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RILKE RAINER MARIA (1875-1926)

Plainte et célébration

L'achèvement des Cahiers ouvre dans la vie de Rilke une crise profonde : lui qui n'avait eu jusqu'alors qu'à se méfier de sa trop grande facilité traverse pour la première fois une longue période de sécheresse. Il voyage : en Espagne, en Égypte, à Venise. Il traduit : le Centaure de Maurice de Guérin, des sonnets de Louise Labé, un sermon sur l'amour de Madeleine, des textes de Michel-Ange, de Lermontov, de Verhaeren. Il songe un moment, tant est grand son désarroi, à se soumettre à une cure psychanalytique ; finalement, il y renonce. Les années de guerre, qu'il passe pour la plus grande part à Munich (quelques mois à Vienne), ajoutent encore à sa détresse.

Si l'on excepte quelques poèmes d'inspiration guerrière au début du conflit, quelques pièces inspirées de Hölderlin (qu'une grande édition venait de révéler) et quelques poèmes épars, l'aventure de ces années de sécheresse fut la rédaction des premières Élégies. C'est en 1912, tandis qu'il séjournait dans le château de la princesse de La Tour et Taxis à Duino sur l'Adriatique, qu'il composa les deux premiers de ces grands poèmes (et quelques bribes de deux autres). Les autres élégies ne devaient naître que dix ans plus tard et ailleurs, mais, pour rendre hommage à son hôtesse et pour célébrer cette pathétique rupture du silence, Rilke donna aux dix poèmes le titre d'Élégies de Duino. Il fallut attendre cependant la fin de sa vie errante, son installation en 1922 dans la tour solitaire de Muzot, dans le Valais, qu'un mécène suisse avait mise à sa disposition, pour que naquissent les dernières élégies et, simultanément, cinquante-cinq Sonnets à Orphée.

Les élégies sont des invocations aux Anges : non toutefois pour magnifier leur perfection, mais pour leur opposer, au contraire, la splendeur de l'ici-bas. La vie est faite de déchirements, le temps nous détruit. Mais, si cependant nous nous livrons tout entiers à ce temps qui nous menace, si nous « désirons la métamorphose », notre misère se mue en triomphe ; « si boire te paraît amer, deviens vin » ; apprends à devancer tous les adieux, et cette existence qui te déchire te paraîtra délicieuse. Après le moment de la « plainte » arrive celui de la « célébration », qui est l'office même de la poésie. Mais quelles merveilles pouvons-nous présenter aux Anges pour nous justifier de la sorte ? Sur ce point, la doctrine des Élégies varie : dans les premières, toutes proches encore de l'esprit de Malte, c'est l'amour, la passion inexaucée des grandes amoureuses. Dans les dernières cependant, le poète proclame que ce n'est pas par de grands sentiments que nous parviendrons à attirer sur nous l'attention des Anges ; ils ont eux-mêmes bien plus de sentiment que nous n'en pouvons avoir. Notre bien le plus précieux – et que les Anges ignorent – c'est à nouveau « la chose » : à peine l'œuvre d'art, la chose telle que l'ont modelée des siècles d'usage. Le poète est le conservateur des choses, et ce rôle est devenu plus précieux que jamais, au moment où une civilisation mécanisée met en péril toutes ces choses fragiles que nous avons aimées. Les Élégies sont de grands poèmes pathétiques ; ils sont, dans le même temps, une manière d'art poétique ou de programme. Au milieu du recueil, la cinquième Élégie, s'inspirant à la fois du modèle vivant de bateleurs aperçus autrefois au quartier Latin de Paris et d'un illustre tableau de Picasso, évoque la vie absurde et dérisoire des acrobates ; au sommet de la pyramide qu'ils échafaudent sans cesse pour aussitôt la détruire, le sourire parvient cependant à fleurir : c'est l'image de la vie que Rilke veut léguer.

Sous une forme plus gracieuse, moins dissonante,[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Claude DAVID. RILKE RAINER MARIA (1875-1926) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Rainer Maria Rilke, H. Westhoff - crédits : Apic/ Getty Images

Rainer Maria Rilke, H. Westhoff

Autres références

  • LES ÉLÉGIES DE DUINO, Rainer Maria Rilke - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 604 mots
    • 1 média

    C'est au château de Duino, sur les bords de l'Adriatique, où il avait été invité par la princesse de La Tour et Taxis et trouvé un havre provisoire de paix, qu'en janvier-février 1912 Rilke compose les deux premières des dix Élégies (Duineser Elegien) et écrit quelques ébauches...

  • LES CAHIERS DE MALTE LAURIDS BRIGGE, Rainer Maria Rilke - Fiche de lecture

    • Écrit par Pierre DESHUSSES
    • 1 154 mots

    Bien que souvent classé dans cette catégorie dans les anthologies, il convient de dire d’emblée que, même dans l’acception la plus large du terme, l’ouvrage Les Cahiers de Malte Laurids Brigge n’est pas un roman. R. M. Rilke le qualifiait de « Prosabuch », un livre en prose, qui appelle,...

  • LETTRES À UNE JEUNE POÉTESSE (R. M. Rilke) - Fiche de lecture

    • Écrit par Pierre DESHUSSES
    • 1 260 mots

    Après Les Cahiers de Malte LauridsBrigge, parus en 1910, Rilke n’a pratiquement plus écrit que de la poésie. Ne relève alors de la prose, très abondante dans sa jeunesse sous forme d’histoires, de contes et d’essais, que sa correspondance qui ne peut pourtant pas être considérée comme une production...

  • ANDREAS-SALOMÉ LOU (1861-1937)

    • Écrit par Jacques NOBÉCOURT
    • 856 mots

    Elle n'a voulu après elle ni tombeau ni publications posthumes. Aucune trace, pas même son nom sur une dalle, pas même les dates entre lesquelles s'encadre sa vie. Rien que les derniers échos des injures, des railleries, ou des admirations fanatiques qui accompagnèrent sa vie. On les perçoit encore,...

  • CULTURE - Nature et culture

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 7 892 mots
    • 2 médias
    On ne s'étonnera pas de trouver chez un poète la même idée selon laquelle la culture prolonge la nature, mais avec un renversement de perspective. Fidèle à la tradition orphique, Rilke estime que les choses naturelles se meuvent par le chant de l'homme. L'homme est là pour continuer, achever,...
  • LES COULEURS ET LES MOTS (J. Le Rider) - Fiche de lecture

    • Écrit par Marc CERISUELO
    • 1 058 mots

    Les ouvrages les plus stimulants sont souvent le fait d'un spécialiste qui a su sortir de sa discipline pour rencontrer un autre domaine, sans pour autant renier son savoir d'origine. Jacques Le Rider, précoce et brillant germaniste, auteur de livres de référence consacrés à Otto Weininger,...

  • LYRISME, notion de

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 1 522 mots
    • 3 médias
    ...européennes. On n'est donc pas étonné de la fascination nouvelle pour la figure orphique, jusqu'à L'Enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire (1909), promoteur de l'orphisme en peinture, aux Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke (1922) ou au Testament d'Orphée de Jean Cocteau (1960).
  • Afficher les 8 références

Voir aussi