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MESSIAEN OLIVIER (1908-1992)

Analyse d'une analyse

Olivier Messiaen a toujours pris le soin de présenter, d'expliquer et d'analyser lui-même ses œuvres. Ainsi, le texte qu'il a consacré à la Turangalîla-Symphonie est important, car il définit à la fois l'esprit de l'œuvre et les moyens techniques employés. Turangalîla-Symphonie est un chant d'amour. Turangalîla-Symphonie est un hymne à la joie. Non pas la joie bourgeoise et tranquillement euphorique de quelque honnête homme du xviie siècle, mais la joie telle que peut la concevoir celui qui ne l'a qu'entrevue au milieu du malheur, c'est-à-dire une joie surhumaine, débordante, aveuglante et démesurée. L'amour y est présenté sous le même aspect : c'est l'amour fatal, irrésistible, qui transcende tout, qui supprime tout hors lui. Ces propos vont à l'encontre d'une conception abstraite de la musique conçue comme jeu intellectuel, et ils sont bien éloignés de la célèbre réflexion de Stravinski : « La musique, par son essence, [est] impuissante à exprimer quoi que ce soit. » Peut-on aujourd'hui relier une musique à l'expression d'un sentiment avec autant de force et de précision ? La musique, dans son abstraction de fait, parvient-elle réellement à traduire un état d'âme, une émotion, une passion ? Elle les signifie autrement, mais elle sait les faire éprouver. Ce pouvoir lui a été souvent dénié, et pourtant, elle le possède effectivement, par l'action profonde qu'exercent les sons, les timbres, les registres, les rythmes, les intervalles, les couleurs harmoniques, sur la sensibilité, sur le psychisme, et même sur l'état physiologique de l'auditeur. Pour décrire les quatre thèmes cycliques qui sont l'ossature de la Turangalîla-Symphonie, Olivier Messiaen emploie des termes d'un lyrisme imagé : « Le premier thème cyclique, en tierces pesantes, presque toujours joué par des trombones fortissimo, a la brutalité lourde, terrifiante, des vieux monuments mexicains. Il a toujours évoqué pour moi quelque statue terrible et fatale (on pense à La Vénus d'Ille de Prosper Mérimée). Je l'appelle thème-statue . » On retrouve dans ce paragraphe la liaison traditionnelle, manifestée sous bien des formes à travers les musiques de lieux et de temps divers, d'un timbre instrumental et d'un sentiment : « la brutalité lourde » attribuée aux trombones n'évoque-t-elle pas le tragique de ces mêmes instruments qui accompagnent l'entrée de la statue du Commandeur dans le Don Giovanni de Mozart ? Messiaen dira d'ailleurs, ultérieurement, dans son analyse : « Voix épaisses, bourbeuses, des trombones et tubas en position serrée dans le grave, qui s'avancent lentement, tels des dinosaures monstrueux. » Le sentiment tragique est alors lié au registre grave ; il peut aussi venir du rythme : « Un rythme terrifiant [...], donnant une double sensation d'élargissement et de rétrécissement, de hauteur et de profondeur, chaque terme aboutissant à un formidable coup de tam-tam. Cela rappelle la double horreur du balancier en forme de couteau se rapprochant peu à peu du cœur du prisonnier [...] dans le célèbre conte d'Edgar Poe Le Puits et le Pendule. » Le deuxième thème cyclique ou « thème-fleur » est confié « aux caressantes clarinettes » ; liant la ligne mélodique à une image végétale, Messiaen évoque ici « la tendre orchidée, le décoratif fuchsia, le glaïeul rouge, le volubilis trop souple... ». Les références littéraires sont si fortes (le conte d'Edgar Poe, La Vénus d'Ille), qu'on peut légitimement se demander si elles sont vraiment « un simple moyen mnémotechnique », comme le dit le compositeur, ou si les traces profondes des lectures qui l'ont frappé n'ont pas été, consciemment ou inconsciemment, à l'origine de l'invention de[...]

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Écrit par

  • : compositeur, fondatrice et directrice artistique de l'Association pour la collaboration des interprètes et compositeurs

Classification

Pour citer cet article

Nicole LACHARTRE. MESSIAEN OLIVIER (1908-1992) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Olivier Messiaen - crédits : Erich Auerbach/ Getty Images

Olivier Messiaen

Thème-statue - crédits : Encyclopædia Universalis France

Thème-statue

Thème-fleur - crédits : Encyclopædia Universalis France

Thème-fleur

Autres références

  • TURANGALÎLÂ-SYMPHONIE (O. Messiaen)

    • Écrit par Alain PÂRIS
    • 205 mots
    • 1 média

    La Turangalîlâ-Symphonie est la plus importante œuvre pour orchestre d'Olivier Messiaen. Composée entre 1946 et 1948, elle est le fruit d'une commande de Serge Koussevitzky pour l'Orchestre symphonique de Boston, qui la crée le 2 décembre 1949 sous la direction de Leonard...

  • ATONALITÉ

    • Écrit par Juliette GARRIGUES, Michel PHILIPPOT
    • 4 382 mots
    • 9 médias
    Jusqu'au début des années 1950, la notion de série parut très étroitement liée à la répartition des notes ou des intervalles. Mais, en 1949 et 1950, Messiaen composa Quatre Études de rythme, pour piano ; dans la deuxième de ces études, intitulée Mode de valeurs et d'intensités, l'ordre...
  • BANCQUART ALAIN (1934-2022)

    • Écrit par Alain FÉRON
    • 1 741 mots
    Messiaen, à ce propos, le mit sur la voie, lui qui envisageait la durée en tant que matériau à part entière, lui qui décrétait l'indépendance des durées par rapport à la pulsation métrique traditionnelle, lui qui se libéra du carcan d'un temps continu en montrant qu'une organisation autre du temps pouvait...
  • BOULEZ PIERRE - (repères chronologiques)

    • Écrit par Juliette GARRIGUES
    • 1 126 mots

    26 mars 1925 Pierre Boulez naît à Montbrison (Loire).

    1946 Boulez est nommé directeur de la musique de scène de la Compagnie Renaud-Barrault (il conservera ce poste jusqu'en 1955). Il compose la Première Sonate pour piano, la Sonatine, pour flûte et piano (commande de Jean-Pierre Rampal),...

  • DANIEL-LESUR DANIEL JEAN-YVES LESUR dit (1908-2002)

    • Écrit par Alain PÂRIS
    • 901 mots

    Le nom de Daniel-Lesur reste associé à ceux d'Olivier Messiaen, André Jolivet et Yves Baudrier, avec lesquels il fonda le groupe Jeune France. Mais il fut aussi, au côté de Marcel Landowski, l'un des bâtisseurs de la vie musicale française à partir des années 1960.

    De son véritable...

  • Afficher les 21 références

Voir aussi