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PROPAGANDE

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Naissance et transformation des « relations publiques »

L'institutionnalisation d'une propagande par des « particuliers » qui n'ont pas pour finalité exclusive l'appropriation des ressources et des pouvoirs d'État est d'abord un phénomène propre aux États-Unis. Il apparaît au début du xxe siècle, avant d'être mis en circulation dans l'ensemble des pays valorisant les principes d'une démocratie constitutionnelle et d'une économie marchande. L'industrie des relations publiques, ce que les Américains qualifient de spin, peut être présentée comme un ensemble de pratiques destinées à la manipulation des nouvelles, des médias, de l'opinion, et plus concrètement d'activités dédiées à la diffusion rationalisée, à une grande échelle, d'une définition partisane des faits. On attribue généralement la naissance de cette industrie aux innovations propagandistes nées de la Première Guerre mondiale et à l'expansion d'entreprises en relations publiques à partir du début du xxe siècle.

Les premiers des « spin doctors »

Même s'il est toujours hasardeux de rechercher dans une date précise un commencement irréfutable, les spécialistes de l'histoire du spin, que l'on pourrait traduire en français par l'idée de manipulation, font coïncider la naissance des relations publiques avec la création d'un cabinet de conseil en image par Ivy Ledbetter Lee (1877-1934) à New York en 1906. C'est notamment cet entrepreneur de morale qui va s'employer avec succès à transformer l'image publique de John D. Rockefeller dont la réputation faisait obstacle à ses activités économiques – il avait notamment, lors de l'épisode connu sous le nom de massacre de Ludlow, fait tirer sur des grévistes à l'occasion d'un conflit social. Comme le montre l'exemple singulier de la campagne publique en faveur de Rockefeller, l'activité d'Ivy Lee a contribué, à côté d'autres entreprises du même type, à fixer un cadre aux relations publiques. Il a notamment conceptualisé le travail de relations publiques autour de plusieurs priorités : la mise en place d'une stratégie de confiance fondée sur une rhétorique de la transparence, la prise en compte du facteur humain dans un contexte tayloriste (notamment à travers des fondations philanthropiques), l'importance donnée aux médias dans la confection d'une image appropriée des acteurs publics, la propension à valoriser des informations destinées à circuler et à produire des effets sur les représentations et les actions d'un public cible. D'autres fondateurs et théoriciens ont accompagné ce travail de définition des relations publiques. On doit retenir parmi eux le nom d'Edward Bernays (1891-1995), considéré comme l'un des plus importants promoteurs du spin. Il s'est fait connaître comme un spécialiste de l'entreprise, réputé dans des domaines aussi variés que ceux de la recherche médicale, des industries spécialisées dans le tabac, l'alimentation, l'énergie, ou encore celui du spectacle en participant à la promotion aux États-Unis des Ballets russes, du danseur Nijinsky, ou du ténor Enrico Caruso. Après l'ouverture d'un bureau de conseil en relations publiques en 1920 à New York, Edward Bernays va conceptualiser le travail de propagande moderne en tirant parti de ses différentes missions auprès des firmes privées et des organisations publiques. Son ouvrage le plus connu, Propaganda, paru aux États-Unis en 1928, peut être présenté comme une tentative d'annexion des savoirs savants sur l'opinion au travail du conseiller en relations publiques. Bernays mobilise à cet effet quelques données psychanalytiques et psychologiques (des références à Freud, qui était aussi son oncle, et à la psychologie des foules) mais surtout les développements américains de la science naissante de l'opinion, en particulier les travaux du journaliste et philosophe Walter Lippmann, Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925). Si Bernays trouve un intérêt dans cette nouvelle science, c'est sans doute parce qu'elle formule d'une manière inédite la nécessité de maîtriser l'opinion en démocratie. Cette nécessité procède d'un constat – la présence d'un vaste ensemble inarticulé d'opinions de consommateurs ou de citoyens – et d'une méthode à adopter : l'interposition de spécialistes de la rationalisation entre le public d'un côté et le gouvernement ou le monde marchand de l'autre. C'est encore à partir de ces différentes interprétations de l'opinion publique qu'Edward Bernays définit les attentes et les attendus de la nouvelle propagande : « Si l'on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, demande Bernays, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu'elles s'en rendent compte ? »

L'institution politique des « relations publiques »

Il serait faux de croire que le rôle de conseiller en relations publiques est sans rapport avec l'activité politique et qu'il se limite à une psychanalyse vulgarisée au service de corporations en détresse. Son émergence coïncide en effet avec des transformations politiques majeures liées à la consolidation d'une définition orientée de la démocratie. Les spécialistes de relations publiques engagés auprès des groupements politiques américains ont régulièrement participé au travail de fabrication de l'opinion, comme le montre l'exemple de la Commission on Public Information (C.P.I.), mise en place par le président Thomas Woodrow Wilson en 1917 pour construire un consensus public sur l'entrée en guerre des États-Unis. Cette commission est présentée à juste titre comme l'un des principaux laboratoires de la propagande moderne. L'organisation était composée d'une section Étranger (Foreign Section) coordonnant des bureaux dans une trentaine de pays, et d'une section National (Domestic Section), qui émettront des communiqués de presse, des brochures, des films, des documents sonores, et des posters dont le célèbre I want you for US Army proféré par Uncle Sam. C'est cette commission qui invente les Four minute men : des personnalités chargées de diffuser dans des lieux publics la vision officielle du gouvernement sur la guerre. Cette nouvelle ingénierie sociale, qui a persisté après la guerre, s'est progressivement constituée sous la forme d'une offre de propagande ajustée aux besoins et aux demandes des firmes et des pouvoirs politiques. Cette circulation de l'expertise propagandiste entre l'univers politique et le champ économique est facilitée par une conception relativement homogène du public. Aux États-Unis, l'impératif d'une socialisation, voire d'une domestication de l'opinion, apparaît essentiel pour des groupes élitaires dont les intérêts sont remis en question aussi bien dans les milieux d'affaires qu'en politique. C'est notamment la révélation, durant le premier tiers du xxe siècle, de scandales politiques et de fraudes financières par les muckrackers, des journalistes spécialisés dans la divulgation des pratiques de corruption, qui a incité les différentes élites du pouvoir à rationaliser leurs activités et leurs moyens d'action. On assiste ainsi à l'émergence conjointe de pratiques et de dispositifs interdépendants : des « machines politiques » reposant sur une collusion entre la politique et le marché et destinées à fidéliser localement des électorats, des « conseillers en relations publiques » engagés auprès des firmes et des entreprises politiques, enfin des savoirs savants sur l'opinion en démocratie qui articulent les peurs et les attentes sociales de ces élites à la définition d'un bon mode de gouvernement. L'ensemble de ces activités coordonnées tendent à mettre en forme une réponse appropriée à une question qui est en partie toujours actuelle, celle de la domestication, du « gouvernement invisible » de la multitude.

La consolidation et l'extension du rôle de conseiller en relations publiques sont d'abord un effet de la grande crise de 1929 qui a entraîné, après la déstabilisation des fondements de l'économie marchande liée au New Deal, un travail de promotion de la « transparence » des firmes. Les cabinets de relations publiques ont largement profité de cette opportunité de développement professionnel en réhabilitant le big business des firmes et en participant au sein des petites et moyennes entreprises à la valorisation de nouveaux principes de publicité locale. Bien que des techniques de communication analogues aient existé en Europe dès les années 1910, l'internationalisation du rôle de conseiller en relations publiques doit être mise en relation avec les retombées du plan Marshall qui ont, avec d'autres transformations de la vie économique, participé à la naturalisation en Europe des techniques de propagande et de management américaines.

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En France, les relations publiques sont d'abord utilisées au sein des compagnies pétrolières (Esso, Shell) puis dans les grandes entreprises. C'est dans les années 1950 qu'émergent les premières agences de conseil en relations publiques (Relations de Henri Pineau et Géo-Charles Véran, l'Office français des relations publiques de Georges Serrel, le Bureau international des relations publiques de Pierre Jégu), avant que cette activité ne s'institutionnalise sous des formes différentes (création d'un ministère des Relations publiques dès 1969, multiplication d'institutions spécialisées dans le conseil comme le Syndicat national des attachés de presse et des conseillers en relations publiques, l'Association française des relations publiques, Syntec Relations publiques). Cette institutionnalisation progressive concourt à la transformation des mœurs politiques et économiques, comme on le voit avec l'avènement d'une presse d'entreprise et des pratiques de mécénat ou de parrainage, la généralisation de nouvelles stratégies de promotion culturelle et industrielle (la création d'événements comme les festivals et les expositions), des activités modernisées de publicité et de lobbying, le recours désormais routinier aux services de communicants spécialisés dans le marketing politique.

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Écrit par

  • : chargé de cours en sociologie à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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Médias

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