'Extrême-Orient. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le « sous-développement industriel » des Indes est le résultat de conditions locales défavorables ou d'une politique métropolitaine fondée sur l'« exclusif », dont on ne saisit guère de manifestations délibérées dans le domaine manufacturier avant le xviiie siècle. Il reste que l'Amérique hispanique des xvie et xviie siècles est à peu près dépourvue de fabriques, sauf pour les étoffes communes, et qu'elle constitue donc un marché extraordinairement intéressant pour les nations industrielles d'Europe.
L'empire des mers et le commerce
C'est dire que l'économie coloniale américaine vit au rythme des flottes et des convois de galions. C'est une gigantesque entreprise que la Carrera de las IndiasdelmarOcéano, et qui met en cause une multitude d'intérêts, souvent mal accordés. Ceux de l'État et du fisc sont représentés par la Casa de la contratación. Derrière le consulat des marchands de Séville, on devine plus d'une fois la pression des négociants étrangers et des secteurs de l'économie européenne – banque, grand commerce, industrie – liés au vaste marché des Indes occidentales. Les consulats de Mexico et de Lima, fondés respectivement en 1592-1594 et 1613-1618, sur le modèle de ceux de Burgos et de Séville, se posent volontiers – non sans quelque impudence – en porte-parole des consommateurs des Indes. Il n'est pas surprenant que les organismes supérieurs de l'État castillan, Conseil des Indes, Conseil des Finances, aient souvent peine à arbitrer entre tant d'intérêts divergents.
Mais l'ensemble forme un puissant système maritime et mercantile, un immense réseau impérial de communications, le premier qui soit vraiment à l'échelle du monde. On a souvent souligné avec quelque complaisance, mais non sans de bonnes raisons, ses multiples imperfections, sa lenteur, son coût énorme, et le poids excessif d'une réglementation tatillonne qui n'empêche jamais – et parfois justifie – l'omniprésence de l'interlope et de la fraude. Mais sans doute a-t-on mésestimé sa solidité et sa capacité de durer. Accidents de mer, piraterie, guerre anglaise, hollandaise ou française n'ont jamais coupé complètement les liaisons. Aux jours les plus difficiles, même après le désastre de Matanzas (1628), même après 1630, lorsque la crise financière et le marasme économique ralentissent le rythme des convois, les Indes n'ont jamais cessé de recevoir les marchandises, le mercure, les dépêches, les livres, les hommes, grâce auxquels elles participent pleinement de la vie et de la civilisation de l'Espagne.
Un double réseau de liaisons maritimes couvre l' Atlantique central. Les flottes de la Nouvelle-Espagne (flotas) et les armadas de Terre-Ferme (galeones de Tierra Firme), via l'escale des Canaries, reconnaissent d'abord l'arc des Petites Antilles, à partir duquel divergent leurs route : les flotasdoublent par le sud la pointe occidentale de Cuba pour atteindre Veracruz, avec parfois un arrêt à La Havane. Les galions gagnent Cartagena et le relais de l'Isthme, Nombre de Dios (abandonné pour Puerto Belo en 1596-1598). C'est ensuite à dos de mule que caisses et ballots arrivent à Panamá, pour repartir vers le Callao, en suivant l'axe maritime qu'empruntent en sens inverse les trésors du Pérou.
La rade de La Havane est le point de concentration des convois pour l'Europe, qui affrontent ensuite, par les Bermudes et les Açores, le dangereux itinéraire du retour.
Les trafics du Pacifique sont plus ténus, malgré leur grande importance commerciale. En décembre 1591, Philippe II, qui cherche à limiter l'hémorragie de métal blanc vers l'Extrême-Orient, réduit à deux navires par an le commerce entre Acapulco et Manille, réglemente sévèrement – mais en vain – l'exportation d'argent, et interdit, sans plus de succès, la réexpédition des marchandises de Chine vers le Pérou. La rotation des robustes naos de China – de gros galions de 600 à 1 000 tonneaux – prend une année dans les cas les plus favorables : départ d'Acapulco en janvier-février, navigation en droiture grâce au souffle régulier de l'alizé le long du 13e parallèle, avec parfois une relâche aux îles des Ladrones (rebaptisées Mariannes au xviie siècle), on est à Manille en une centaine de jours. Mais le retour, par la longue route du Pacifique nord, prend de six à neuf mois, parfois une année, sans possibilité d'escale avant les atterrages de la Californie : pertes en mer et mortalité sont exceptionnellement élevées pendant ce difficile tornaviaje. Sur ce trafic à longue distance se greffe une liaison Acapulco-Callao, sans cesse mise en question par le consulat de Séville qui l'accuse de détourner vers la Chine l'argent du Pérou, et qui en obtient l'interdiction absolue en 1634.
À Veracruz, Puerto Belo ou Acapulco, l'arrivée des flottes ou du galion anime brusquement des plages ou des baies désertes dix mois par an. Pendant quelques semaines, autour des assemblages de baraques, à quoi se réduisent généralement, à l'exception de Veracruz, ces noms prestigieux, évocateurs en Europe de tous les trésors des Indes, des foules, bravant l'insalubrité des lieux, s'affairent : équipages rescapés de traversées éprouvantes, marchands et muletiers accourus de toutes les villes de l'intérieur dès le premier courrier, officiers royaux qui concilient bien souvent, sans troubles de conscience, le service public et le souci de leurs propres intérêts.
Les vaisseaux déchargent les mille produits que l'Amérique ne peut ni fabriquer ni se passer de consommer : vins et eaux-de-vie d'Espagne et de France ; huile d'olive, safran, fruits secs de la campagne andalouse ; cire blanche d'Allemagne et du Levant ; papier de Gênes et de France ; fer de Biscaye, brut ou ouvré : socs de charrue, fers à cheval par milliers de douzaines, clous par centaines de milliers, couteaux et haches ; caisses de livres ; et surtout des étoffes : toiles de Rouen, de Bretagne et de Hollande, draps de France et d'Angleterre, serges, étamines, velours d'Italie, dentelles, tissus d'or et d'argent, chapeaux, bas de soie et de laine, etc.
Quelles marchandises les Indes peuvent-elles offrir en échange ? Essentiellement des produits agricoles ou des matières premières : des cuirs (jusqu'à cent ou cent vingt mille pièces par flotte) ; du sucre, du tabac, du cacao ; des produits tinctoriaux : cochenille, indigo, bois brésil ou campêche ; des plantes médicinales : jalap, salsepareille, baume du Pérou, etc. Malgré le prix élevé des colorants, ces chargements ne suffisent pas à équilibrer les importations de produits fabriqués. Les marchandises exportées ne représentent guère que de 15 à 30 p. 100 de la valeur des cargaisons importées lors des retours, moins encore pour les galions du Pérou. Le déficit des échanges est soldé par l'envoi de métaux précieux, barres d'argent, pièces de huit, qui, de Séville, animent les circuits de l'économie européenne et financent la grande politique internationale de l'Espagne. Le déséquilibre est plus marqué encore dans le commerce avec l'Extrême-Orient : le galion apporte des Philippines des marchandises de haut prix, soieries, porcelaines, épices, cire, esclaves parfois. Les retours ne comprennent que l'argent, si l'on excepte le peu de matériel destiné aux magasins royaux de Manille.
C'est donc la supériorité industrielle de l'Ancien Monde qui, dès avant l'ère de la machine, lui permet de drainer à son profit les métaux précieux américains : la part de la Couronne, c'est-à-dire le fruit du prélèvement fiscal de l'Espagne sur les Indes, ne représente guère, en effet, que de 20 à 30 p. 100 de la valeur des métaux précieux officiellement enregistrés au nom des marchands. Cette fraction serait encore plus faible, s'il était possible d'évaluer correctement le double courant de la contrebande (marchandises à l'aller, trésors au retour) qui accompagne le trafic officiel et aggrave ses effets.
Les Indes en viennent à offrir ce paradoxe que leur énorme production minière ne suffit pas à leur fournir le volume d'espèces monnayées indispensable à leurs échanges intérieurs, malgré l'existence d'hôtels des Monnaies à Mexico (1535), au Potosí (1575), à Bogotá (1622). Elles doivent recourir à des monnaies de nécessité, fèves de cacao, argent non monnayé, pièces de cotonnades. Après le départ de chaque flotte, on ne trouve plus un réal, particulièrement dans les centres miniers, où les mineurs ne se procurent les précieuses espèces que contre paiement d'une prime de 6 à 10 p. 100. La raréfaction des réaux est tout spécialement sensible en période d'expansion économique et de haut niveau du trafic maritime, au xvie siècle et jusqu'en 1620-1630. Au contraire, au creux de la grande dépression du xviie siècle, des indices concordants paraissent confirmer que l'Amérique retient plus efficacement les métaux précieux dans les réseaux de son économie interne, cependant que dans les cargaisons – de valeur, il est vrai, bien amoindrie – qu'elle expédie vers l'Europe, les marchandises occupent une part plus substantielle.
Le commerce intérieur des Indes est beaucoup moins bien connu que le grand trafic maritime international. L'activité des marchands ambulants, les propriétaires de boutiques, qui écoulent les étoffes, le chocolat, les vins, ne se laisse pas facilement saisir ; et moins encore, sinon à l'occasion de quelque scandale, celle des fonctionnaires royaux alcaldes mayoreset corregidores qui monopolisent le commerce de détail dans les districts qu'ils gouvernent. Ils pressurent les indigènes, jusqu'à provoquer de sanglantes jacqueries (Tehuantepec, 1660). Plus d'un curé semble aussi avoir cédé, comme en témoignent les procès-verbaux des visites pastorales, à l'attrait de ces profits faciles : on oblige les Indiens à acheter, à trois ou quatre fois leur valeur, des bagatelles venues d'Europe ; on leur vend, malgré tous les règlements, du vin et de l'eau-de-vie, qu'ils ne sont que trop enclins à acquérir ; on leur extorque en retour, et bien au-dessous du cours, le cacao, les cotonnades, le bétail, et jusqu'à leur maïs. Tout l'arsenal des lois des Indes reste impuissant contre ces abus.
Mais les véritables maîtres du commerce intérieur sont aussi ceux dont les entreprises s'étendent, hors d'Amérique, de Manille à Cadix, les grands marchands des consulats de Mexico et de Lima, gachupinesfraîchement venus d'Espagne, plus rarement créoles, parfois marranes portugais à l'orthodoxie douteuse ; ils monopolisent, à Acapulco, à Veracruz ou au Callao, les cargaisons des galions et des flottes, qu'ils redistribuent au compte-gouttes pour soutenir les prix. Ils sont les fournisseurs et les banquiers des mineurs (aviadores) et tiennent la position clé d'intermédiaires entre les mines et les hôtels des Monnaies (mercaderes de plata, banqueros de plata) : en dehors d'eux, point d'argent liquide. L'État lui-même ne peut engager de grosses dépenses en réaux que grâce à leurs avances.
Ils colonisent les cabildos de Lima, du Potosí, de Mexico et de Puebla, afferment les impôts royaux, accumulent des fortunes qui peuvent atteindre un million de pesos. Pour dominer complètement la société coloniale, il ne leur manque que la considération, qu'ils ne tardent pas à acquérir. L'achat de terres et d'offices, la concession de titres nobiliaires et de grades dans les milices locales, la fondation d'églises et de couvents consacrent leur prééminence. Leurs fils abandonnent le commerce pour la fonction publique et les bénéfices ecclésiastiques, les aînés jouissent de mayorazgosinaliénables et prétendent aux grandes charges. De la mesquinerie boutiquière au gaspillage aristocratique, de l'entreprise à la rente, il a suffi souvent du travail d'une ou deux générations.
La société
La réussite et l'ascension sociale d'une minorité ne doivent pas toutefois abuser : la société des Indes n'en acquiert pas pour cela le caractère ouvert et la mobilité interne d'un monde dominé par l'esprit capitaliste. En fait, et quelque important que puisse y être le rôle de l'argent, elle obéit à une échelle de valeurs de type aristocratique, fondamentalement identique à celle qui règne dans l'Espagne du siècle d'or. Ainsi en témoigne l'ascension même des marchands, pour qui l'enrichissement est avant tout le moyen d'accéder à la possession de terres, de charges et de titres, bref ce qui caractérise le genre de vie de la noblesse.
La société hispano-américaine est d'abord une hiérarchie, où une série de distinctions raciales ne fait que renforcer l'extrême inégalité des fortunes, car le métissage, issu le plus souvent d'unions irrégulières, n'efface nullement les préjugés raciaux : il en multiplie au contraire les effets dans le domaine social. Les lignes de clivages les plus marquées, dans une société dont les traits essentiels sont à peu près fixés au xviie siècle, sont bien d'origine ethnique.
Au sommet de la pyramide sociale, les Espagnols originaires de la Péninsule (300 000 personnes peut-être à la fin du xviiie siècle) : à eux s'applique officiellement le terme europeos. Ils détiennent le quasi-monopole des hautes charges de l'administration et des grandes dignités ecclésiastiques. Mais beaucoup sont des personnages d'une moindre volée : on compte parmi eux quelques grands marchands, mais aussi de petites gens, artisans, boutiquiers. À tous les niveaux de la vie économique et sociale, les gachupinesou chapetones, comme on les appelle péjorativement dès le xvie siècle, apparaissent comme les concurrents souvent heureux des créoles.
Ces derniers (criollos) sont les Blancs nés aux Indes, les americanos comme ils se désignent volontiers eux-mêmes au xviiie siècle : un peu plus de trois millions. Ils représentent la réalité vivante d'une Amérique qui est devenue leur vraie patrie. Ils possèdent de grandes haciendas, les mines, les obrajes, la plupart des offices et des charges municipales ; leurs fils peuplent les universités et les ordres religieux, disputent aux gachupinesles sinécures que distribuent la Couronne et les vice-rois : prébendes ecclésiastiques, postes d'alcaldes mayores. Ils détiennent, pour l'essentiel, la richesse des Indes, c'est parmi eux que se recrute l'élite intellectuelle : ils ne peuvent pas ne pas prétendre un jour à la prépondérance politique.
Du plus pauvre des criollos aux hommes de couleur, la distance est immense et rarement franchie par ces derniers. C'est pourtant la croissance des castas, ces groupes ethniquement bigarrés, qui caractérise un peu partout en Amérique le renouveau démographique à la fin du xviie siècle et surtout au xviiie. Méprisés et redoutés par les Blancs, ces sang-mêlé (mestizos, mulatos) sont soumis par les lois à un statut juridique inférieur et parfois infamant. Ils forment un monde complexe où abondent les irréguliers, vagabonds des campagnes et détrousseurs de grands chemins, prolétaires et léperosdes villes. Mais c'est parmi eux que se recrutent aussi les travailleurs libres des centres miniers, les petits commerçants « regrattiers », les contremaîtres et vaqueros des grands domaines d'élevage dans les terres chaudes. Si la société leur est dure, ils se situent toutefois au-dessus des Indiens qu'ils ne se privent pas d'exploiter pour leur part.
Les masses indiennes sont entrées à la fin du xviie siècle dans une période de convalescence démographique ; en dépit des ravages de quelques épidémies (« peste » de 1720 dans les Andes ; matlazahualtde 1736-1737 au Mexique ; petite vérole et famines vers la fin du xviiie siècle), la population indigène double entre 1670 et 1790, et atteint à cette date une dizaine de millions d'âmes. Elle est loin de former une masse socialement indifférenciée. Au Pérou, au Mexique, beaucoup de villages indigènes ont réussi à survivre dans leurs cadres traditionnels et défendent avec opiniâtreté leur terres communales contre les empiétements de la grande propriété créole. S'appuyant sur les lois des Indes, les Indiens sont d'infatigables et redoutables plaideurs. Les Espagnols ont juridiquement reconnu le privilège de la petite aristocratie indigène des caciques et des curacasqui en abusent souvent aux dépens des villageois indiens et se constituent des propriétés foncières non négligeables. Mais de nombreux Indiens se trouvent désormais en dehors des anciens cadres sociaux : péons agricoles que le servage pour dettes enchaîne héréditairement au travail dans les haciendas ; ou encore, déracinés à qui le travail libre des mines ou des villes, le colportage ou le vagabondage permettent d'échapper au paiement des tributs et aux disciplines communautaires.
Du moins l'Indien est-il, en principe, libre, tandis que la condition juridique des esclaves noirs les situe au dernier degré de la société, et presque en dehors d'elle. Mais les réalités de l'esclavage sont très complexes. L'esclavage ne conserve de grande importance économique que dans les plantations sucrières des Antilles ou des terres basses du Venezuela. Dans les régions où le peuplement indien est resté dense, l'esclavage est en régression : le travail servile revient plus cher que celui du péon. Les affranchissements ou les rachats sont relativement fréquents, ainsi que le métissage entre Nègres esclaves et Indiennes, les enfants, étant, dans ce cas, libres de droit. Les Nègres libres tendent à se fondre dans les castas.
L'Église
L'unité religieuse des Indes est incontestable, mais ses limites apparaissent assez vite. L'Inquisition a pourchassé infatigablement judaïsants et luthériens, mais les Indiens – l'exception est de taille – échappent à sa redoutable compétence. Or l' évangélisation des indigènes, réalisée hâtivement par une poignée de religieux, reste souvent superficielle : elle n'a pas éliminé l'idolâtrie, ni évité de multiples formes de syncrétisme, où se mêlent inextricablement les rites catholiques et les pratiques autochtones. Entre les dévotions des paysans indiens et le christianisme authentique, subsiste un immense fossé que l'action pastorale, faute de prêtres connaissant les langues indigènes, est pour longtemps impuissante à combler.
Il est plus grave sans doute que l'Église des Indes, jusque dans ses activités traditionnelles de protection des Indiens, soit restée l'Église de la minorité blanche. Ni les efforts des franciscains, fondateurs du collège de Santa Cruz de Tlateloco destiné à l'éducation supérieure d'une élite indienne, ni les projets analogues des jésuites, n'aboutirent en effet à la création d'un clergé indigène : c'est tout à fait exceptionnellement que quelques Indiens arrivent à la prêtrise, et plus exceptionnellement encore à l'épiscopat. Cet échec est lourd de conséquences pour l'avenir de l'Amérique espagnole.
Vers la fin du xvie siècle s'efface le rêve millénariste d'une nouvelle chrétienté indienne, qui eût restauré sur le nouveau continent les vertus de l'Église primitive. L'action missionnaire perd de son enthousiasme et de sa vigueur. L'Église militante et conquérante d'âmes cède de plus en plus la place à une Église établie, dominée par le clergé séculier, alourdie de richesses matérielles et plus soucieuse, dans l'ensemble, de la splendeur extérieure du culte que de conquête spirituelle. C'est sur les marches de l'empire espagnol, aux confins insoumis du Nouveau-Mexique, du Paraguay et des Californies, que se poursuit désormais l'activité des missions franciscaines et jésuites, sous des formes originales (reducciones), mais somme toute marginales. Dans la structure sociale des Indes, l'Église n'est pas l'élément qui transcende les classes, les races et les castes, mais seulement l'alliée des possédants et la garantie de l'ordre colonial.
C'est dans le cadre de l'Église que sont créées les grandes institutions d'enseignement : universités (Lima et Mexico, 1551-1553), collèges des ordres mendiants et des jésuites, où se sont formées les élites intellectuelles des Indes, ainsi que les quelques grands écrivains qui ont apporté un accent nouveau aux lettres espagnoles : sor Juana Inés de la Cruz, Carlos de Sigüenza y Góngora, Pedro de Peralta Barnuevo.
Et c'est enfin dans l'architecture religieuse que se sont exprimées avec le plus de force les particularités artistiques hispano-américaines. Les schémas architectoniques importés d'Espagne s'enrichissent de formes nouvelles. L'art baroque notamment, dans les églises populaires des campagnes aussi bien que dans les grandes cathédrales des villes, constitue le témoignage le plus éclatant d'une sensibilité religieuse originale.
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Écrit par
- Jean-Pierre BERTHE : maître assistant à l'École pratique des hautes études, directeur du Centre d'études prospectives et d'informations internationales
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