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PÉDAGOGIE Le statut

Le temps des « spécialistes spécialement spécialisés »

Ce discours n'était-il qu'apparence ? L'évolution rapide des sciences morales vers les sciences humaines obéissant à un modèle expérimentaliste créait une première brèche : constater, observer, prouver ne peuvent se faire que par la suspension de la croyance. L'hypothèse supplante la thèse. La science pédagogique unitaire des ensembles pensés fait place à la science indéfiniment parcellaire des faits d'éducation à établir. La fin du xixe siècle voit apparaître, fugitives, « pédologie » et « pédotechnie ». L'influence belge y est déterminante, particulièrement avec Schuyten (1899), dont Raymond Buyse, qui sera l'un des grands promoteurs de la pédagogie expérimentale (1935), dira qu'il était le type même du « spécialiste spécialement spécialisé ». Avec Meumann en Allemagne, Binet en France, Van Biervliet et Joteiko en Belgique, Claparède en Suisse, le tournant du siècle voit la recherche pédagogique s'installer au laboratoire en compagnie de la psychologie.

Et c'est Édouard Claparède qui illustre la deuxième brèche, en 1905, quand il prononce son célèbre réquisitoire contre la pratique et les praticiens, leur signifiant leur impuissance à ouvrir le chemin de la science. La rupture entre théorie pédagogique et pratiques éducatives se fait patente et elle ira en se creusant toujours davantage. Troisième brèche : les aspects normatifs de la pédagogie sont renvoyés à leur rang de connaissances conjecturales dont la science n'a pas à se mêler. Assigner des buts à l'éducation est, certes, une activité indispensable, mais ce n'est pas affaire de science. Quoi qu'on en dise, le geste même qui salue l'ordre des fins en prononce le discrédit. Enfin, la quatrième brèche, peut-être la plus grave, est la démultiplication des sciences humaines et la prétention à laquelle toutes vont céder d'inscrire le phénomène éducatif dans le champ de leurs investigations rivales. Rappelons que 1899 est aussi l'année de la Traumdeutung qui marque le vrai début de la pensée de Freud dont Mireille Cifali (1982) a longuement souligné l'ambivalence face à la pédagogie.

Le discours sur l'éducation révèle alors ce que les tentatives d'un homme tel que Marion avaient pu masquer un temps, à savoir qu'il est un discours de diversité et qu'un de ses rôles est de faire diversion. Discours de notables, qui sont des amateurs éclairés et libéraux, des auteurs d'essais sur l'éducation particulière ou nationale, tels de Gérando, de Laborde, Jean-Baptiste Say, fondateurs, dès 1815, de la célèbre Société pour l'enseignement élémentaire, ou, en Suisse romande, Albertine de Saussure et Rogers de Guimps ; discours des politiques, de leurs inspirateurs, comme Fichte ou Humboldt en Allemagne, de leurs grands commis comme Gréard ou Buisson en France ; discours des « grands éducateurs », catholiques comme Dupanloup, Gratry, Didon, protestants comme Vinet, Pécaut, Mme de Pressensé, « laïques » comme Jean Macé ou Paul Robin ; discours des « hommes d'école » déjà en quête de recettes pratiques, et de leurs formateurs, qui cherchent à s'imposer en interlocuteurs compétents par leurs revues – tel L'Éducateur (1865) en Suisse romande – et à proposer une approche professionnelle des problèmes ; discours des chefs d'entreprise et des économistes, tels Demolins ou Manouvrier ; discours des « scientifiques », que nous avons déjà évoqués.

Ainsi que l'écrit de manière lapidaire Jean-Claude Passeron dans l'article – Pédagogie et pouvoir : « L'éducation n'est un bien vacant dans aucune société. » Rien d'étonnant à ce que, dans une période d'expansion, de systématisation et d'organisation éducatives, comme l'est la seconde moitié du[...]

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