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DERRIDA JACQUES (1930-2004)

La question théologico-politique

Les textes tardifs de Jacques Derrida interrogent avec insistance les motifs du possible et de la croyance, de la foi et de la promesse, toutes questions comprises, dès Spectres de Marx (1993), sous le terme « messianique ».

Derrida découvre le lien structurel qui existe entre possibilité, croyance et dénégation. Croire en quelque chose revient toujours à tenir ce quelque chose pour indéniable. Inversement, l'affirmation de l'indéniable engage toujours un acte de foi. Tel est le fondement de tout messianisme. Que le tout autre puisse, enfin ou encore, venir, qu'il soit possible : voilà l'indéniable.

Le tout autre renvoie non seulement au futur de l'attente, mais aussi à la possibilité d'un tout autre commencement. Croire – tel est bien là l'horizon transcendantal de la foi – recèle toujours la foi en une autre source, qui aurait permis que l'histoire se produise autrement. Possibilité d'une autre tradition. Possibilité de ce que Derrida, dans Demeure, Athènes, intitule « l'autre chance ». Dans ce texte, le philosophe évoque la mort de Socrate. Celui-ci aurait pu s'évader, c'est indéniable ; même, dans le Phédon, il déclare qu'il est conforme au principe du meilleur qu'il reste assis dans sa prison, qu'il n'y a pas d'autre possibilité. Malgré ces paroles, il est encore et toujours possible de croire que la philosophie aurait pu avoir une autre chance ou un autre destin. Une question fondamentale apparaît alors : et si autre chose avait eu lieu, quelque chose d'inouï, d'absolument différent de tout ce qui est arrivé ? Question qui du même coup s'ouvre à l'avenir : et si quelque chose d'autre, le tout autre, l'autre chance, l'autre possibilité était susceptible d'advenir ? On ne peut pas dire quelle aurait pu être ou quelle pourra être l'autre chance de la philosophie, par exemple. Mais on ne peut pas non plus ne pas questionner cette chance.

Cette question apparaît au moment où Derrida analyse le phénomène du « retour du religieux ». Pourquoi ce retour – qui se marque par une surenchère violente des problèmes du fanatisme, de l'intégrisme, du fondamentalisme – est-il si difficile à penser, c'est-à-dire à la fois à comprendre et à critiquer ?

C'est parce que la question du retour, dit Derrida, n'est jamais simple. Il y a toujours plus d'un retour dans le retour, toute répétition elle aussi se dédouble, ou se répète. Dès lors, parler du retour du religieux, c'est reconnaître que la religion revient au moins deux fois. Premièrement sous la forme de la surenchère. Deuxièmement, sous la forme de la critique de la surenchère. Celle-ci en effet fait revenir une autre religion : non pas tel ou tel dogme religieux, telle ou telle religion déterminée, mais une certaine foi, précisément la foi dans la tout autre chance (la croyance dans le fait que l'autre du fanatisme puisse advenir), foi à partir de laquelle seule le fanatisme peut être pris en compte et dénoncé. C'est toujours au nom de la religion que l'on pense la religion. Il serait donc naïf de penser que le retour du religieux peut être critiqué au nom de la seule raison, comme si la raison pouvait être indépendante de la croyance, ou comme si le savoir était absolument indépendant de la foi.

Jacques Derrida demande : « Comment penser alors – dans les limites de la simple raison – une religion qui, sans redevenir „religion naturelle“, soit aujourd'hui effectivement universelle ? Et qui pour cela ne s'arrête plus au paradigme chrétien ni même abrahamique ? » Qui ne s'arrête plus, autrement dit, à ce qui a eu lieu dans l'histoire sous le nom de religion, étant entendu que « les révélations testamentaires et coranique sont inséparables d'une [...]

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Pour citer cet article

Catherine MALABOU. DERRIDA JACQUES (1930-2004) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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Jacques Derrida - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Jacques Derrida

Autres références

  • DE LA GRAMMATOLOGIE, Jacques Derrida - Fiche de lecture

    • Écrit par Didier CAHEN
    • 1 246 mots

    Cinq ans après son introduction-traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl, Jacques Derrida publie, en 1967, trois livres étrangement différents, paradoxalement proches. Au classicisme apparent de La Voix et le phénomène, ample et féconde méditation sur le problème du signe dans la...

  • ANTHROPOLOGIE

    • Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER, Christian GHASARIAN
    • 16 158 mots
    • 1 média
    ...le chercheur de développer une démarche réflexive visant à objectiver sa propre situation dans le champ du savoir. Plus officiellement associé à la critique postmoderne, le travail déconstructionniste de Jacques Derrida relativise lui aussi l'humanisme résiduel dans la tradition structuraliste.
  • ARTAUD ANTONIN (1896-1948)

    • Écrit par Paule THÉVENIN
    • 3 392 mots
    • 1 média
    ...d'isoler Le Théâtre et son double de l'ensemble de l'œuvre, pour le considérer seulement comme un traité à l'usage des théâtrologues. Jacques Derrida a fort bien vu ce risque de méprise : « C'est pourquoi la question qui se pose à nous aujourd'hui excède largement la technologie théâtrale....
  • CIXOUS HÉLÈNE (1937- )

    • Écrit par Bertrand LECLAIR
    • 2 075 mots
    • 1 média
    Rencontré dès la fin des années 1950, Jacques Derrida (1930-2004) restera, dans tous les sens du terme, le premier lecteur d'Hélène Cixous, le plus subtil, le plus intelligent, ce dont témoigne avec force sa longue étude H.C. pour la vie, c'est-à-dire... (2002)
  • CRITIQUE LITTÉRAIRE

    • Écrit par Marc CERISUELO, Antoine COMPAGNON
    • 12 918 mots
    • 4 médias
    On appelle déconstruction les lectures de textes littéraires qui s'inspirent de la réflexion philosophique de Jacques Derrida sur la phénoménologie et le structuralisme, en jouant l'un contre l'autre et vice versa. Le passage au poststructuralisme a lieu par la critique et la radicalisation du saussurianisme,...
  • Afficher les 16 références

Voir aussi