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RUSSE CINÉMA

Le cinéma soviétique naît officiellement du décret de nationalisation signé par Lénine le 27 août 1919. Pendant soixante-dix ans, ce cinéma va être affaire d'État, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur : par l'indifférence à peu près constante aux questions de rentabilité, qui en fait un cas unique, ouvert à de très nombreuses expérimentations. Pour le pire : par la soumission de la production et de la création aux décisions politiques, des plus fondamentales aux plus futiles. Dans une situation de contrôle aussi rigide, il est remarquable que, pendant de longues périodes, des cinéastes aient réussi à maintenir leur indépendance et leur rigueur, et à poursuivre leur travail comme ils l'entendaient. Les moments où le cinéma est en phase avec l'histoire du pays et en témoigne, serait-ce à travers diverses médiations et seconds degrés, sont plus nombreux que ceux qui dénotent un étouffement complet.

Un cinéma révolutionnaire

Les commencements : rupture et continuité

Le cinéma ne naît pas du décret de Lénine. Il était déjà une industrie prospère sous le tsar. Un système de production et un réseau de salles se sont créés. Plus encore, divers pionniers en ont pressenti les possibilités artistiques : Piotr Tchardynine, le réalisateur de films d'animation Ladislas Starévitch, Iakov Protazanov, Evguéni Bauer surtout, qui fait du symbolisme un style cinématographique. Même les avant-gardes avaient pied dans le cinéma prérévolutionnaire : le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, grand rival de Stanislavski, avait réalisé deux films avant de lancer l'« Octobre théâtral », et le poète futuriste Vladimir Maïakovski avait écrit et interprété plusieurs films en 1918, mais pour des firmes privées traditionnelles.

La révolution chasse bon nombre de techniciens et d'acteurs, d'abord en Crimée, où ils avaient l'habitude de tourner leurs extérieurs, puis à travers l'Europe, dans une émigration qui les mènera jusqu'aux centres de production : Berlin, Paris, Londres. L'infrastructure industrielle est en grande partie détruite par la guerre civile. Mais ceux qui fondent le cinéma soviétique, dans les plus grandes difficultés, assurent une continuité autant qu'ils opèrent une rupture. Lev Koulechov est le décorateur et élève de Bauer, mort de la grippe espagnole. Le vétéran Vladimir Gardine fonde la première école de cinéma à Moscou. Iakov Protazanov revient en 1923 de son émigration en France et en Allemagne, et assure jusqu'au début des années 1940 la continuité d'un cinéma traditionnel de haute qualité.

Les avant-gardes

Il n'en reste pas moins que le cinéma soviétique a été créé par des enfants terribles : de jeunes artistes d'avant-garde, soutiens enthousiastes de la révolution, souvent inspirés par le mouvement futuriste, ralliés autour de Meyerhold, de Maïakovski et du groupe « formaliste » LeL  (front gauche de l'art), sous la protection du ministre de l'Éducation Anatoli Lounatcharski, lui-même plus conservateur en matière d'art et scénariste occasionnel : Cohabitation, dès 1918, aborde un conflit essentiel du jour, le logement. Les revues L'Art de la commune puis Kinophot rassemblent les artistes de gauche et les théoriciens « formalistes ». Lef publie dès son numéro 3 Le Montage des attractions, de Serge Mikhailovitch Eisenstein, et Kinoks Révolution, de Dziga Vertov. Ce poète futuriste de Byalistok, comme Koulechov pionnier des actualités pendant la guerre civile, rêve de reconstruire le monde avec la nouvelle technique du cinéma.

Eisenstein - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis/ Getty Images

Eisenstein

Les premiers films d'agitation sont liés à la guerre civile et visent à la fois à populariser la politique du nouvel État et à lutter contre les vieilles idées. Dziga Vertov révolutionne les actualités en les articulant par des intertitres fournissant des informations, des commentaires, des slogans. De là à leur donner un sens par leur mise en ordre, c'est-à-dire à monter des matériaux disparates, il y a un pas vite franchi, suivi de l'organisation des tournages en fonction des besoins de la propagande. La conviction des pionniers du cinéma soviétique est que le cinéma est une création de l'âge technique, qui rend l'art obsolète, produit sa propre réalité et peut influer sur la réalité, dans le sens de la révolution. Le cinéma réinvente la vision du monde. Pour tous, le montage va devenir, d'une façon ou d'une autre, le moment créateur du cinéma. Ils peuvent rejeter par principe toute intervention sur la réalité, comme Vertov ou Esther Choub, ou identifier le montage au rythme, alors associé à l'Amérique et à son cinéma, comme Koulechov. Ils peuvent aussi l'associer à la mise en cadre, à la mise en scène ou au jeu d'acteur les plus sophistiqués. Ce sera bientôt le cas d'Eisenstein ou des futurs membres de la Feks, qui pour l'instant organisent des représentations théâtrales d'avant-garde ou de modestes tentatives d'un cinéma avant-gardiste inspiré du cirque (Le Journal de Gloumov pour le premier, Les Aventures d'Octobrine pour les seconds). Eisenstein travaille brièvement avec Koulechov et Meyerhold, puis avec la monteuse Esther Choub, avant de réaliser son premier film dans le cadre du Proletkult. À Leningrad, Grigori Kozintsev, Leonid Trauberg, Serge Youtkévitch fondent en 1921 la Fabrique de l'acteur excentrique ou Feks, selon un de ces acronymes futuristes dont l'époque est prodigue.

Les premiers films de fiction prennent la suite du cinéma tsariste. Dès la révolution de février, Protazanov tourne Assez de sang, éloge de l'action révolutionnaire. En 1918, il dirige Mosjoukine dans Le Père Serge, d'après Tolstoï, sujet interdit sous l'ancien régime, dont la sortie est contemporaine du premier film de Koulechov, Le Projet de l'ingénieur Prite. Alexandre Razoumny réalise une première version de La Mère, de Gorki, en 1920. Les Diablotins rouges (1923), film d'aventures dans le cadre de la guerre civile tourné en Géorgie par Ivan Perestiani, remporte un grand succès. Mais la nouvelle génération ne s'impose qu'à partir de 1924, avec Les Extraordinaires Aventures de M. West au pays des bolcheviks de Koulechov, satire dans le rythme américain qu'il affectionne, interprétée par son « atelier » : Alexandra Khokhlova, Boris Barnet, Vsevolod Poudovkine, Vladimir Fogel, Leonid Obolensky. Dziga Vertov passe à des projets de plus grande ampleur avec la Kino-Pravda sur Lénine, suivie du long-métrage Kino-Glaz (1924). L'année suivante, Koulechov tente, avec Le Rayon de la mort, de retrouver le charme du serial à l'occidentale en le détournant dans un sens révolutionnaire. Un mois plus tard, c'est la sortie de La Grève et l'apparition d'un cinéma révolutionnaire, d'un « art de gauche » à tous les sens du mot.

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine - crédits : General Photographic Agency/ Hulton Archive/ Getty Images

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine

Le deuxième film d'Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine (1925), a un immense impact dans le monde entier, et entraîne à sa suite les films soviétiques perçus comme un tout : les surréalistes se convertissent à la révolution avec le film d'Eisenstein, les Allemands créent un néologisme, le Russenfilm. Ce triomphe confirme la place dominante des avant-gardistes dans le cinéma, la culture et la propagande. Leur succès en U.R.S.S. même vient presque par contrecoup. En effet, depuis que la production et l'exploitation privées ou semi-privées ont été partiellement rétablies avec la N.E.P. (Nouvelle politique économique), les spectateurs se précipitent pour voir les films allemands et américains, ou leurs nombreuses imitations. Ils sont avides de stars, font un triomphe à Douglas Fairbanks et à Mary Pickford lors de leur venue à Moscou. Le plus grand succès de 1926 n'est pas Potemkine, mais un film fantastique, La Noce de l'ours de K. Eggert, tiré du Lokis de Mérimée. Il est produit par le Mejrabpom-Rouss, fusion du vieux studio privé Rouss et du Secours ouvrier international. Ce studio, sous la direction d'un vrai producteur, Aleinikov, est responsable des films « grand public » de Protazanov, comme Aélita (1924), qui confronte la réalité de la N.E.P. et la science-fiction, ou Le Tailleur de Torjok (1925). Grâce à eux, ou encore à La Vendeuse de cigarettes du Mosselprom (1924) et du Maître de poste (1925) de Jéliaboujsky, Mejrabpom pourra accorder d'importants moyens à de jeunes réalisateurs, au premier chef Poudovkine et Barnet, qui réalisent là certains de leurs chefs-d'œuvre à la fin du muet : La Mère (1926), La Fin de Saint-Pétersbourg (1927), Tempête sur l'Asie (1929) pour le premier, La Jeune Fille au carton à chapeaux (1927), La Maison de la place Troubnaïa (1928), Le Dégel (1931) pour le second.

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1927 est l'année des avant-gardes. Après Koulechov et Eisenstein, Poudovkine, Barnet, la Feks, Abram Room font leurs vrais débuts, le premier avec une adaptation militante de La Mère, dont la direction d'acteurs est influencée par Stanislavski. Barnet coréalise avec Fédor Ozep et interprète un Miss Mend qui réussit la transposition dans le cadre soviétique du style et du rythme américains. Après avoir publié un recueil d'essais, Poetika Kino, les principaux écrivains du « groupe formaliste » rédigent des scénarios : Victor Chklovski, le plus productif, pour Abram Room (La Baie de la mort, Le Traître) et Koulechov (Selon la loi, d'après Jack London), en attendant Barnet, bientôt Ossip Brik pour Poudovkine. Iouri Tynianov surtout, dans ses deux collaborations avec la Feks, contribue à définir le style du groupe avec Le Manteau (1926), tiré de la nouvelle de Gogol, et S.V.D. (1927), sur la révolte des « décembristes », la période de prédilection de ses écrits et de ses romans.

Du communisme de guerre, les jeunes cinéastes gardent le goût pour les proclamations et le vocabulaire martial. Au Ciné-Œil et à l'« œil armé » de Dziga Vertov répond le « ciné-poing » d'Eisenstein, « pour fendre les crânes, y pénétrer jusqu'à la victoire finale ». Les cinéastes se sentent libres comme ils ne le seront plus jamais. Quelle que soit l'opposition des responsables de studio, les discussions avec des critiques qui s'acharnent contre eux, tous font les films de leurs rêves révolutionnaires : Koulechov avec Dura Lex (1926) et Le Grand Consolateur (1933), tous deux d'inspiration américaine, ou La Journaliste (1927), qui, à l'inverse, s'implante dans la réalité contemporaine. Dziga Vertov, renvoyé de Moscou en Ukraine, avec l'entreprise la plus utopique de son temps, L'Homme à la caméra (1929), film « sans scénario, sans intertitre, sans intrigue », au centre duquel se trouve le cinéma lui même, transformateur de la réalité. Grigori Kozinysev et Leonid Trauberg, les réalisateurs de la Feks, cette fois leurs propres scénaristes, portent leur travail à un niveau de perfection rarement égalé : un cinéma de montage et de visionnaire à la fois, une direction d'acteurs comme travail d'ensemble et individuel, qui triomphe dans La Nouvelle Babylone (1929), évocation de la Commune de Paris, où ils inventent le contrepoint audiovisuel : la partition du tout jeune Dimitri Chostakovitch est conçue comme une composante indispensable de la dramaturgie. Eisenstein, après Potemkine, développe la notion d'un « montage intellectuel » capable de matérialiser à l'écran les concepts du Capital ou la narration de l'Ulysse de Joyce, et les met en pratique en 1928 dans les films qui lui sont commandés, l'un pour commémorer la révolution, Octobre (1928), l'autre pour promouvoir la politique de collectivisation agricole, La Ligne générale (1929). Lef (devenu Novy Lef) s'oppose à la canonisation de Lénine que représente à ses yeux son incarnation par un acteur (serait-il non-professionnel) dans Octobre. De même qu'en littérature le groupe préconise une « fiction documentaire », au cinéma il fait l'éloge d'Esther Choub, première réalisatrice à aborder l'histoire par le montage de documents (La Chute de la dynastie Romanov, 1927 ; Aujourd'hui, 1930).

Richesse du muet

De grands auteurs de films sont apparus en quelques années. L'examen de leur travail ne doit pas faire oublier la richesse générale de la création cinématographique. De nombreux réalisateurs, scénaristes, opérateurs donnent leur pleine mesure ou apparaissent le temps d'un film ou deux. La fin des années 1920 voit une concentration exceptionnelle de films qui justifient largement la réputation du cinéma soviétique, depuis les cinéastes « académiques » (au premier plan, toujours, Protazanov avec L'Aigle blanc, 1928, interprété par Meyerhold lui-même) jusqu'à des talents plus éphémères. En dehors du genre révolutionnaire, le mieux connu à l'étranger, de nombreux films présentent un regard attentif sur la société contemporaine, sans éviter la déréliction et le banditisme, habituellement dissimulés par la propagande. Après la révolution, la N.E.P. est perçue comme une redécouverte des sentiments humains. Le premier long-métrage de la Feks, La Roue du diable (ou Le Marin de l'Aurore) aborde cette thématique dès 1926. Le film le plus connu de cette tendance est Trois dans un sous-sol (1927), d'Abram Room, écrit par Victor Chklovski, très remarqué à l'étranger pour sa tentative de définir une morale socialiste dans les rapports intimes. Mais les films de Barnet (La Fille au carton à chapeau, La Maison de la place Troubnaïa), de Frelikh (La Prostituée), d'Ermler (Katka, pomme de reinette, 1926 ; Le Cordonnier de Paris, 1928) composent un corpus tout aussi riche et trop peu interrogé. La déchirure que signifie le règlement de comptes avec le passé est exprimée de manière militante dans Le Village du péché (1927) d'Olga Préobrajenskaïa, film de et sur des femmes, ou bien sentimentale dans Le Quarante et Unième de Protazanov (1928). Friedrich Ermler, juif, membre de la Tchéka (la police politique) pendant la guerre civile, passionné de psychanalyse, concentre dans son troisième film, Un débris de l'Empire (1929), toutes les contradictions qui traversent son œuvre. Il y sera toujours question de la vie nouvelle, mais à travers la guerre et des expériences passées, à travers le filtre de la mémoire.

Dans les républiques

<it>La Terre</it>, A. Dovjenko - crédits : Vufku-Kino-Ukrain/Amkino/ The Kobal Collection/ Aurimages

La Terre, A. Dovjenko

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La dernière grande révélation des années 1920 est Alexandre Dovjenko. Ukrainien, il tire de son expérience personnelle de la révolution et de la guerre civile des œuvres chaotiques et lyriques, des métaphores poétiques comme Zvenigora (1929), qui fait s'exclamer Eisenstein : « Sainte mère ! Qu'est-ce qu'on n'y voit pas ! » Après Arsenal (1929), son chef-d'œuvre est La Terre (1930). Dovjenko assimile la révolution à la terre natale, au cycle naturel de la vie : le film s'ouvre sur la mort d'un vieillard au milieu des pommes. Il justifie du coup la collectivisation et la lutte à mort contre les koulaks. Jusqu'au bout, même déçu et meurtri, Dovjenko restera fidèle à cette utopie. Au demeurant, il n'est pas le seul représentant du cinéma ukrainien. Deux jours de Stabovoi (1926), Cocher de nuit de Tassine (1928), Un visage familier (ou L'Espion), de Chpikovski (1929), témoignent des possibilités du cinéma ukrainien à la fin des années 1920.

En effet, l'U.R.S.S. a été fondée comme un État multinational. Mais les diverses républiques conservent leur langue, leur tradition culturelle et ont leur propre production cinématographique, parfois leurs vedettes et leurs genres, antérieurs à la révolution ou à l'intégration dans l'État soviétique. Les romans ou les scénarios d'Isaac Babel sont filmés à Odessa. Une production autonome de films à thématique juive existe pendant tout le muet. Le plus remarquable est Bonheur juif d'Alexis Granowski (1926), interprété par le grand Solomon Mikhoels dans un rôle chaplinien. Dans les studios de Biélorussie, Iouri Taritch réalise un film sur Ivan le Terrible écrit par Chklovski, Les Ailes du serf (1927), Mark Donskoï fait des débuts prometteurs (Dans la grande ville, 1927). En Arménie, Amo Bek-Nazarov réalise Namous (1926). La Géorgie, dont le cinéma est antérieur à son intégration forcée dans l'U.R.S.S., a une vedette, Nato Vatchnadze, et des pionniers du cinéma poétique influencés par le groupe Lef et le dramaturge Serguei Tretiakov : Nicolaï Chenguelaia (Elisso, 1929), Mikhaïl Kalatozichvili, plus tard Kalatozov (Le Sel de Svanétie, 1930). Ma Grand-Mère (1929), de Kota Mikaberidze, une des satires les plus virulentes de la bureaucratie, sera interdit pendant trente ans. Un jeune sculpteur d'avant-garde, Mikhaïl Tchiaoureli, manifeste son talent avec Saba (1929), dénonciation de l'alcoolisme, et Khabarda (Hors du chemin !, 1931), qui martèle sur un ton de comédie la nécessité de se débarrasser du passé. Le film est encore réalisé dans le langage de l'avant-garde ; dans le même temps, il règle le compte de celle-ci en se moquant méchamment des conflits qui opposent ses diverses tendances, assimilées de manière menaçante à « la partie conservatrice de l'intelligentsia qui idéalise le passé ». Son propos est, peut-être inconsciemment, prophétique. Effectivement, Tchiaoureli va devenir le suprême cinéaste officiel de Staline, tandis que les artistes « de gauche », qui étaient les premiers à réclamer l'intervention de l'État socialiste en matière de culture et d'art, en seront les premières victimes lorsqu'il sera répondu à leur requête.

Transition

Les dirigeants soviétiques prennent conscience de l'universalité du cinéma sonore : la décision de reconvertir l'industrie est politique avant d'être commerciale, comme toujours dans le cinéma soviétique. Staline l'explique à Eisenstein et à Alexandrov au moment de les envoyer à l'étranger : « Le monde entier regarde attentivement les films soviétiques et tout le monde les comprend. Vous n'imaginez pas, vous, cinéastes, quel travail responsable est entre vos mains. Portez une attention sérieuse à chaque acte, à chaque parole de vos héros. Souvenez-vous que votre travail sera jugé par des millions de gens. Quand nos héros découvriront la parole, la force d'influence des films augmentera énormément. » De ce discours ne subsistera dans les faits que l'idée d'une exemplarité sans faille, celle de monocordes « héros positifs ».

Le temps du Ier plan quinquennal (1929-1934), qui coïncide avec le passage au sonore, est aussi un moment difficile pour la culture : la mort de Lounatcharski peu après son limogeage, l'absence d'Eisenstein, le suicide de Maïakovski correspondent à un premier coup d'arrêt donné aux avant-gardes, au cinéma comme ailleurs. Le premier film parlant soviétique est Le Chemin de la vie de Nikolai Ekk (1931), produit par Mejrabpom. La conversion au sonore est plus longue que dans les autres grands pays producteurs, mais lorsqu'elle sera accomplie, la production se fera avec matériel et pellicule soviétiques : un des premiers exemples en est Boule de suif de Mikhaïl Romm (1935), qui est aussi le dernier film muet. Une deuxième génération de cinéastes est apparue. Serge Youtkévitch, cofondateur de la Feks, décorateur, homme à la culture cosmopolite, réalise le muet Dentelles (1928), puis Montagnes d'or (1931), où Chostakovitch développe le contrepoint sonore, tenté au muet avec La Nouvelle Babylone et revendiqué dans un célèbre manifeste, très réservé à l'égard du parlant, qui rassemble Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov. Iouli Raïzman, assistant de Protazanov au Mejrabpom, réalise La terre a soif (1931). Tous, de même qu'Ermler, Donskoï..., restent marqués par le cinéma d'avant-garde (ils disent « de gauche »), encore illustré par un tardif muet, Les Vingt-Six Commissaires de Nicolaï Chenguelaia (1932).

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En 1931-1932, Dziga Vertov, avec Enthousiasme, Kozintsev et Trauberg, avec Seule, Poudovkine, avec Le Déserteur, Esther Choub, avec Komsomol chef de l'électricité, tentent d'emblée d'aller au bout des possibilités du sonore. En même temps, les novateurs reviennent vers des notions jusqu'alors violemment rejetées : les personnages individualisés, la narration linéaire. Le besoin d'un contact avec le public, qu'ils sentaient perdu à la fin des années 1920, est sans doute un de leurs motifs. Malgré leurs certitudes, les membres de la Feks ont vivement ressenti les reproches d'élitisme faits à La Nouvelle Babylone. Le groupe se dissout, même si la collaboration entre Kozintsev et Trauberg se poursuit. Vertov écrit à propos de son film sur Lénine : « J'ai réussi dans une large mesure à rendre Trois chants sur Lénine accessible, compréhensible à des millions de spectateurs. Mais ce ne fut pas au prix du renoncement au langage cinématographique. Pas en sacrifiant des chemins auparavant découverts. » Il ne précise pas qu'après une version muette, une première version sonore a été rejetée, en partie parce que Staline n'y était pas assez mis en évidence. Entre un besoin réel d'inventer des formes inédites et la présence de plus en plus forte du contrôle politique, les cinéastes parcourent un chemin étrange, traversé de contradictions.

Les années 1932-1934 voient ainsi l'apparition de films aussi opposés que Contre-plan (de F. Ermler et S. Youtkévitch), précurseur du réalisme socialiste, et les très personnels Le Grand Consolateur de Koulechov, réflexion moderniste sur le récit, ou Okraïna de B. Barnet, récit de guerre et d'amour. Alexandre Medvedkine sillonne le pays avec un « ciné-train » qui traque la vie et les problèmes pour en discuter avec ceux qu'il filme : une dernière tentative pour faire vivre l'idée originale du communisme, et pour imaginer un art participant étroitement à la révolution. Son Bonheur (1934) donne la parole au paysan russe dans une fable magique mais fermement implantée dans la réalité contradictoire du désir de changement et de la terreur. Le metteur en scène de théâtre allemand Erwin Piscator tourne son seul film, La Révolte des pêcheurs. Sans encore renoncer à leur langage propre, Kozintsev et Trauberg entament une trilogie consacrée à un héros révolutionnaire, La Jeunesse de Maxime.

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Eisenstein - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis/ Getty Images

Eisenstein

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine - crédits : General Photographic Agency/ Hulton Archive/ Getty Images

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine

<it>La Terre</it>, A.&nbsp;Dovjenko - crédits : Vufku-Kino-Ukrain/Amkino/ The Kobal Collection/ Aurimages

La Terre, A. Dovjenko

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