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RAISON

Raison et révélation

Pour les Grecs, même pour Épicure qui ne voit dans la raison qu'un moyen d'atteindre un bonheur sensible qui soit stable parce que défendu contre les erreurs d'une passion aveugle, le monde est raisonnable, compréhensible sinon dans tous ses détails, du moins dans son unité. Sans doute, des accidents se produisent, la matière ne permet pas toujours que la forme domine entièrement ce en quoi elle doit être imprimée pour exister ; le cours de la nature, digne de notre confiance, comme il l'est aux yeux d'Épicure, produit aussi des maladies, des souffrances, des malheurs ; et même si nous affirmons avec les stoïciens que tout a sa raison et que le Tout est entièrement raisonnable, l'événement particulier peut nous apparaître comme absurde quand nous le considérons de notre point de vue limité, comme nous ne pouvons pas éviter de le faire si nous ne sommes pas des sages. Il n'en est pas moins vrai que le monde est immédiat à l'homme, qu'il est pénétrable, ne serait-ce qu'en principe, et que ce qui nous arrête n'est pas un gouffre séparant raison humaine et raison cosmique, mais une difficulté qui ne se montre que lorsque nous voulons relier le fond des choses et leur surface : la chaîne des causes et/ou des raisons se fait trop longue pour nos capacités (Démocrite, qui pourtant sait comment tout au fond doit être expliqué, déclare aussi qu'il aimerait mieux découvrir une seule chaîne de causes expliquant tel phénomène donné que gagner le trône de l'empire des Perses). En soi, sinon pour nous, le monde est toujours accessible, pénétrable, ouvert comme raison cosmique à la raison humaine.

La raison pervertie et la foi

Un changement radical intervient avec l'avènement des religions révélées. Certes, le monde est l'œuvre d'un Dieu créateur et, en tant que tel, il est parfait et entièrement raisonnable. Mais la chute du premier homme a tout bouleversé : non seulement la vue immédiate du monde en son unité et sa beauté est refusée à la raison humaine déchue par sa propre faute, mais le monde lui-même en a pâti en sa structure. La mort, la peine, le travail, la lutte des créatures entre elles, le fratricide parmi les hommes ont fait leur apparition ; le cœur de l'homme est inique, sa raison est obscurcie, son désir l'égare et le pousse vers sa perdition. Seule la révélation divine lui indique les voies de son salut, soit en ce monde, soit dans un monde qui ne s'ouvrira à lui qu'après que son âme se sera séparée de son corps mortel.

La tradition chrétienne a toujours hésité entre une interprétation pessimiste de ce qui est resté de raison à l'homme et une autre qui, tout en affirmant que l'homme a perdu avec son innocence une grande partie du pouvoir de sa raison, reconnaît cependant la présence d'une lumière naturelle, insuffisante sans la révélation, mais réelle dans ses limites : entre saint Thomas et Luther, pour ne citer que deux représentants de tendances permanentes, il y a la différence de celui qui enseigne que l'homme non éclairé par la foi peut acquérir tout un système, seulement mondain assurément, de connaissances vraies portant sur la nature et l'orientation de sa vie terrestre, d'avec celui qui traite la raison humaine de fille publique s'abandonnant à toutes les thèses et toutes les attitudes. Le fonds n'en reste pas moins commun : la raison est en Dieu et ce n'est qu'en Lui qu'elle est pure et purement agissante ; l'homme n'en connaît tout au plus qu'un simulacre. Aussi n'est-ce pas la raison qui importe, ce n'est pas d'elle que dépend le salut : l'homme se sauve par la foi et les œuvres qui en naissent, il va à sa perte dès qu'il essaie de s'en remettre à sa propre pensée.

Une opposition toute nouvelle[...]

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Pour citer cet article

Éric WEIL. RAISON [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Platon - Athènes - crédits : AKG-images

Platon - Athènes

Autres références

  • RAISON (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 947 mots

    Les historiens de la philosophie sont très nombreux à avoir décrit la mutation intellectuelle qui s’est produite sur le sol de la Grèce antique comme un combat du « logos » contre le « muthos », autrement dit (en se souvenant que le mot grec logospossède de multiples significations)...

  • ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)

    • Écrit par Miguel ABENSOUR
    • 7 899 mots
    • 1 média
    ...l'inadéquation entre les questions philosophiques et la possibilité de leurs réponses qui provient de la non-correspondance entre l'esprit et le réel. La fameuse formule hégélienne, « le réel est le rationnel » et inversement, n'est plus de saison. Car la clé de la raison n'est plus susceptible d'ouvrir...
  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 12 228 mots
    ...passion elle est supprimée. » Cette distinction fait écho à celle de l'anthropologie. Ce qui les distingue est leur rapport au temps, leur rapport à la raison et par là au sentiment du sublime – auquel correspond un affect du sublime. Alors que l'affect est fugace comme le temps qui s'écoule, et que...
  • ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)

    • Écrit par Robert BOURGNE
    • 4 560 mots
    ...Hegel dans son enseignement –, une « restauration » de l'entendement. Si l'entendement séparé impose au savoir de s'autolimiter à l'univers du fini, la raison est, dans l'entendement même, négation de la finitude, mais cette négation ne s'arrache pas elle-même à la finitude. Il n'y aura pas d'autre...
  • ANCIENS ET MODERNES

    • Écrit par Milovan STANIC, François TRÉMOLIÈRES
    • 5 024 mots
    • 4 médias
    ...mouvement des sciences : Malebranche prendra grand soin de la distinguer de la philosophie, pour laquelle il n'y a pas d'autre autorité que la raison. Pouvait-on cependant reconnaître cette dernière sans admettre la pérennité de la vérité – et déplacer alors les prétentions de la théologie...
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Voir aussi