ABSTRAIT ART
Les formes et le sens
Lorsque Kant oppose la « beauté adhérente », déterminée par la perfection de ce que doit être l'objet dans lequel elle se manifeste, à la « beauté libre », sans concept, il prend pour exemple de cette dernière non seulement les fleurs, le colibri, l'oiseau de paradis, les crustacés marins, les rinceaux ou les papiers peints, mais encore la « musique sans texte ». L'art abstrait tout entier ne risque-t-il pas de sombrer lui aussi dans la vanité d'une satisfaction esthétique privée de tout plaisir intellectuel ; À tort ou à raison, peu importe ici, la pensée occidentale distingue la forme et le contenu et elle valorise le sens. Aussi les premiers peintres abstraits, et notamment Kandinsky, Mondrian, Malévitch, ont-ils tous insisté sur l'importance du sens de leurs œuvres.
Conscient d'un danger potentiel d'appauvrissement de son art, Kandinsky publie en 1912 un ouvrage au titre à cet égard significatif : Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier veut éveiller la capacité à « vivre le Spirituel dans les choses matérielles et abstraites ». Afin d'éloigner le spectre d'une dégradation de la peinture en simple objet ornemental, l'artiste projette de fixer dans la forme un contenu spirituel et émotionnel. La couleur joue ici un rôle décisif. Kandinsky l'étudie en détail, et il consacre un chapitre à son action : « En règle générale, la couleur est donc un moyen d'exercer une influence directe sur l'âme. La couleur est la touche. L'œil est le marteau. L'âme est le piano aux cordes nombreuses. L'artiste est la main qui, par l'usage convenable de telle ou telle touche, met l'âme humaine en vibration. Il est donc clair que l'harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l'entrée en contact efficace avec l'âme humaine. Cette base sera définie comme le principe de la nécessité intérieure. »
L'intérêt de Mondrian pour la spiritualité et l'ésotérisme le conduit à adhérer, en 1909, à la Société de théosophie d'Amsterdam. Le néo-plasticisme, dédié en 1920 « aux hommes futurs », tire les conclusions du combat entre l'objectif et le subjectif, l'universel et l'individuel : à l'harmonie de la nature, Mondrian oppose l'harmonie d'un art qui ne doit rien à l'exercice de la mimésis. Fondé sur un équilibre dynamique, le tableau néo-plasticiste recourt exclusivement à l'opposition de la verticale – principe masculin – et de l'horizontale – principe féminin. Outre les lignes noires sur fond blanc, parfois le gris, Mondrian n'emploie que les couleurs fondamentales, le jaune, le rouge et le bleu, car elles diffèrent de celles de la nature, qui utilise le spectre tout entier, avec toutes ses nuances. Mondrian entretient des relations avec les artistes des groupes Cercle et Carré et Abstraction-Création, mais, bien qu'il bénéficie d'expositions importantes, il demeure isolé en France, où il travaille. Ce trait biographique n'est pas lié aux contingences du temps. Dans une lettre écrite au début des années 1910, l'artiste précisait : « Je pense que l'être humain ordinaire recherche la beauté dans la vie matérielle mais selon moi l'artiste ne devrait pas le faire. Il ne devrait rien attendre du monde matériel : il doit être seul et lutter seul. Sa création doit se situer à un niveau immatériel : celui de l'intellect. S'il se contente d'obéir à cette force créatrice et, à cette fin, de rester aussi libre que possible, il en fait assez. Et c'est ainsi qu'il apportera sa contribution à l'humanité. »
Malévitch stigmatise la « voie figurative » et prône une « philosophie de la création picturale qui parvient au sans-objet ou à l'absolu ».[...]
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Écrit par
- Denys RIOUT : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Médias
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