LANGAGE (notions de base)
La philosophie a du mal à trouver un juste équilibre dans son rapport au langage. Soit elle oublie d’interroger sa place et néglige son importance, prenant alors la forme d’une pensée qui oublie qu’elle se dit, soit elle sombre dans l’obsession du langage, renonçant à ce qu’elle est pour laisser le champ libre à un langage qui oublie qu’il peut se penser et qu’il pense. Gilbert Hottois a ainsi intitulé L’Inflation du langage dans la philosophie contemporaine son premier ouvrage, publié en 1979. Fuyant ces deux travers, la philosophie se doit donc d’intégrer le fait que la pensée peut se dire et que le langage peut se penser.
Si l’on veut recourir à la terminologie des linguistes, on pourrait dire que le rapport entre le langage et la pensée est beaucoup plus complexe qu’un simple rapport entre un signifiant (terme qui désigne le plus souvent le mot dans sa matérialité d’« image acoustique ») et un signifié (ce à quoi renvoie ce mot). Car le langage peut se prendre lui-même pour objet, le signifiant devenant alors signifié. Ce renversement n’a rien d’accidentel, il caractérise au contraire le langage en son essence même. Une véritable unité rassemble « la paille des mots et le grain des choses », ainsi que l’exprimait G. W. Leibniz (1646-1716).
Les mots et les choses
Dès la philosophie grecque, deux approches ont pu être théorisées. La première repose sur l’absence de dissociation entre les mots et les choses, la seconde sur une séparation radicale entre les uns et les autres.
La première approche prend racine dans une conception magique ou infantile du langage, ou encore dans ce qu’on a pu qualifier d’« obstacle épistémologique ». L’idée selon laquelle la ville de Rome avait un nom secret jalousement gardé par les Pontifes (les membres des collèges sacerdotaux de la religion romaine) et que la connaissance de celui-ci aurait donné aux ennemis de Rome la capacité de détruire la cité est un exemple de conception magique du langage. De même, l’enfant, chez qui se manifeste la pensée magique, caractéristique psychologique du jeune âge, est intimement convaincu que la connaissance d’un nom donne un réel pouvoir sur la chose nommée. Enfin, dans l’histoire des sciences, un épistémologue tel que Gaston Bachelard (1884-1962) montre qu’une science encore jeune, même si elle nous éloigne apparemment de la pensée magique archaïque, ne suffit pas à empêcher les hommes d’être menacés de régression : « Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs », écrit-il dans La Psychanalyse du feu (1938).
Ces conceptions magiques, infantiles, ou préscientifiques, ont connu en Grèce une forme de théorisation avec les philosophes cyniques. Antisthène (env. 440-env.-370 av. J.-C.) a poussé à sa limite cette conception où langage et réalité se confondent. Il remarque : « Tout discours est dans le vrai ; car celui qui parle dit quelque chose ; or celui qui dit quelque chose dit l’être, et celui qui dit l’être est dans le vrai. » Parler consisterait selon cette approche non pas à « parler de », mais à « dire quelque chose ». Il n’y aurait aucun milieu entre ne rien dire et dire vrai.
À l’opposé, nous trouvons l’hypothèse d’une séparation radicale entre les mots et les choses. Elle suppose une réalité découpée en catégories d’objets distincts avant même que nous les nommions. Cette illusion est à la fois démentie par la philosophie – qui montre que la réalité est fonction du sujet percevant – et par la linguistique – qui montre comment les langues découpent chacune à leur façon la « réalité », mettant par exemple en évidence les diverses façons dont les langues de la planète ont divisé l’arc-en-ciel tantôt en deux, tantôt en trois, tantôt en sept couleurs, affectant à chacune un nom particulier. Comme la précédente, cette conception a connu en Grèce sa thématisation, cette fois chez les sophistes, auxquels Aristote (env. 385-322 av. J.C.) reprocha d’avoir traité le langage « comme une autre nature ». Gorgias (env. 483-env. 374 av. J.-C.) est celui qui est allé le plus loin dans ce sens, précisant qu’« il est impossible, du fait qu‘il est une chose et qu’il est, que le discours nous révèle la chose sur laquelle il porte et qui est ». Parce que le discours est un être parmi les êtres, il ne saurait dire l’être. Alors que la théorie d’Antisthène amenait à la destruction du langage, celle de Gorgias conduit à la destruction de la pensée.
Ces deux conceptions s’expliquent par la méconnaissance du processus de la signification, découvert par Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.). On peut lire dans le beau dialogueCratyle,que le philosopheconsacre au langage cette affirmation : « Il est possible de parler faux. » Platon rejette en effet la thèse des cyniques et celle des sophistes. Pour lui, le langage marque à la fois notre distance par rapport à l’être et notre proximité par rapport à lui. Il est un instrument, insuffisant certes, mais indispensable, qui ouvre sur une autre dimension que lui-même. Le langage « signifie » au double sens d’« être le signe de » et de « dire le sens de ». En tant que signe, il est insuffisant, puisqu’un même mot peut désigner une infinité de choses. Mais en tant qu’il vise le sens, il est riche, puisqu’il dit l’essence, l’unité des choses multiples. De fait, la véritable naissance de la philosophie est indissociable de ces réflexions sur la signification, qui seront reprises par Aristote, le disciple de Platon.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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