AGNOTOLOGIE
Le terme « agnotologie » a été introduit par l’historien des sciences Robert N. Proctor (université de Stanford) pour désigner l’étude de l’ignorance et, au-delà de ce sens général, la « production culturelle de l’ignorance ». Si son usage académique semble assez circonscrit à la philosophie, l’histoire et la sociologie des sciences, il a largement essaimé vers le débat public et la presse dès 2003. Il convient sans doute de distinguer le terme lui-même et le champ d’études qu’il désigne, car toutes les recherches qui en relèvent n’utilisent pas forcément cette étiquette pour se désigner.
Origine du terme « agnotologie »
On trouve des termes précurseurs, notamment au xixe siècle chez James Frederick Ferrier (agnoiology), qui entendait baliser à côté de la théorie de la connaissance une « théorie de l’ignorance », mais l’entreprise resta embryonnaire. L’usage actuel s’est développé principalement depuis la fin du xxe siècle. Proctor, qui avait auparavant travaillé sur la médecine raciale dans l’Allemagne nazie, introduit l’expression en 1995 dans Cancer Wars, ouvrage dont le sous-titre – « Comment les politiques publiques façonnent ce que nous savons et ce que nous ne savons pas sur le cancer » – évoquait clairement la question de l’ignorance. Il s’agissait alors de corriger une vision de l’ignorance comprise comme pure absence de savoir ou encore comme frontière de la science vite comblée par son progrès : « Les historiens et les philosophes des sciences ont eu tendance à traiter l’ignorance comme un vide sans cesse croissant qui est comblé par la connaissance… L’ignorance est cependant plus complexe que cela. Elle possède une géographie politique qui est souvent un bon indicateur des politiques en matière de connaissance. Nous avons besoin d’une agnotologie politique pour compléter nos épistémologies politiques » (Cancer Wars, 8). L’ouvrage expliquait ainsi en détail comment les politiques de lutte contre le cancer qui avaient mis l’accent sur les déterminants génétiques de la maladie, en particulier le plan Nixon, avaient pu conduire à ignorer certains facteurs environnementaux et comportementaux et donc à « produire » de l’ignorance à ce sujet. On retrouve le terme dans des contextes plus légers et plus étonnants, par exemple pour parler du désintérêt général et donc de l’ignorance très répandue envers les agates, minéraux toujours singuliers et donc « rares », par opposition aux diamants, sources de toutes les convoitises.
C’est cependant au cours de deux colloques importants, l’un à l’université d’État de Pennsylvanie en 2003 (auquel ont participé notamment Londa Schiebinger, Nancy Tuana, Peter Galison et Dominique Pestre), l’autre à Stanford en 2005 (avec notamment David Michaels, Naomi Oreskes et Michael Smithson), que l’agnotologie devint un thème fédérateur en philosophie et histoire des sciences. Le programme du premier colloque énonce ainsi le thème principal : « Le but de cette réunion est d’explorer les manières dont l’ignorance est produite ou entretenue dans des contextes divers, tels que la négligence délibérée ou fortuite, le secret, la soustraction d’informations, la destruction de documents, et des myriades de formes de sélectivités politico-culturelles, inhérentes ou évitables. Le but est de développer non seulement une taxinomie de l’ignorance, mais aussi des outils pour comprendre comment et pourquoi diverses formes de connaissance “ne sont pas parvenues à l’existence”, furent différées, ou longtemps négligées, à différents moments de l’histoire. »
L’ensemble de ces travaux trouve vite une traduction publique, et le recueil de 2008 Agnotology, qui reprend certaines de ces interventions, en forme une première tribune. Proctor s’y explique sur le choix du terme. Il fait remonter à 1992 ses premiers emplois oraux : il s’agissait alors selon lui d’insister sur l’historicité et le caractère « factice » de ce que nous savons comme de ce que nous ne savons pas. La racine grecque renvoie soit à agnoia, soit à agnosis, le préfixe a exprimant dans les deux cas une privation de connaissance.
Si l’on considère le terme en lui-même, il a été utilisé par Proctor ainsi que par certains de ses collègues américains – comme Jennifer L. Croissant – et allemands – comme Martin Carrier. Si on le prend comme thématique d’étude générale, comme le veut clairement le programme de départ, on dispose de tout un champ très actif d’ignorance studies, qui possède même son « manuel » depuis 2015 (Handbook of Ignorance Studies, Routledge). De fait, suivant les domaines et les écoles, les termes peuvent varier : on parlera ainsi de Nichtwissen, c’est-à-dire de non-connaissance (Matthias Gross), d’« ignorance stratégique » (Linsey McGoey), d’ignorance « spécifiée ouvertement réductible » (Stefan Böschen), voire de « méta-ignorance »… Au sens le plus général, l’agnotologie désigne cette étude générale de l’ignorance, relevant donc de l’épistémologie ou encore de la théorie de la connaissance.
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Écrit par
- Mathias GIREL : maître de conférences, département de philosophie de l'École normale supérieure, Paris ; directeur du Centre d'archives en philosophie, histoire et édition des sciences, CNRS - École normale supérieure
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PROCTOR ROBERT N. (1954- )
- Écrit par Mathias GIREL
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L'historien des sciences Robert N. Proctor est né en 1954 à Corpus Christi au Texas. Il est surtout connu en France pour son travail sur les liens entre science et industrie du tabac, ce qui ne constitue cependant qu’une partie de ses recherches. Proctor, en effet, appartient à cette lignée...
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