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ARON RAYMOND (1905-1983)

L'homme et la stratégie : Marx ou Clausewitz

Il y a aussi une nécessité dans l'évolution d'une œuvre. En 1970, Raymond Aron prononce sa leçon inaugurale au Collège de France, De la condition historique du sociologue et c'est presque un adieu à la sociologie. En revanche, il va publier un ouvrage de pure histoire, République impériale, les États-Unis dans le monde, 1945-1972 (Paris, 1972), où il introduit dans la pensée française le concept anglo-saxon d'île-continent et où, dans une deuxième partie désabusée, il médite sur l'irrationalité de conflits que les présidents successifs ne savent ni conduire ni finir. Désabusé aussi, Histoire et dialectique de la violence (Paris, 1972), où, contre un réductionnisme agressif, il énonce cette vérité méconnue que, là où il n'y a pas d'hostilités, il y a la paix.

Tout cela conduisait Raymond Aron à écrire Penser la guerre, Clausewitz (Paris, 2 vol., 1976). Lui-même s'est étonné de n'avoir pas produit plutôt un Marx. Il avait longuement médité sur Marx et il en avait dénoncé les contrefaçons dans un essai brillant, D'une sainte famille à l'autre. Essais sur les marxismes imaginaires (Paris, 1969). Mais le problème de Marx n'était pas le sien. Au contraire, un militaire capable de ne pas s'enfermer dans les questions étroites de stratégie et de tactique et toujours intéressé par l'expérience humaine tout entière devait le retenir. Le premier chapitre qui dresse le portrait de Clausewitz est un modèle d'idiologie. La première partie présente un Clausewitz très différent de celui de Liddell Hart, moins obnubilé qu'on ne croit par la montée aux extrêmes ou par la bataille d'anéantissement, sans doute fasciné par le génie napoléonien, mais en même temps sensible aux freins politiques qui permettent des guerres limitées. La deuxième partie transpose les idées de Clausewitz dans notre époque : il y a des pages savoureuses sur la substitution, opérée par la Première Guerre mondiale, de l'épuisement à l'anéantissement. Une préoccupation majeure est d'empêcher l'inversion de la formule : « La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens » en « La paix est la continuation de la guerre par d'autres moyens », principe dangereux qui justifierait la subversion et le terrorisme.

C'est que, fondamentalement, Raymond Aron est un moraliste. On s'en apercevra de plus en plus clairement dans les livres où, après Plaidoyer pour l'Europe décadente (Paris, 1977), il réfléchira sur sa vie et sur son travail : Le Spectateur engagé (Paris, 1981) et les Mémoires (Paris, 1983). Il admire, assurément, Thucydide, Machiavel, Clausewitz, Marx, mais ce sont des auteurs dangereux. Il est resté le kantien et l'élève de Brunschvicg. De la même manière, il a ajouté à la connaissance un modèle en deuxième personne, mais sans retirer le je pense, ni la relation sujet-objet. Il s'ensuit une ambiguïté générale, bien au-delà de la boutade du général de Gaulle (qui, dit-on, ne l'aimait guère) : « Raymond Aron, professeur au Figaro et journaliste au Collège de France. »

Raymond Aron est le Montaigne du xxe siècle : dans un temps de fanatisme, il a défendu la tolérance et l'esprit de liberté. Mais, tandis que Montaigne dissimulait son engagement politique sous un scepticisme teinté de stoïcisme, Raymond Aron dissimulait son intention philosophique sous l'analyse politique et sociologique. De là des relations en porte à faux avec ses contemporains, soit dans la courtoisie et l'admiration – le père Fessard reste à distance dans son interprétation –, soit dans la polémique où on le contraint – quelle sorte de fascination a pu exercer sur lui son « petit camarade » Sartre ? –, soit dans les jugements souvent incertains et plus encore mal situés.[...]

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Pour citer cet article

Bernard GUILLEMAIN. ARON RAYMOND (1905-1983) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BAECHLER JEAN (1937-2022)

    • Écrit par Alexandre ESCUDIER
    • 1 184 mots
    En 1975, sous la direction de Raymond Aron, Jean Baechler soutient une thèse de doctorat, Les Suicides, dont on peut dire qu’elle fera date. À partir d’une conception « stratégique » de l’action dont il ne se départira plus, il dégage douze sens typiques du suicide, en forme d’histoire...
  • CAPITALISME - Sociologie

    • Écrit par Michel LALLEMENT
    • 3 521 mots
    • 2 médias
    ...résonance avec un débat récurrent au long du xxe siècle : faut-il choisir la voie socialiste ou celle du capitalisme ? Au milieu des années 1950, Raymond Aron prend de la distance avec cette opposition polémique. Après tout, par-delà leurs différences, ces deux systèmes possèdent de nombreux traits...
  • CLASSES SOCIALES - La théorie de la lutte de classes

    • Écrit par André AKOUN
    • 8 287 mots
    C'est ce que montre Raymond Aron, qui conclut : « Le marxisme est une interprétation de la société d'ancien régime à la lumière de la société moderne et de la société moderne à la lumière de la société d'ancien régime. »
  • COMPRÉHENSION (sociologie)

    • Écrit par Isabelle KALINOWSKI
    • 903 mots

    C’est au sein des sciences humaines allemandes de la seconde moitié du xixe siècle que la notion de compréhension a été formulée pour la première fois par l’historien Johann Gustav Droysen puis par le philosophe Wilhelm Dilthey. Elle est d’emblée définie en référence à un dualisme des...

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Voir aussi