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AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037)

La « philosophie orientale »

Cette brève esquisse permet de pressentir comment le projet de « philosophie orientale » s'articulait à l'ensemble de l'œuvre ou, pour mieux dire, était la clef de cet ensemble. En Occident latin, il semble que seul Roger Bacon, qui avait lu de très près les traductions latines, s'en soit sérieusement avisé (Opus majus, III, 46 : « ...secundaphilosophiaAvicennaequamvocantorientalem, quaetraditur secundum puritatemphilosophiae in se, nec timet ictus contradicentiumlancearum »). Lui fait écho, parmi beaucoup d'autres en Iran, le monumental commentaire produit par Sayyed Aḥmad ‘Alawī (élève et gendre de Mīr Dāmād, le grand maître de philosophie et de théologie à Ispahan, 1631) sous le titre Clef du Shifā' (Miftāḥ al-Shifā'). Le commentateur justifie son titre en se référant expressément aux quelques lignes par lesquelles Avicenne, dès le début du Shifā', renvoie à sa « philosophie orientale » comme expression de sa vraie doctrine personnelle.

Orient et Occident

Malheureusement, on l'a rappelé ci-dessus, il ne subsiste de cette « philosophie orientale » que des esquisses, fragments et allusions qu'éclaire, il est vrai, leur contexte. Parce que l'un d'eux (de Slane) avait commis une erreur de vocalisation, les orientalistes ont longtemps débattu sur la question de savoir ce qu'il convenait d'entendre par cette « philosophie orientale ». Nallino passa pour avoir tranché la question (en 1925), en montrant qu'il ne s'agissait pas de philosophie « illuminative », mais de philosophie « orientale » ; bref, qu'il convenait de lire mashriqīya et non pas mushriqīya. C'était un peu enfoncer une porte ouverte, car en Orient, en particulier chez les philosophes se succédant de génération en génération en Iran, jamais personne ne s'était avisé de lire autrement que mashriqīya. Malheureusement, cette tradition fut longtemps ignorée en Occident. Malheureusement aussi, Nallino était animé d'une inexplicable phobie à l'égard des néo-platoniciens. Son propos tendait, en premier et dernier lieu, à dissocier le projet « oriental » avicennien de toute compromission avec la philosophie dite « illuminative » de Sohrawardī. C'était là perdre de vue que l'un et l'autre, Avicenne et Sohrawardī se servent du même terme ishrāq(illumination de l'astre à son lever, à son orient) ; c'était oublier que Sohrawardī, chef de file des Ishrāqīyūn, n'avait lui-même voulu restaurer rien d'autre qu'une philosophie ou une théosophie « orientale » (les deux termes ishrāqīyaet mashriqīyasont pour lui équivalents). Ce qu'il y a de commun et de différent entre Avicenne et Sohrawardī, c'est ce qu'il y a de commun et ce par quoi diffèrent deux philosophes dont l'un reprend le projet de l'autre parce qu'il estime que son prédécesseur n'a pas pu le mener à bien ou n'était pas en mesure de le réaliser. Ainsi s'exprime Sohrawardī à l'égard d'Avicenne, parce que celui-ci n'avait pas atteint, selon lui, jusqu'aux sources « orientales » premières. On s'est donné beaucoup de peine en Occident pour localiser géographiquement et ethniquement les « orientaux » auxquels pouvait penser Avicenne, lorsqu'il parle de « philosophie orientale ». Aucune solution proposée sur ce plan n'a, semble-t-il, été convaincante. En revanche, il y a une tradition constante en théosophie et mystique islamiques, selon laquelle l'« Orient » (mashriq) désigne le monde de la lumière, le monde des Intelligences, les univers angéliques, tandis que l'« Occident » (maghrib) réfère au monde des ténèbres et de la matière sublunaire où « déclinent » les âmes. Or, cette façon de comprendre l'Orient est[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)

Classification

Pour citer cet article

Henry CORBIN. AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Avicenne - crédits : AKG-images

Avicenne

Autres références

  • CANON (Avicenne)

    • Écrit par Danielle JACQUART
    • 221 mots

    Né à Boukhara en 980, mort à Hamadan en 1037, Ibn Sīnā ou Avicenne est le modèle du philosophe médiéval, expert dans tous les domaines du savoir. Ajoutant à ses talents la qualité de médecin, il s'efforça d'embrasser dans un vaste ouvrage, auquel le titre de Canon de la médecine...

  • LIVRE DE LA GUÉRISON, Avicenne - Fiche de lecture

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 615 mots
    • 1 média

    L'œuvre considérable du savant, philosophe et mystique persan Avicenne (Ibn Sīnā, 980-1037), comme celle de son maître Aristote, nous est parvenue incomplète. Ainsi, on ne connaît qu'un fragment de sa Philosophie orientale, qui en fut considérée un temps comme l'expression « ésotérique...

  • ANALOGIE

    • Écrit par Pierre DELATTRE, Universalis, Alain de LIBERA
    • 10 427 mots
    ...constitution du concept médiéval de l'analogie se situe dans les années 1150, avec la traduction et la mise en circulation des textes philosophiques d' Avicenne (Metaphysica, i, 5 ; iv, 1) et d'al-Ghazālī (Logica, iii), qui, dans le cadre de la distinction porphyrienne des univoca (synonymes),...
  • ARABE (MONDE) - Littérature

    • Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH, Hachem FODA, André MIQUEL, Charles PELLAT, Hammadi SAMMOUD, Élisabeth VAUTHIER
    • 29 245 mots
    • 2 médias
    ...) a été malgré tout possible, c'est uniquement à la faveur de cette jonction – illicite d'un point de vue aristotélicien – opérée par Fārābī puis par Avicenne entre le rhétorique et le poétique. Nous aurons en effet remarqué qu'Avicenne considère la poétique comme une branche de la logique. C'est la...
  • ARISTOTÉLISME MÉDIÉVAL

    • Écrit par Alain de LIBERA
    • 4 951 mots
    • 1 média
    ...laisse pas d'orienter et de finaliser la présentation des matières ou l'articulation des raisons. La première grille est fournie par les paraphrases d' Avicenne, qui, par leur subtile immersion du texte commenté dans le commentaire, inspirent aussi bien l'avicennisme augustinisant d'un Roger...
  • AVICENNISME LATIN

    • Écrit par Alain de LIBERA
    • 6 601 mots

    L'influence d'Avicenne sur la pensée médiévale est telle qu'il est difficile de donner un sens à l'expression d'avicennisme latin sans en réduire en même temps la portée. De fait, comment ramener à l'unité d'un courant isolable la présence multiple et efficace d'une...

  • Afficher les 9 références

Voir aussi