FÊTE
La fête, ses acteurs et ses artifices, ses parures et ses techniques, ses réglementations et les espaces dans lesquels elle peut se dérouler, son temps spécifique se différenciant du temps de la quotidienneté, est devenue, depuis la fin des années soixante, un objet privilégié d'études pour les historiens et les sociologues.
Il est certain que la longue tradition d'observations ethnographiques des rites et cérémonies des sociétés occidentales, ainsi que ceux des sociétés « autres », a incité ces derniers à un retournement et à un décentrement méthodologiques et un recentrement géographique. Les fêtes romaines données au peuple par le cardinal Antonio Barberini et le renversement du monde dans le carnaval des Gueux en Espagne sont aujourd'hui aussi minutieusement étudiés que les rituels saisonniers dans la province de Mikawa au Japon et que les cérémonies amérindiennes ou mélanésiennes. Les méthodes historiques ne sont pas les mêmes que celles produites par l'analyse anthropologique : l'archive remplace l'observation directe, mais les concepts utilisés en ethnologie sont contrôlables lorsque l'on étudie des sujets aussi divers que l'évergétisme romain, l'apparat, les parures et la scénographie des rituels canonisés de la continuité sociale et des réglementations de la diversité.
Fondées sur l'analyse quantitative ou les techniques d'interprétations qualitatives, ces méthodes sont les instruments de recherches qui toutes donnent à voir dans la fête, à tous égards paradoxale, une activité sociale qui, à la fois et dans le même temps, est le produit de continuités, de renversements et de ruptures, ou bien d'instaurations d'un ordre social.
La fête ou les fêtes
La fête idéale
La recherche d'un type idéal de la fête est caractéristique de ceux qui ont emprunté la voie phénoménologique, tels G. Van der Leeuw, G. Dumézil, M. Eliade, R. Caillois... On peut trouver chez des auteurs de la génération précédente les éléments de base de la théorie dont Caillois semble avoir donné la formule définitive.
Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), fait du rassemblement massif, générateur d'exaltation, le trait caractéristique de la fête. Le corrobori australien semble en donner l'exemple le plus frappant : assises d'une tribu tout entière, avec danses, chants et cris, tumulte, ivresse, unions incestueuses, rixes et combats. La fonction récréative et libératoire de telles manifestations est notée par l'auteur, mais c'est Freud, qui, dans Totem et tabou (1913), donne la formule reprise par Caillois : « Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'une prohibition. » La fête ressortirait ainsi au « sacré de transgression ». Elle manifesterait la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle. Elle serait nécessairement désordre, renversement des interdits et des barrières sociales, fusion dans une immense fraternité, par opposition à la vie sociale commune qui classe et qui sépare.
À cette composante vient s'en ajouter une autre en raison de l'articulation du mythe et du rite. Or, comme l'avaient montré H. Hubert et M. Mauss, il y a un temps mythique, en quelque sorte intemporel, qui vient s'incarner dans la fête. Le temps de celle-ci est d'une certaine manière extra-temporel, caractère que vient confirmer la périodicité des fêtes. Contrairement au temps du devenir qui est celui du changement, la fête, en se répétant, simulerait l'éternité. De plus, le temps du mythe est originel ou eschatologique, souvent les deux à la fois et il n'est pas difficile de supposer un temps mythique unique fondamental, donc logiquement antérieur au temps où l'on vit, ce que désigne le terme de Urzeit.
Ce temps primordial, la fête ne se contenterait pas de le rappeler, mais le ferait aussi revivre. Le chaos de la fête serait donc fondamentalement le chaos des origines. On a dès lors une explication du caractère régénérateur de la fête. Elle n'est pas seulement récréative. Elle ne se contente pas de libérer momentanément l'homme du refoulement de ses pulsions. Elle lui fait revivre la jeunesse du monde, au-delà même de celle de la société. De toute manière, l'ordre ressort régénéré, non seulement parce qu'on en était fatigué, mais parce qu'il était lui-même fatigué et avait besoin de retourner à ses origines pour renaître rajeuni.
La théorie est d'autant plus séduisante qu'elle comble une aspiration. On se trouve d'accord pour reconnaître que de telle fêtes n'existent plus que très atténuées. L'artificialisme de la vie moderne fait désirer ces sortes de résurrections de l'état de nature, ou même de pré-nature. La fête idéale des temps primitifs joue dès lors dans les imaginations le rôle d'un mythe d'origine des fêtes. Toutefois, la subjectivité d'une telle perspective n'est pas suffisante pour l'infirmer. Disons que, même si cette conception n'est que fabuleuse ou poétique, elle dévoile et illustre en même temps ce qu'est, pour beaucoup, l'image utopique d'une fête vers laquelle on tend, mais que l'on n'atteint jamais.
Synthèse ou amalgame ?
Le caractère composite de cette conception de la fête est évident. Mais, dans l'hypothèse d'un type idéal, il est normal d'emprunter aux divers phénomènes pour faire la synthèse de l'idée. La critique portera sur la solidité des matériaux, sur la cohésion de l'ensemble, enfin sur l'applicabilité aux fêtes indubitablement reconnues comme telles.
Ce serait un travail fastidieux que d'examiner la pertinence des exemples pris un à un. Cependant, plusieurs pièces maîtresses, versées au dossier, sont douteuses. Ainsi, l'étude de Mauss sur les « variations saisonnières » chez les Esquimaux s'appuie sur la conception de l'hiver comme une « longue fête » pendant laquelle les tribus rassemblées vivent dans une « exaltation religieuse continue ». Mais, en se référant au contexte, on ne peut voir là une sorte de corrobori saisonnier. Simplement, les cérémonies succèdent aux cérémonies. Loin de se relâcher, les tabous sont plus exigeants que durant la dispersion de l'été. On s'assemble, mais c'est le plus souvent pour « des séances imposantes de chamanisme public ». Si l'on parle des échanges de dons, dont le potlatch est un exemple privilégié, le tumulte de la fête n'est pas cette grande fusion fraternelle que l'on aimerait y voir, mais une sorte de combat, de lutte de munificence engagée entre les chefs et par laquelle ils affirment leur supériorité tant à l'égard de leurs sujets qu'à l'égard de leurs concurrents moins riches. Enfin le « Grand Temps » se définit seulement par des caractères négatifs, en ce qu'il échappe au nôtre et le transcende de quelque manière. Il existe, en fait, une multiplicité de temps, parmi lesquels c'est de façon arbitraire qu'on choisira le cas unique du « temps mythique », finalement réduit à un « pré-temps » (cf. infra).
La non-pertinence de quelques exemples ne compromet sans doute pas l'ensemble de la théorie. Mais celle-ci se développe en dévoilant trois aspects : le rassemblement tumultueux, le temps mythique et la recréation par la reviviscence du chaos des origines. La fête paraît alors complète, et chaque étape semble éclairer la précédente. Mais cette fête complète dont on trouve l'exemple le plus parfait dans le Nouvel An babylonien n'est pas la seule possible. Aucune nécessité n'oblige à passer d'une étape à l'autre. Ainsi, ce qui ressemble le plus au corrobori, ce sont sans doute ces rassemblements massifs de jeunes gens lors des concerts donnés par leurs « idoles » du rock ou de la pop-music : toutes les violations de tabous semblent y avoir été consommées. Mais l'expérience de la festivité était en elle-même assez forte et la fusion collective assez puissante pour constituer une fin en soi. Le temps caractéristique de ce genre de fête était une succession d'instants purs, et non pas le Grand Temps du mythe. La résurrection du chaos créateur paraît encore moins nécessaire à la fête. Là où des collectivités locales se fêtent elles-mêmes avec éclat – ce qui est le cas particulièrement de la Belgique wallonne, dans ses fêtes patronales –, la fête se réfère le plus souvent à l'histoire légendaire du saint patron. Si les défilés commémoratifs ne sont pas exempts, parfois, de burlesque, c'est dans des débordements postérieurs à la cérémonie que le désordre s'établit, et la beuverie ne semble renvoyer à autre chose qu'à elle-même, à l'occasion de la fête.
On voit déjà des exemples de fêtes éloignés du modèle idéal qui était proposé. S'agirait-il de fêtes imparfaites, tronquées ? Il est en réalité possible de présenter des cas en contradiction avec le modèle. C'est celui des fêtes intimes et des fêtes tristes. Il paraît clairement qu'elles sont fêtes non pas en dépit du fait qu'elles sont intimes ou tristes, mais en cela même qu'elles sont intimes ou tristes. Cela est vrai actuellement de Noël et de la Toussaint, la première trouvant son moment le plus intense dans et par l'intimité familiale, la seconde étant recueillement de deuil, y compris dans la multiplicité des rites et des tabous que révèle le folklore, tout au moins si on s'en tient à la France. Et si on remonte à la Rome païenne, le jour de fête (dies festus) est un jour consacré où, si l'on met à part les Saturnalia, les interdits sont renforcés, l'activité limitée : interdit du travail, interdit du mariage, interdit du sang, etc.
Il semble donc que les auteurs qui ont cherché ainsi une essence de la fête se sont trop empressés de donner un contenu latent unique à la fête en tant que telle. Les contenus et les intentions qui président aux fêtes sont au contraire des plus variables, et il faut chercher ailleurs une définition.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- François-André ISAMBERT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Jean-Pierre MARTINON : maître assistant de sociologie à l'université de Paris-VIII, professeur de sociologie (unité pédagogique d'architecture numéro 4), Paris
Classification
Médias
Autres références
-
AMÉRINDIENS - Hauts plateaux andins
- Écrit par Carmen BERNAND
- 4 691 mots
Un indigénisme nouveau culmine en 1944 avec l'instauration du Jour du Cuzco, fête qui devrait être célébrée chaque 24 juin, date qui correspondait au solstice d'hiver et par conséquent à la fête inca de l'Inti Raymi (fête du dieu Soleil), associée depuis la conquête à la Fête-Dieu ou Corpus Christi.... -
ARTS DE LA RUE
- Écrit par Emmanuel WALLON
- 6 872 mots
- 2 médias
Au Moyen Âge,les fêtes carillonnées, les processions religieuses, les rites populaires, les foires mercantiles et les parades de baladins avaient constitué un réservoir d'images et d'inventions dans lequel les arts académiques répugnaient à puiser. Leurs débordements contrastaient avec les ordonnancements... -
ASSYRO-BABYLONIENNE RELIGION
- Écrit par René LARGEMENT
- 4 272 mots
- 5 médias
...consacrés à des fêtes eshsheshu. Ces dernières commençaient la veille au soir et s'inspiraient peut-être, en beaucoup moins solennel, d'une fête qui se célébrait à Uruk dans la nuit du 16 au 17 d'un mois inconnu : les dieux sortent alors sur le parvis du temple où ils festoient toute la nuit... -
BAL
- Écrit par Pierre-Paul LACAS
- 782 mots
- 1 média
Le terme « bal » désigne aujourd'hui soit l'assemblée des danseurs qui se réunissent pour exécuter des danses, soit le lieu même où s'effectue cette réunion. Bal a aussi servi à désigner des airs de danses folkloriques du midi de la France, de tempo vif et de rythme binaire. Aux ...
- Afficher les 58 références
Voir aussi