SICILE
La Sicile est insulaire, donc particulière : son histoire fut originale et, jusqu'au haut Moyen Âge, ne se confondit pas avec celle de l'Italie voisine. Au centre de la Méditerranée, entre le bassin occidental et le bassin oriental, elle subit des influences multiples : les Phéniciens et les Grecs, les Romains, puis les Byzantins, les Arabes et les Normands s'y fixèrent tour à tour et la marquèrent de leur influence, y laissant de splendides œuvres d'art. Elle fut à la fois terre de contacts et objet de convoitise de la part des empires, lieu d'épanouissement et foyer de rayonnement de civilisations rivales ou successives.
La Sicile conserve, au très haut Moyen Âge, la situation particulière qu'elle occupait dans l'Empire romain ; épargnée par l'invasion lombarde, elle est occupée pendant plus de deux siècles et demi par les musulmans d'Afrique. Avec l'arrivée des Normands au xie siècle, c'est le Midi continental, de plus en plus distinct du reste de la péninsule, qui entreprend la conquête de l'île, d'où un ensemble territorial plus ou moins unifié, et nettement séparé de l'Italie septentrionale et centrale. Bien que les deux régions, Sicile et Midi italien, ne se ressemblent guère, bien que les hasards politiques tantôt les unissent et tantôt les séparent (les « Deux-Siciles »), on ne peut historiquement les séparer : le nom même de Sicile, que chacune revendique, les rend solidaires. Et, malgré les différences, un sort commun donne à leur histoire, à partir du xie siècle, des courbes parallèles : profondément marqués par l'occupation orientale (musulmane dans l'île, grecque sur le continent), ces pays, prospères et remarquablement administrés au xiie siècle, connaissent à l'époque moderne une longue décadence, qui les apparente aux Balkans ou à l'Afrique du Nord, et que n'ont pu corriger les réformes de la période des Lumières : la question du Mezzogiorno, encore attardé malgré les efforts actuels de mise en valeur, l'atteste.
C'est moins dans la médiocrité des conditions naturelles que dans l'archaïsme des structures sociales et dans les conditions historiques de la concurrence exercée par les régions industrialisées du nord de l' Italie qu'il faut chercher les raisons du retard et de la misère de la Sicile contemporaine. Comme en Sardaigne, la revendication de réformes économiques a entretenu celle de l'autonomie : l'île fut constituée en région à statut spécial dès 1948. Ni la réforme agraire, commencée en 1950, ni les débuts de l'industrialisation appuyée, à partir de 1960, sur les ressources minières locales, ni les progrès du tourisme ne suffisent à assurer le plein emploi : le chômage complet ou partiel affecte la majorité de la population active ; après l'émigration outre-Atlantique de centaines de milliers de Siciliens en un siècle, la Sicile, qui compte environ cinq millions d'habitants en 2008, a fourni pendant longtemps de la main-d'œuvre aux régions industrielles du nord de l'Italie et aux États européens voisins. Si, au début du xxie siècle, le solde migratoire avec l'étranger est positif, les problèmes de fond de la société sicilienne restent sans véritable solution, en dépit de l'aide économique de l'Union européenne.
Géographie et économie
Une île dissymétrique
La disposition du relief et son armature structurale prolongent en Sicile (25 700 km2) la dissymétrie de l'Italie péninsulaire ; mais l'île appartient à une province climatique différente, caractérisée par une sécheresse estivale très longue. Le bourrelet montagneux septentrional évoque l'Apennin et est interprété comme un élément d'une chaîne plissée et charriée vers le sud, effondrée dans la mer Tyrrhénienne. Les monts Péloritains forment la corne nord-est de l'île que le détroit de Messine sépare à peine de la Calabre : un élément de socle schisteux et granitique portant quelques lambeaux de couverture calcaire chevauche au sud-ouest une bande de flysch ; comme l'ensemble a été soulevé récemment à plus de 1 200 m d'altitude, une trame serrée de déchirures d'origine torrentielle ajoute à la variété du relief. De Capo d'Orlando à Bagheria, l'ensemble des monts Madonie, qui dépasse 1 900 m, est fort compact en dépit de sa diversité lithologique (argiles, flysch et grès). Le relief est moins élevé (1 300 m) et cependant beaucoup plus aéré au voisinage de Palerme : de larges blocs calcaires creusés de dépressions karstiques sont séparés par des couloirs où affleure le flysch et dont l'individualisation pourrait avoir commencé au Miocène. En contrebas de ces montagnes, la côte forme une riviera isolée dont le secteur le mieux doué par la qualité des sols et la fréquence des sources correspond à la Conca d'Oro de Palerme.
Entre Trapani, Enna et Gela s'étend un monde de collines et de plateaux comparables à ceux de Lucanie : une série sédimentaire argileuse très épaisse, contenant aussi des blocs de calcaires, de grès, etc., a pénétré, étant affectée de mouvements tangentiels, divers niveaux de la série autochtone (calcaire, gypse). L'ensemble fut érodé, puis recouvert par des dépôts pliocènes argileux ou sableux avant d'être porté à plus de 1 000 m d'altitude au début du Quaternaire. Les unités morphostructurales sont menues et discontinues : talus monoclinaux, alvéoles en roches tendres, tables gréseuses, collines argileuses aux versants modelés par les franes ; les mêmes éléments s'agencent en combinaisons variables à l'infini ; au sud, des plaines littorales évoquent les Maremmes (Agrigente, Gela), et la côte, basse et régularisée, est jalonnée par quelques caps mous.
Au-delà d'une ligne Vittoria-Augusta, les monts Iblei, bastion sud-est de l'île, rappellent la Pouille : même netteté des lignes directrices du paysage, même contact par faille, à l'ouest, avec la fosse sédimentaire voisine, même type de série calcaire ; celle-ci, dont la rigidité et la puissance appellent la comparaison avec l'Afrique du Nord, plonge vers le sud-est et donne lieu à de beaux escarpements dissymétriques où les rivières forment des gorges profondes (Raguse). Ce massif calcaire domine au nord la plaine de Catane, large fossé colmaté par des alluvions récentes où des cendres volcaniques sont interstratifiées. Le plus grand volcan d'Europe, l' Etna (3 340 m), se dresse au nord ; il reste actif ; la masse du cône est formée d'une alternance de cendres et de laves ; des coulées fluides ont été émises plus récemment.
La dissymétrie orographique commande la répartition des précipitations : la façade nord de l'île reçoit plus de 700 mm par an, l'ensemble du versant sud, souvent envahi par des masses d'air sec d'origine africaine, moins de 600 mm ; mais la sécheresse dure autant à Palerme qu'à Agrigente : cinq mois. Dans ces conditions, une seule rivière (Simeto) dispose d'un écoulement permanent ; des formations végétales xérophiles s'étendent sur la majeure partie de l'île ; l'olivier peut dépasser l'altitude de 900 m, et seuls les froids hivernaux liés à l'altitude expliquent la forêt de chênes caducifoliés des monts Madonie et la présence de hêtres à l'Etna.
Les activités économiques
À la céréaliculture extensive qui occupe l'essentiel des surfaces cultivables s'opposent en Sicile diverses formules d'arboriculture et de légumiculture intensives qui portent sur le dixième de la surface cultivée. L'élevage n'a qu'une place limitée.
Le domaine céréalier coïncide presque exactement avec la Sicile intérieure : campagnes nues où les rares vergers d'amandiers et d'oliviers sont fixés sur des plaques de calcaire ou de grès, et où les labours sont, à chaque saison humide, menacés par l'extension des franes. La culture du blé dur et de l'orge est conduite en jachère biennale ; mais il arrive que la seconde sole porte au printemps une culture de fèves, comme en Afrique du Nord. À la fin du xxe siècle, l'île produisait ainsi environ 9 millions de quintaux de céréales avec des rendements rarement supérieurs à 10 quintaux par hectare. La population (5 016 861 hab. en 2006 selon l’estimation officielle) est pourtant très dense (195 hab./km2) et se rassemble, surtout à l'ouest, dans d'énormes villages, imposant aux paysans de longs déplacements jusqu'à leurs champs. Le morcellement des grandes exploitations n'a pas conduit à la dispersion de l'habitat, mais il a entraîné la décadence de l'élevage extensif : rien n'est plus différent de la Sardaigne pastorale que cette Sicile céréalière.
Les activités sont plus variées dans le reste de l'île. Les productions d'huile et de vin représentent moins du dixième du total italien, mais elles sont rarement assurées par des régions spécialisées, sauf le vignoble du Sud-Ouest et l'oliveraie d'Agrigente. L'agrumiculture des rivieras nord et est participe d'une tradition ancienne vivifiée par la demande du marché européen, mais elle laisse une place à des spéculations plus récentes que soutiennent l'amélioration des liaisons routières avec l'Italie continentale et la création de conserveries ; la culture des tomates dans la plaine de Milazzo en fournit un exemple. Cependant, l'étroitesse des périmètres irrigués modernes (Gela, Catane) limite la valorisation d'atouts climatiques qui permettraient de faire de la Sicile une des grandes bases légumières et fruitières du reste de l'Europe.
Les structures agraires opposent d'ailleurs un obstacle considérable à la modernisation. Dans les plaines côtières du Nord, siège d'une agriculture intensive, capable, grâce à une savante utilisation des eaux d'irrigation, de fournir plusieurs récoltes par an, la luxuriance des vergers et des champs de légumes recouvre des structures foncières très inégales : la minuscule propriété est fréquente et ses dimensions ne peuvent garantir son autonomie ; la terre est souvent, notamment près de Palerme où dominent les agrumes, propriété de la bourgeoisie urbaine. Quant au vignoble de Trapani et Marsala, il est mieux équilibré, car la division spontanée du latifondo a permis de former des exploitations stables.
En Sicile orientale, la plaine de Vittoria associe au coton diverses cultures méditerranéennes (fenouil, poivron, aubergine) ; les versants de l'Etna, colonisés dès que les laves sont altérées, portent des agrumes, des légumes, des raisins ; et les monts Iblei associent à une polyculture sèche, fondée sur la vigne, les céréales et l'amandier, un élevage moins extensif que dans le reste de l'île.
La rente foncière prélevée sur les campagnes par les grands propriétaires civils et religieux a assuré la construction de villes monumentales. Mais Palerme (1,24 million d’habitants en 2006 selon l’estimation officielle), Catane (1,07 million d’hab.), Messine, Syracuse, Marsala et Trapani, Caltanissetta, Raguse et Gela doivent beaucoup de leurs habitants à l'afflux de paysans sans terre ni travail qui y rejoignent un prolétariat urbain dont une partie survit grâce à de petits trafics sans continuité. Ce délabrement social exprime la fragilité des structures du commerce et de l'industrie autochtones.
Les industries extractives (sel, soufre), alimentaires, textiles ou mécaniques d'origine locale sont en perte de vitesse, car elles reposent sur des bases trop étroites. Mais l'extraction de la potasse (Agrigente) et du pétrole (Gela, Raguse), la position maritime de l'île et ses énormes réserves de main-d'œuvre ont attiré les grandes entreprises capables d'utiliser les crédits publics. Le commerce avec l'Afrique et le Proche-Orient aussi bien que le raffinage du pétrole local ou importé à Gela, à Augusta et à Milazzo ont entraîné la création d'industries chimiques (ammoniaque, engrais, plastiques), ainsi que de cimenteries. Tout différent est le développement de Catane, fondé sur de petites unités, animé par des entrepreneurs locaux et destiné à fournir le marché insulaire. La région de Catane s’est une nouvelle fois singularisée par la création, en 2003, de l’« Etna Valley », qui regroupe des entreprises performantes liées à l’univers des technologies de l’information et de la communication. Initié par la société S.T. Microelectronics, le district de l’Etna Valley regroupe, outre des entreprises, des instituts publics et des universités. Mais cet exemple de dynamisme reste isolé. Classée « région de convergence » par l’Union européenne, la Sicile reçoit de conséquentes aides communautaires dont l’usage est trop souvent détourné de son objet premier.
La concentration des investissements dans la zone orientale, qui dispose aussi de la majorité des équipements touristiques, alors que Palerme, capitale régionale, regroupe l'appareil administratif, tend à perpétuer les distorsions internes de la Sicile : à l'est, un secteur plus ouvert aux influences extérieures ; à l'ouest, une partie de l'île plus reculée où la mafia contribue à maintenir des structures sociales très inégales.
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Écrit par
- Maurice AYMARD : agrégé de l'Université, lecteur à l'université de Naples, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, administrateur de la Maison des sciences de l'homme
- Michel GRAS : directeur scientifique adjoint au département des sciences de l'homme et de la société du C.N.R.S.
- Claude LEPELLEY : chargé d'enseignement à l'université de Lille
- Jean-Marie MARTIN : maître assistant à l'université de Paris-I
- Pierre-Yves PÉCHOUX : maître assistant à l'université de Toulouse-Le-Mirail, expert de l'Organisation des Nations unies à Chypre
Classification
Médias
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