MESSIANISME
Pendant longtemps, l'étude du phénomène messianique a été l'apanage quasi exclusif de la christologie, c'est-à-dire d'une théologie appliquée au personnage central du christianisme tenu et retenu, sinon exclusivement du moins archétypiquement, pour le Messie. Dans l'entre-deux-guerres, néanmoins, les sciences humaines des religions – histoire, sociologie, ethnologie, anthropologie – élaborent peu à peu les éléments d'une approche inductive et comparative de ce phénomène messianique définitivement pluralisé. Ainsi se présente toute une population de personnages – des messies –, de mouvements spécifiques – des messianismes – ou de mouvements apparentés – des millénarismes. C'est à partir de ces populations que peuvent être envisagés la définition, les cycles et la typologie du messianisme.
Définition du messianisme
On a défini le messianisme comme étant « essentiellement la croyance religieuse en la venue d'un rédempteur qui mettra fin à l'ordre actuel des choses soit de manière universelle soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur » (Hans Kohn, « Messianism », in The Encyclopædia of Social Sciences). Pratiquement, ce terme revêt souvent une signification voisine de celle de « millénarisme », qui désigne le mouvement socio-religieux dont le Messie est le personnage. Les deux notions, en tout cas, impliquent une liaison essentielle des facteurs religieux et des facteurs sociaux, du spirituel et du temporel, des valeurs célestes et des valeurs terrestres, aussi bien dans le désordre dont ils préconisent l'abolition que dans l'ordre nouveau dont ils annoncent l'instauration. À la différence du prophète, qui se réclame seulement d'une mission reçue de Dieu ou de l'agent surnaturel suprême, la messianité implique un lien d'identification plus poussé avec ce dieu, généralement un lien de parenté : si le prophète est uni au dieu par un lien électif, le Messie est uni à Dieu par un lien natif.
L'étymologie des termes « Messie » et « messianisme » (hébreu : mâshîakh ; grec : christos – l'oint ; latin : messias) semblerait montrer que l'Occident a connu le personnage et la doctrine qu'ils désignent sous l'influence d'Israël et du christianisme (le christianisme est la religion du christos). Cependant, les idées et les faits recouverts par ces mots dépassent largement l'aire judéo-chrétienne. Ainsi le messianisme recouvre en réalité deux concepts distincts : un concept théologique normatif lié à la proclamation de l'unicité messianique du fondateur du christianisme, tous les autres personnages messianiques étant classés comme prémessies ou faux messies ; un concept sociologique comparatif appuyé sur une population de situations dans lesquelles un personnage fondateur d'un mouvement historique de libération socio-religieuse s'identifie ou est identifié à une puissance suprême « émettant » sur l'ensemble de l'histoire des religions comme des sociétés.
Le sens théologique
Le sens théologique est propre à l'aire culturelle dominée par le christianisme. Dans son acception absolue, le messianisme désigne ici l'ensemble des croyances juives relatives au Messie promis dans l'Ancien Testament. Dans un sens moins strict, il s'applique aux enseignements ou aux mouvements qui promettent la venue d'un envoyé de Dieu appelé à rétablir sur terre la justice et l'innocence premières. Les controverses ont surtout porté sur le contenu de ce messianisme, soit entre la tradition chrétienne du Messie « déjà venu » et la tradition juive du Messie « encore attendu », soit à l'intérieur de la tradition chrétienne, où se rencontrent, d'une part – surtout dans une tradition patristique des trois premiers siècles –, l'attente futuriste d'un retour messianique en gloire et en majesté pour l'instauration d'un millenium terrestre, d'autre part – surtout après saint Augustin –, la prédominance des thèses prétéristes : thèse de la révélation close, fixation du retour messianique aux moments de la fin du monde et d'une unique résurrection, identification du régime ecclésiastique avec le royaume en transition, etc. Bien que parvenue à une position dominante, la seconde conception n'a cependant cessé d'être investie par des filières de dissidences surgies autour des trois grandes confessions chrétiennes (catholicisme, protestantisme, orthodoxie).
Le sens historico-sociologique
Au sens historico-sociologique, le messianisme représente le fonds commun des doctrines qui promettent le bonheur parfait sur terre sous la direction d'une personne, d'un peuple, d'un parti, de mouvements collectifs, au sein desquels les réformes tant ecclésiastiques que politiques, économiques ou sociales sont présentées sous la forme d'ordres ou de normes identifiés à des « missions », voire à des « émissions » divines. Ce bonheur peut d'ailleurs, selon les cas, être présenté sociologiquement, soit comme un radical retrait du monde, soit comme une non moins radicale transformation de ce même monde, tandis que, psychologiquement, il peut être situé tantôt au sommet mystique d'une bienheureuse délectation, tantôt dans les âpres profondeurs d'un ascétisme de néantisation, ou encore au confluent de cette exaltation et de cette abnégation – todo y nada – jusqu'à confiner parfois au nihilisme. Ce messianisme, considéré comme mouvement à caractère essentiellement constructif et transformateur, comme « force agissante, vivante et pratique » (selon les termes de Kohn), est le domaine spécifique de l'investigation sociologique.
Jusqu'à une date relativement récente, la sociologie générale des messianismes comparés ne reposait guère que sur les deux ouvrages, fort riches, de Wilson D. Wallis : Les Messies chrétiens et païens (Messiahs : Christian and Pagan, 1918), et surtout Les Messies et leur rôle dans la civilisation (Messiahs : Their Role in Civilization, 1943). Mais depuis lors, ce domaine de recherche connaît un renouveau spectaculaire. Un de ses champs les plus saisissants a sans doute été le foyer océanien, avec la luxuriance de ses cultes du cargo ou de l'avion miracle : les richesses, dont le débarquement est escompté sur un quai ou un terrain d'atterrissage dûment préparé, seront remises non plus aux Blancs mais aux autochtones, car les Ancêtres auront repris aux Blancs les secrets d'une prospérité et d'une abondance qui étaient bien à eux, in illo tempore, en ce temps bienheureux qui précéda la colonisation européenne. Les travaux de Jean Guiart et de Peter Worsley, entre autres, ont dessiné la géographie de ces attentes multiformes dans l'aire océanienne. Parallèlement, des phénomènes analogues étaient relevés dans les grandes aires de développement, en particulier en Afrique avec les revendications de dieux noirs ou de christs noirs, et en Amérique du Sud, avec l'orchestration eschatologique de jacqueries en chaîne. Les Indiens de l'Amérique du Nord avaient déjà connu ces paroxysmes avant leur parcage en réserves, et les Chinois avaient eu leurs Taïping avant que leurs insurrections ne se cristallisent en révolution. Ainsi, d'un bout du monde à l'autre, protestations ou révoltes sociales apparaissent à la fois amorcées et masquées dans une revendication religieuse : des hommes veulent un dieu qui soit le leur ; et cela entraîne soit l'apparition de ce dieu dans un personnage (messianisme), soit son annonce imminente par un messager (prophétisme), soit l'avènement d'un règne ou d'un royaume (millénarisme) antécédents ou conséquents à une telle apparition (post- ou prémillénarisme) ; une telle revendication implique, d'ailleurs, par choc en retour les postulats d'une politique d'émancipation sociale, économique et nationale.
Autour de cette constellation de phénomènes contemporains ou quasi contemporains, les recherches se sont prolongées dans deux dimensions, l'une historique, l'autre comparative. Car l'intérêt ainsi éveillé sur les messianismes de la géographie ou de la conjoncture allait se répercuter sur les messianismes de l'histoire, malgré des oblitérations attribuables à leur classement sommaire par des cultures dominantes dans des catégories tératologiques : filières médiévales étudiées par Norman Cohn et Ernst Werner ; filières juives aux cadences parfaitement continues ; filières des left-wingers anglo-saxons ; filières concentriques à la Révolution française ; filières nationalistes européennes ; filières du socialisme utopique (avec, en particulier, ses messianismes féminins), etc. Presque partout, au creux de ces vagues et aux points où elles se ramassent in statu nascendi, se laissait déceler, en clair ou en filigrane, l'acte messianique, avec ou sans son personnage historique, historisé ou historialisé avec ou sans son royaume (belliciste ou pacifiste, micro- ou macromillénaire).
La dimension comparative a fait l'objet entre autres d'une enquête publiée dans les Archives de sociologie des religions de 1957 à 1967, qui devait beaucoup aux tentatives qui l'ont accompagnée ou précédée, notamment le colloque de Chicago sur les « rêves millénaires en action », l'ouvrage de Vittorio Lanternari sur les mouvements religieux des peuples opprimés, ceux de Guglielmo Guariglia ou de Maria Isaura Pereira de Queiroz. Dans cette ligne, il convient de souligner l'importance de deux œuvres adventistes : les Lacunziana de Alfred Félix Vaucher et la grande encyclopédie de Le Roy Edwin Froom. L'intérêt porté par les historiens de la religion aux messianismes devait, en effet, conduire à étudier l'adventisme pour lui-même et à y déceler une des traditions centrales d'un messianisme conséquent.
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Écrit par
- Henri DESROCHE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Roland GOETSCHEL : professeur des Universités, directeur du département d'études hébraïques et juives de l'université de Strasbourg-II, professeur associé à l'Université libre de Bruxelles
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