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VALEURS, philosophie

Le réalisme des valeurs

Existe-t-il une « perception » des valeurs ?

Comment, après Hume, peut-on imaginer que les valeurs soient des réalités indépendantes de nous ? On se demandera alors s'il n'en va pas des valeurs comme des couleurs. Elles sont à première vue subjectives, mais en fait on peut en tenter une analyse « dispositionnelle ». Ainsi, un objet rouge possède des propriétés (de réflectance, de relations avec les objets de réflectance différente, etc.) qui, lorsqu'elles sont identifiées par un sujet doté d'une perception normale, produisent l'impression, la qualité d'expérience du rouge. Cet objet a donc des « dispositions » à susciter cette impression qui sont des propriétés tout à fait objectives, même si elles exigent, pour donner leur pleine mesure, la mise en relation avec un sujet percevant. Si l'on transpose cette analyse dans le domaine des valeurs, sera « injuste » une situation qui possède des propriétés qui, reconnues par un sujet normativement compétent, suscitent en lui l'expérience d'injustice.

Cette formulation est certes plus circulaire encore que la précédente, puisqu'elle fait appel aux capacités normatives, et donc aux valeurs, aux capacités axiologiques du sujet, sans pouvoir les réduire à des capacités simplement perceptives ou cognitives. Mais ce qu'on veut faire ici, ce n'est pas définir les valeurs en les réduisant à autre chose (sans circularité), c'est rendre compte de nos expériences des valeurs. Les jugements de valeur ne sont pas arbitraires, ils s'imposent à nous, mais ils sont aussi toujours discutables. Le sujet a bien l'impression que la valeur s'impose à lui, et ce n'est pas une illusion, mais on peut discuter sa compétence normative au nom d'autres normes. L'analogie avec la perception des couleurs n'est donc pas totale.

Il reste à savoir sur quelles propriétés se fonde un jugement de valeur. Être réaliste sur ce point, c'est admettre avec Moore que telle situation est bonne, n'existât-il aucun sujet pour s'en apercevoir. Ruwen Ogien s'étonne : comment penser cela du sacré – qu'il suppose culturel – ou de l'amitié – qui exige précisément des relations interhumaines ? Mais nous pouvons juger bonne une amitié contrefactuelle (qui n'existe pas « réellement », mais qui peut seulement être imaginée) entre personnages de roman, et on pourrait prétendre qu'elle est bonne, même sans ses lecteurs. Ce n'est pas parce qu'une propriété est relationnelle qu'on doit pour l'estimer supposer réelle l'existence des termes qu'elle met en relation.

Propriétés naturelles et propriétés morales

S'il existe des propriétés qui sont le support des expériences de valeurs, quels rapports ces propriétés ont-elles avec celles qui sont généralement admises comme réelles, à savoir les propriétés physiques ou naturelles ? Blackburn a pensé utiliser cette question pour soutenir une position non réaliste. Si les propriétés morales sont réelles, elles doivent « survenir » sur les propriétés naturelles. Cela veut dire que toute différence entre propriétés morales repose sur une différence entre propriétés naturelles. S'il n'y a pas de différence dans ces propriétés naturelles, il ne pourra pas y en avoir dans les propriétés morales. Supposons donc que le temps passe et que les propriétés naturelles ne changent pas, tout restant stable à ce niveau, on ne devrait pas pouvoir changer de jugement de valeur. Mais par ailleurs, il nous semble qu'aucun ensemble défini de propriétés naturelles n'implique nécessairement une valeur morale, puisqu'il nous suffira d'ajouter un nouveau contexte à cet ensemble pour que la valeur change, et que la liste de ces contextes reste ouverte et indéfinie. Revenons maintenant au cas où les propriétés naturelles ne changent pas dans le[...]

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Pour citer cet article

Pierre LIVET. VALEURS, philosophie [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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Vincent Descombes - crédits : Eric Fougere/ VIP Images/ Corbis/ Corbis Entertainment/ Getty Images

Vincent Descombes

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Max Scheler

Autres références

  • ART (Aspects esthétiques) - Le beau

    • Écrit par Yves MICHAUD
    • 5 576 mots
    • 6 médias

    Que ce soit en musique, dans les arts visuels, en littérature, au théâtre, l'art du xxe siècle – celui que nous considérons comme « moderne » – se montra agressif et provocant. Il a fait peu de cas de la beauté, au point que celle-ci devint parfois la marque des productions académiques....

  • AURORE, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par Jacques LE RIDER
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    ...de préférence le corps, la physiologie, la psychologie des affects, et en définissant la notion vague d'intériorité comme un mixte psycho-physique. Alors, les certitudes sur les actions morales et les valeurs se dissipent, tandis qu'apparaît avec évidence leur caractère fictionnel et illusoire. L'hypothèse...
  • AXIOLOGIE

    • Écrit par Henry DUMÉRY
    • 314 mots

    Étude ou théorie (en grec : logos) de ce qui est digne d'estime (en grec : axion), de ce qui vaut, de ce qui peut être objet d'un jugement de valeur.

    Pratiquement, axiologie est synonyme de « philosophie des valeurs ». Cette philosophie s'est développée, depuis 1892, à la suite...

  • BRADLEY FRANCIS HERBERT (1846-1924)

    • Écrit par Jean WAHL
    • 3 615 mots
    ...à l'enseignement de Bradley. Mais nous avons conscience qu'à ces deux objections Bradley peut encore répondre. Il y a « mon monde réel », comme il dit, mais quel est-il ?Notre monde réel nous amène à affirmer des valeurs ; il est un moment du réel même, mais il n'est qu'un moment.
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