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LES CAHIERS DE MALTE LAURIDS BRIGGE, Rainer Maria Rilke Fiche de lecture

Bien que souvent classé dans cette catégorie dans les anthologies, il convient de dire d’emblée que, même dans l’acception la plus large du terme, l’ouvrage Les Cahiers de Malte Laurids Brigge n’est pas un roman. R. M. Rilke le qualifiait de « Prosabuch », un livre en prose, qui appelle, en écho inversé, la référence à la poésie. Baudelaire, souvent cité dans Les Cahiers, avait publié quelques dizaines d’années auparavant les poèmes qui allaient constituer Le Spleen de Paris (1869), et c’est plutôt de ce côté-là qu’il faut chercher si l’on veut rapprocher cet ouvrage d’une catégorie littéraire. En introduction à sa traduction, Claude Porcell évoque prudemment et à juste titre « la complexité de cette structure littéraire » construite comme une mosaïque.

Mais peu importe la classification ou l’impossibilité de classification qui, loin de faire injure à ce texte, en souligne au contraire l’originalité. Cette œuvre agit plutôt comme une chambre d’écho où viennent se répercuter les souvenirs et les lectures, les expériences et les correspondances, les voyages et les errances de Rilke sur une période de plusieurs années. Quant au caractère confus de l’ensemble, il n’est pas sans rappeler les cris, les plaintes et les chuchotements d’un orchestre qui s’accorde avant qu’advienne la musique et qui laisse entendre toutes les libertés instrumentales avec leurs harmonies recherchées et leurs dissonances génialement improvisées.

Une autobiographie ?

La rédaction des Cahiers accompagne Rilke comme une obsession pendant six ans, de 1904 à 1910, et sa publication est suivie d’une dépression physique et mentale si profonde – comme si la vie n’était alors plus possible – que l’écrivain envisage une psychanalyse. Le 7 septembre 1911, il écrit encore à son amie, la comtesse Lili Kanitz-Menar : « Mais, à présent, je me sens un peu comme Raskolnikov après son acte, je ne sais pas du tout ce qui doit venir, et je frémis même un peu quand je réfléchis que j’ai écrit ce livre ; avec quelle force, je me le demande, de quel endroit, en viendrais-je presque à me demander. » Dans l’intervalle, il aura publié La Chanson de lamour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904), Le Livre d’heures (1905), Nouveaux poèmes (1907) et Requiem (1909).

Les premières lignes des Cahiers laissent transparaître tout le mal-être qui fut celui de Rilke lors de son deuxième séjour à Paris en 1902, où il fit la rencontre de Rodin : « Eh bien, c’est donc ici que les gens viennent pour vivre, j’aurais plutôt pensé que l’on y mourait. » L’ambiguïté de l’attraction exercée par cette capitale comparée à un Moloch n’épargne pas le narrateur qui se présente comme un jeune homme de vingt-huit ans, issu d’une famille danoise noble mais ruinée, et qui semble ici devoir recommencer sa vie à partir de rien : « J’apprends à voir. […] Je suis un débutant dans ma propre voie. » Échoué à Paris, Malte vit dans une chambre minuscule au cinquième étage d’un immeuble de la rue Toullier où Rilke a lui-même habité d’août à octobre 1902. À partir de cette concordance de l’âge et du lieu, il n’y a qu’un pas à franchir pour prétendre qu’il s’agit d’une autobiographie déguisée. Or Rilke s’en est toujours vigoureusement défendu. Pourtant, dans une lettre à Lou Andreas-Salomé du 28 décembre 1911, il concède à propos du personnage de Malte : « […] personne mieux que toi, chère Lou, ne peut faire la distinction et déterminer si et jusqu’à quel point il me ressemble. Si, dans ce livre, ce personnage, fait en partie de mes dangers, sombre pour m’épargner en quelque sorte de sombrer moi-même ou si, avec ces carnets, j’ai été happé par le courant qui va m’emporter et m’entraîner loin au-delà. »

Deux feuilles volantes retrouvées indépendamment de la publication[...]

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Pour citer cet article

Pierre DESHUSSES. LES CAHIERS DE MALTE LAURIDS BRIGGE, Rainer Maria Rilke - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • RILKE RAINER MARIA (1875-1926)

    • Écrit par Claude DAVID
    • 3 477 mots
    • 1 média
    ...d'abord Paris : dans cette ville, qu'il aimera plus qu'aucune autre, il ne voit au premier moment que de la misère et de l'horreur. On retrouvera dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge toutes ces images sordides : les malades de l'Hôtel-Dieu, l'homme atteint de la danse de Saint-Guy, les fous, les...

Voir aussi