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CULTURE NUMÉRIQUE

Culture « basse » et culture « haute »

Comme ne cessait de le répéter Don McKenzie quand il enseignait la critique textuelle à Pembroke College : formseffectmeaning – ce qui devrait être transposable dans l'univers numérique et inviter à poser la question de la modification des processus cognitifs de lecture d'un roman téléchargé ou d'un keitaishousetsu écrit sur téléphone mobile et transmis, avec ses codes graphiques, par le biais du même canal. Ce dernier cas dément formellement la disparition de la « civilisation de la lecture » théorisée par certains. Qu'on lise sur des panneaux de bois présentés aux spectateurs qui assistent à son entrée triomphale dans Rome les exploits d'un empereur et ses faits d'armes ou sur un reader la Vie des douze Césars de Suétone, le principe de la lecture est inchangé. Toutefois, l'appropriation du texte et des images n'est pas identique, et c'est bien parce que le téléphone mobile s'est répandu dans la société japonaise comme une traînée de poudre que cet appareil a pu réconcilier la jeunesse avec certaines formes littéraires. Même si elles relèvent de ce qu'on nommait autrefois la « culture d'en bas » (lowbrow), par opposition à celle des lettrés (highbrow), ces formes n'en font pas moins partie de l'imaginaire d'une population qui se reconnaît en elles. À propos des préventions qui entourèrent la généralisation de la bande dessinée autour de 1900-1910, Jean-Paul Sartre a dit l'essentiel en évoquant sa lecture des Pieds-Nickelés dans son autobiographie, Les Mots. De même, lors du débat suscité par l'apparition du livre de poche en France dans les années 1964-1965, Hubert Damisch condamna vertement la « culture de poche », bien persuadé que les formes matérielles d'inscription de l'œuvre entraînaient un type de réception dégradée. Mais il ne put empêcher les étudiants et la jeunesse en général de plébisciter ces livres à bon marché qui représentent aujourd'hui l'essentiel de ses dépenses en matière d'imprimés non périodiques.

Il ne s'agit donc nullement de contester le caractère culturel des textes qui circulent de façon immatérielle, mais d'essayer de saisir les mécanismes qui permettent au lecteur de les consommer. Dans le cas du téléphone mobile, on sait qu'un système d'abréviations propre aux textos et autres tweets (messages de 140 signes au maximum) s'est imposé pour des raisons tant financières que techniques et qu'il fait partie intégrante du style des keitaishousetsu, au même titre que la mimesis du langage parlé chez Céline ou, chez Marcel Proust, de la phrase qui se déploie indéfiniment autour des plis de la mémoire. Ce qu'on mesure moins aisément, c'est l'effet de l'utilisation prolongée de tels codes, la crainte d'assister à un nouvel appauvrissement du vocabulaire et à une simplification excessive de la langue revenant de manière incessante dans les commentaires formulés par les observateurs extérieurs à ce milieu.

Une nouvelle fois, on peut avoir l'impression d'assister à un remake de la naissance de la culture underground, le rouleau de papier sur lequel fut rédigé Sur la route de Jack Kerouac étant dans toutes les mémoires, comme les procédés d'écriture inventés par ses frères en littérature, William Burroughs ou Allen Ginsberg. La mise en vente de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat avait déclenché un véritable scandale, qui n'était pas uniquement lié au contexte de la guerre d'Algérie, et l'œuvre avait été interdite à sa sortie en 1965. Henry Miller avait fait la même expérience en 1934 avec Tropique du Cancer, alors que régnait, tant aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, une pudibonderie d'un autre âge. On pourrait citer bien[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire contemporaine à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

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Pour citer cet article

Jean-Yves MOLLIER. CULTURE NUMÉRIQUE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Gallica, bibliothèque numérique de la B.N.F. - crédits : Gallica

Gallica, bibliothèque numérique de la B.N.F.

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