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TURBULENCE

Une rupture épistémologique

Après plus d'un siècle de recherches sur la turbulence des écoulements fluides, l'ingénieur ou le modélisateur dispose aujourd'hui d'une vaste panoplie de méthodes permettant de résoudre avec une précision suffisante la majorité des problèmes qu'il rencontre, en s'appuyant notamment sur les possibilités énormes du calcul numérique et la simulation des grosses structures qui réduit l'échelle à laquelle les fluctuations sont traitées statistiquement.

Pour le physicien, il s'agit plutôt de combiner les approches réductionniste (identification de structures ou de modes) et statistique pour construire une mécanique macroscopique de la turbulence fluide qui soit une représentation utilisable de la réalité. On a vu que cette démarche, analogue à celle qui a permis de passer des équations de Boltzmann à celles de Navier-Stokes, se heurte à l'absence d'une séparation nette des micro- et macro- échelles, en raison de la présence d'une gamme continue de structures en forte interaction réciproque. Certaines d'entre elles étant nécessairement spécifiques des conditions particulières à l'écoulement considéré, le comportement de la turbulence ne peut être rigoureusement universel. Bien des années seront sans doute encore nécessaires avant que l'on sache tenir correctement compte des effets sur ces petites échelles de l'intermittence interne et de facteurs comme des Re limités et des écarts globaux à l'homogénéité et l'isotropie. Il faudra d'ailleurs vraisemblablement recourir à des « théories » différentes pour des « types de turbulence » différents : à 2 ou 3 dimensions, avec ou sans rotation ou hélicité, etc.

On admet généralement que les lois microscopiques de la turbulence sont décrites par les équations de Navier-Stokes : c'est donc, entre autres, au niveau de leur résolution que se situe le problème pour le mathématicien. Paraphrasant P. Dirac, P. Bradshaw a pu définir l'étude de la turbulence comme l'art de « comprendre » ces équations sans réellement les résoudre : on ne possède en effet pratiquement aucun résultat rigoureux sur leurs solutions aux grands nombres de Reynolds, et la simulation numérique directe n'est en fait qu'une « expérimentation numérique » limitée aux faibles Re. Par ailleurs, les possibilités d'application à la turbulence fluide des outils théoriques développés pour les systèmes dynamiques à petit nombre de degrés de liberté sont aussi apparues comme restreintes à d'assez faibles Re.

De façon plus générale, l'identification de la turbulence comme un processus chaotique représente une avancée conceptuelle fondamentale, mais la réponse définitive ainsi apportée sur l'origine et la nature du phénomène étend immensément le domaine qu'il concerne. On sait aujourd'hui que la turbulence est une manifestation du chaos déterministe, et non pas ontologique, qui apparaît spontanément dans presque tous les systèmes non linéaires, quelle que soit leur nature, en rendant impossible leur prévision à long terme. La prise de conscience du caractère générique, et non pas exceptionnel, de ce comportement et des étapes de bifurcation et d'organisation interne qui le précèdent peut être vue comme une rupture épistémologique renouvelant en profondeur les grands débats sur le déterminisme, le hasard, la causalité et l'irréversibilité.

— Michel COANTIC

— Fabien ANSELMET

— Gérard TAVERA

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Pour citer cet article

Fabien ANSELMET, Michel COANTIC et Gérard TAVERA. TURBULENCE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Turbulences : exemples de bifurcations - crédits : Encyclopædia Universalis France

Turbulences : exemples de bifurcations

Turbulence : exemple de tore T6 - crédits : Encyclopædia Universalis France

Turbulence : exemple de tore T6

Turbulence : le système de Lorenz et la SCI - crédits : Encyclopædia Universalis France

Turbulence : le système de Lorenz et la SCI

Autres références

  • AÉRODYNAMIQUE

    • Écrit par Bruno CHANETZ, Jean DÉLERY, Jean-Pierre VEUILLOT
    • 7 226 mots
    • 7 médias
    Unevaleur très élevée du nombre de Reynolds entraîne une seconde difficulté liée au caractère turbulent de l'écoulement. 'Si on observe la couche limite qui se développe sur une plaque plane, on constate, lorsque le nombre de Reynolds augmente, que la structure de l'écoulement se désorganise, en passant...
  • AÉRONOMIE

    • Écrit par Gaston KOCKARTS
    • 4 157 mots
    • 11 médias
    ...concentrations diminuent avec l'altitude, leurs abondances relatives ne sont pas modifiées. Les phénomènes de brassage, tels que les vents, la convection et la turbulence, sont suffisamment rapides et importants pour que la composition volumique des constituants reste constante avec l'altitude. Notons, dès à présent,...
  • ATMOSPHÈRE - Thermodynamique

    • Écrit par Jean-Pierre CHALON
    • 7 607 mots
    • 7 médias
    ...ascendants et descendants, susceptibles de déclencher une instabilité conditionnelle présente très loin du lieu où elles ont été produites. Elles peuvent aussi provoquer defortes turbulences, parfois qualifiées de « trous d’air », qui sont particulièrement inconfortables pour les transports aériens.
  • BERGÉ PIERRE (1934-1997)

    • Écrit par Louis BOYER, Monique DUBOIS-GANCE, Yves POMEAU
    • 831 mots
    • 1 média

    Pierre Bergé, chercheur et expérimentateur talentueux, fut un grand physicien dans le domaine de la matière condensée. Originaire de Pau, il fit ses études supérieures à l'École centrale de Nantes. Toute sa carrière de physicien fut effectuée au Commissariat à l'énergie atomique, centre d’études de...

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