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ARON RAYMOND (1905-1983)

Dignité du récit

La thèse était tout à fait paradoxale. D'une part, Raymond Aron ne rejetait pas expressément le modèle épistémique établi sur la relation d'un sujet à un objet : il fut l'un des premiers Français à en connaître la forme exaspérée, la phénoménologie, et il l'a indiquée à Sartre. Aussi n'écarte-t-il pas le concept d'objectivité : il se contente d'en limiter la portée. Mais, d'autre part, chacun se définissant par ses interactions avec tous les autres, il ne saurait y avoir de sujet privilégié, de « je » transcendantal. Aussi Raymond Aron échappe-t-il au mirage de la noèse. Quant au sujet concret, il se trouve à distance de soi comme à distance des autres, et pour les mêmes raisons. De là une difficulté nouvelle : comprendre les motivations et les intentions des acteurs est exigible de l'historien, qui ne peut pas écarter leur témoignage (les mémoires de Churchill, par exemple, appartiennent au domaine de l'interaction) mais doit le recevoir comme un élément d'information, susceptible de critique et d'évaluation. L'autre, qui est en question, n'a pas le caractère d'un sujet absolu, il se définit par ce qu'il dit et surtout par ce qu'il fait, mais seulement dans la perspective d'un historien dont la subjectivité consiste moins à pouvoir dire je qu'à se situer comme l'autre d'autrui.

Il est impossible de volatiliser le devenir historique : c'est en lui que le récit se constitue. Mais, immédiatement, l'histoire se propose comme un ensemble de documents, de monuments, de déclarations, interprétés dans un récit. L'homme et ses œuvres sont relégués dans un lointain inaccessible et l'immédiateté n'appartient qu'au médium, au récit et aux considérations qui l'animent et lui confèrent un sens.

Le problème est philosophique : qu'entend-on en parlant d'autrui ? La solution, dans la ligne de la critique brunschvicgienne ou du désenchantement wébérien, dérive d'un agnosticisme radical ; elle se trouve dans l'étude des interactions, c'est-à-dire dans l'histoire réfléchissante. De là l'intérêt sans relâche accordé aux penseurs qui ont su éclairer un récit au moyen d'idées générales. Un « pur philosophe » (si ce terme a un sens) n'aurait pas songé à écrire : « Thucydide et le récit historique » (aujourd'hui in Dimensions de la conscience historique). Il aurait peut-être hésité à faire montre d'intérêt admiratif pour Machiavel. À vrai dire, le « Thucydide » a été peu commenté. Et les remarques, préfaces, conférences sur Machiavel ont été mises au compte de l'observateur politique.

Encore un contre-sens ! Car l'observateur politique – très en vue – n'est lui aussi qu'un avatar du philosophe. Le programme de l'enquête n'a jamais varié depuis la promenade sur les bords du Rhin : « ... c'était la condition historique du citoyen ou de l'homme lui-même. Comment, Français, juif, situé à un moment du devenir, puis-je connaître l'ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment puis-je saisir l'ensemble autrement que d'un point de vue, un entre d'autres innombrables ? » De là une double investigation : l'une est celle du problème « quasi kantien » qui s'énonce : comment la connaissance historique est-elle possible ? L'autre est celle des relations concrètes entre les personnes ; elle conduit aux ensembles institutionnels et se subdivise entre sociologie et science politique. Ces distinctions, utiles pour l'analyse, doivent être relativisées. L'introduction de Écrits politiques (1972), « Science et conscience de la société » portent sur la sociologie ; la première partie, « Idées », s'enferme[...]

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Pour citer cet article

Bernard GUILLEMAIN. ARON RAYMOND (1905-1983) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BAECHLER JEAN (1937-2022)

    • Écrit par Alexandre ESCUDIER
    • 1 184 mots
    En 1975, sous la direction de Raymond Aron, Jean Baechler soutient une thèse de doctorat, Les Suicides, dont on peut dire qu’elle fera date. À partir d’une conception « stratégique » de l’action dont il ne se départira plus, il dégage douze sens typiques du suicide, en forme d’histoire...
  • CAPITALISME - Sociologie

    • Écrit par Michel LALLEMENT
    • 3 521 mots
    • 2 médias
    ...résonance avec un débat récurrent au long du xxe siècle : faut-il choisir la voie socialiste ou celle du capitalisme ? Au milieu des années 1950, Raymond Aron prend de la distance avec cette opposition polémique. Après tout, par-delà leurs différences, ces deux systèmes possèdent de nombreux traits...
  • CLASSES SOCIALES - La théorie de la lutte de classes

    • Écrit par André AKOUN
    • 8 287 mots
    C'est ce que montre Raymond Aron, qui conclut : « Le marxisme est une interprétation de la société d'ancien régime à la lumière de la société moderne et de la société moderne à la lumière de la société d'ancien régime. »
  • COMPRÉHENSION (sociologie)

    • Écrit par Isabelle KALINOWSKI
    • 903 mots

    C’est au sein des sciences humaines allemandes de la seconde moitié du xixe siècle que la notion de compréhension a été formulée pour la première fois par l’historien Johann Gustav Droysen puis par le philosophe Wilhelm Dilthey. Elle est d’emblée définie en référence à un dualisme des...

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Voir aussi